Introduction
On admet généralement depuis Gilles Deleuze et François Heidsieck que plusieurs cercles coexisteraient dans la mémoire pure chez Henri Bergson et que le plus large de ces cercles serait aussi le plus détendu. Le premier objectif de ce travail est de montrer qu'au contraire la mémoire pure ne contient qu'un seul cercle susceptible d’être plus ou moins large et que sa largeur maximale est obtenue lorsque la mémoire pure est la moins détendue. Le second et principal objectif est de profiter de cette relecture partielle mais minutieuse du fonctionnement de la reconnaissance dans Matière et mémoire pour montrer que Bergson géométrise toute réalité. Toute durée devient un plan de conscience et cela transforme profondément la façon dont Bergson pense la durée des faits de conscience et plus généralement de toute chose.
1. La différence entre la tension et la contraction, la dilatation et la détente
Dans le quatrième chapitre de Matière et mémoire, Bergson suppose à la suite d'Exner (Reference Exner1894) qu'il faudrait intercaler au moins un intervalle de 2 millièmes de seconde entre deux vibrations de lumière rouge pour pouvoir les percevoir. Deux vibrations séparées par un intervalle inférieur formeraient, en effet, dans notre conscience, une qualité globale dans laquelle ces deux vibrations se confondraient. Elles ne se présenteraient plus à notre conscience sous la forme de deux vibrations. Il n'existerait, pour notre conscience, qu'une seule et unique vibration. Comme la lumière rouge accomplit 400 trillions de vibrations par seconde, « [u]n calcul fort simple » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 231) conduit donc à la conclusion selon laquelle 25 000 ans seraient nécessaires pour assister au défilé de 400 trillions de vibrations.
On pourrait être surpris que Bergson réalise de tels calculs. Ne considère-t-il pas que tout calcul est une abstraction mathématique et que la réalité n'est pas de nature mathématique ? Il existe en vérité chez Bergson deux sens du mot « nombre », deux sens du mot « calcul » (Miravete, Reference Miravete and Worms2012, p. 401-418). Dans le premier cas, les unités sont parfaitement identiques. Elles ne peuvent donc occuper en même temps un même lieu — sinon, il deviendrait impossible de les différencier. Elles sont pour cette raison dites « impénétrables » (Bergson, 1889/Reference Bergson2013, p. 66). Dans le second cas, les unités sont semblables à des nuances d'une même couleur. Elles ne sont donc pas parfaitement identiques en apparence. Elles peuvent par voie de conséquence se fondre, par définition, au même moment dans un seul et même endroit. De telles unités peuvent ainsi s'interpénétrer, se mêler les unes aux autres. C'est pourquoi dès l’Essai leur « nombre » (compris arithmétiquement comme somme d'unités) augmente ou diminue confusément : « l'intensité pure se réduit ici […] au plus ou moins grand nombre d’états simples qui pénètrent l’émotion fondamentale. » (Bergson, 1889/Reference Bergson2013, p. 6). Telle est la différence essentielle entre les unités en durée et les unités spatiales, entre la durée-nombre et les nombres ordinaires ou mathématique, entre les calculs bergsoniens et mathématiques, entre l'arithmétique bergsonienne et mathématique. Rappelons que sur l'axe d'un graphique ou sur un boulier par exemple, les unités de mesure ne partagent jamais simultanément une même position. Elles restent en ce sens clairement distinctes. Leur augmentation ou leur diminution n'engendrent jamais leur compénétration. Une intensité plus ou moins forte (avoir plus ou moins mal, être plus ou moins joyeux, etc.) constitue une impression globale dans laquelle il est impossible de démêler clairement la moindre unité. Aussi les nombres bergsoniens semblent-ils décrire plus fidèlement le caractère confus de notre expérience sensible : ils ne clarifient pas artificiellement son apparence confuse (en attribuant à chaque unité une position distincte) et permettent d'en expliquer la formation par l'augmentation ou la diminution d'un certain nombre d'unités interpénétrées.
C'est pourquoi Bergson peut écrire dans Matière et mémoire que les 400 trillions de vibrations de lumière rouge s'interpénètrent dans notre conscience et prennent alors, dans notre expérience perceptive, l'apparence d'une lumière rouge parfaitement lisse au sein de laquelle aucune vibration n'est visible.
Dans ce nouveau cadre interprétatif de la philosophie bergsonienne (During et Miquel, Reference During and Miquel2016, p. 14-16), la durée peut tout aussi bien être calculée, qu’être une grandeur plus ou moins étendue. Un intervalle en durée diffère d'un intervalle mathématique ou spatial dans la mesure où les intervalles, dans la durée, ne sont jamais parfaitement identiques en apparence et peuvent s'interpénétrer (ils ne le font pas obligatoirement). Il existe, en ce sens, chez Bergson, une pensée en durée des longueurs temporelles (sur laquelle nous allons revenir), au même titre qu'il existe une pensée en durée du nombre et du calcul. Comme toute expérience perceptive dure un minimum de temps, nous pouvons donc dire qu'une expérience perceptive chez Bergson s'apparente à un intervalle donné de temps, c'est-à-dire à une certaine longueur de temps. Or, une qualité ne peut apparaître extérieure à une autre, à la surface de cet intervalle, que s'il existe une longueur minimale entre elles — il faut intercaler au moins un intervalle de 2 millisecondes entre deux qualités pour les percevoir séparément. Par conséquent, la quantité d’événements visibles à la surface de notre conscience est restreinte par la longueur totale de l'intervalle de perception et par la longueur minimale requise pour distinguer deux qualités quelconques. « Dans notre durée, celle que notre conscience perçoit, un intervalle donné ne peut contenir qu'un nombre limité de phénomènes conscients » (Bergson, 1889/2013, p. 231 ; nous soulignons). Si ce nombre s'accroît considérablement, alors ces phénomènes se fondent les uns dans les autres.
On trouve, par conséquent, dans la philosophie bergsonienne, une relation géométrique fondamentale entre trois termes : (1) la longueur minimale pour que deux phénomènes successifs apparaissent distinctement dans notre conscience ; (2) la longueur de l'intervalle de perception ; (3) le nombre de phénomènes conscients présents dans l'intervalle de perception. Cette relation n'est rien d'autre que la loi suivante : si la somme des longueurs minimales à intercaler entre deux phénomènes successifs est supérieure à la longueur de l'intervalle de perception, ou si l'intervalle entre des phénomènes successifs est inférieur à la longueur de l'intervalle minimal requis pour percevoir successivement et distinctement des phénomènes, alors les phénomènes s'interpénètrent et ne paraissent plus multiples. Cela ne signifie pas que ces phénomènes cessent d’être plusieurs ou d'exister. Ils ne fusionnent pas à proprement parler. Ils demeurent « virtuellement » présents comme l’écrit Deleuze (1966/Reference Deleuze1998, p. 36). Ils sont présents « sans pour autant s'y faire voir » comme l’écrit Bergson (1889/2013, p. 7) dès les premières pages de son premier ouvrage.
La longueur de chaque intervalle de perception, c'est-à-dire son « degré de tension ou de relâchement » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 232), peut varier. Il ne change pas toutefois au cours de notre existence et il est le même pour tous les êtres humains. Il ne varie pour Bergson qu'en fonction des espèces vivantes. Il existe en ce sens, comme en musique, des « rythmes différents » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 232), des pulsations diverses. Chaque moment délimite un intervalle de temps et la longueur de cet intervalle décide de la vitesse de déploiement de l'existence, au même titre que les battements réguliers d'un métronome définissent la vitesse d'exécution d'une partition. La lumière rouge, et plus généralement la matière physique, se compose de mouvements successifs très brefs. Par conséquent, lorsqu'un intervalle de perception conserve momentanément une série de mouvements matériels, il rassemble un nombre considérable de processus physiques. Bergson donne l'exemple des 400 trillions de vibrations de la lumière rouge ou encore des mille positions successives prises par un coureur (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, pp. 231 et 234). Le moindre intervalle de perception résume donc une « très longue histoire » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 233) dont les événements s'accomplissent dans la matière inerte.
Ces événements ne peuvent toutefois se rendre visibles dans notre expérience consciente, parce que la longueur des intervalles qui séparent ces moments est trop petite, ou parce que la somme totale des longueurs à intercaler entre ces événements, pour pouvoir les percevoir séparément des autres, dépasserait celle de l'intervalle de perception. C'est pourquoi Bergson écrit que la conscience « condense » ou « contracte » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 233) ces événements : elle est contrainte d'interpénétrer les événements. Les degrés de tension désignent donc chez Bergson des longueurs d'intervalle de temps plus ou moins importantes, et la contraction désigne un phénomène d'interpénétration qui se produit lorsque ces longueurs sont trop étroites pour recueillir distinctement ces événements. Plus la tension augmente par conséquent, plus les événements ont de chance de devenir visibles. En d'autres termes, plus la tension augmente, plus la condensation ou la contraction diminue. Plus la tension diminue, plus la condensation ou la contraction augmente. Telle est la différence exacte chez Bergson entre la tension et la contraction. La tension n'obéit donc pas du tout à la même logique que la contraction. Elle décontracte plus qu'elle ne contracte. Elle relâche plus qu'elle ne resserre. Plus exactement, elle ne contracte que parce qu'elle est un acte de tension insuffisant.
Dans ce quatrième chapitre s’éclaire, par conséquent, la raison pour laquelle dilatation et détente ne sont pas synonymes et constituent même des mouvements opposés. La détente, la diminution de la tension, ne peut qu'accroître, en effet, le degré de contraction. Plus un intervalle de temps se détend, plus les qualités visibles se fondent les unes dans les autres. Comment dès lors obtenir au moyen d'un acte de détente un intervalle de temps dans lequel les souvenirs conservés apparaîtraient de plus ou en plus distinctement ? C'est impossible chez Bergson. C'est pourtant ce que Deleuze et Heidsieck supposent lorsqu'ils écrivent respectivement que pour Bergson le plan de conscience le plus dilaté, situé à la base du cône, est aussi « le plus détendu » (Deleuze, 1966/1998, p. 64) ou constitue une « sorte de détente » (Heidsieck, 1957/Reference Heidsieck2011, p. 59). En vérité, le plan de conscience le plus dilaté est au contraire le moins détendu, le plus tendu. Dilatation et détente ne se recoupent donc nullement et s'orientent même dans des directions contraires. Mais qu'est-ce que le cône ?
2. La non coexistence des plans et le cône
La matière inerte possède le plus faible degré de tension. La perception conserve dans chaque moment une multiplicité d’événements matériels. Chacun de ces moments dispose d'un degré de tension supérieur à celui de la matière inerte, mais il n'est pas suffisant pour que les multiples événements ou « frissons » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 234) conservés dans un moment apparaissent distinctement. La conscience ne peut pas modifier la longueur des intervalles de perception. Ils sont en outre tous égaux. C'est pourquoi ils définissent un rythme, une pulsation : tous les intervalles de temps de la matière inerte sont égaux, tous les intervalles de perception d'une même espèce vivante sont égaux. Les rythmes diffèrent uniquement entre les espèces, ou entre les espèces et la matière physique (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 232). Pour Bergson, il n'existe qu'un rythme d’écoulement pour la matière, qu'un rythme de perception par espèce. Enfin, les moments perceptifs ne s'interpénètrent jamais. Ils restent extérieurs les uns aux autres. Ils passent : un premier moment se forme, puis disparaît pour toujours pour laisser la place au suivant. Certes, aucun vide ne sépare deux moments perceptifs. Ils sont, en ce sens, continument reliés (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 220). Il n'en demeure pas moins qu'ils ne s’interpénètrent pas, c'est-à-dire qu'ils ne partagent pas en même temps un même lieu (Montebello, Reference Montebello2003, p. 226). Il ne faut pas confondre la continuité et l'interpénétrabilité chez Bergson. Les moments successifs de la durée matérielle ou perceptive se touchent effectivement, mais comme des intervalles collés les uns aux autres et mis bout à bout. Ils ne s'emboîtent pas les uns dans les autres.
L'interpénétration ne se produit pas entre les moments matériels ou perceptifs, mais tout d'abord entre les souvenirs. La conscience crée à chaque moment de son existence une perception et son souvenir (Worms, Reference Worms1997a, p. 103 ; Deleuze, 1966/Reference Deleuze1998, p. 54). Le souvenir n'est pas produit pour Bergson après cette perception et n'est pas non plus une perception amoindrie. La perception et son souvenir sont engendrés en même temps et en parallèle. La perception ensuite disparaît. Seul le souvenir en effet est accueilli dans la « mémoire pure ». Tous les souvenirs survivent ainsi intégralement (Bergson, 1896/2012, pp. 114 et 184) et attendent de devenir utiles. Au même titre que les événements matériels rassemblés dans un acte de perception, les souvenirs sont entassés dans un intervalle de temps. Ce dernier peut néanmoins se tendre plus ou moins. Bergson imagine alors que cet intervalle de temps, que cette mémoire pure composée de tous les souvenirs, est comparable à un cercle ou à un circuit (Fig. 1).
Notons que la tension ou la dilatation de l'intervalle de temps augmente la taille du cercle sur lequel se trouvent plus ou moins confusément tous les souvenirs. Ce cercle, cette mémoire pure, peut par exemple correspondre dans la figure ci-dessus au cercle B, C ou D. Aussi les tensions successives de l'intervalle constituent-elles une série de cercles concentriques de plus en plus larges et cette série, prise dans son intégralité, prend la forme d'un cône. Bergson ne soutient pas pour autant que la mémoire pure est un cône. Elle demeure un cercle plus ou moins élargi. C'est l'ensemble des cercles possibles, des degrés de tension possibles de la mémoire pure, qui constituent un cône. Il n'existe qu'un seul cercle à la fois. Les cercles ne coexistent pas, comme le soutient Deleuze (1966/Reference Deleuze1998, p. 55-56). Un cercle disparaît au contraire dès qu'un nouveau cercle se forme. Bergson est très clair sur ce point. Les cercles sont « créés à nouveau sans cesse » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 272). « Le moi normal […] adopte tour à tour les positions représentées par les sections intermédiaires [par les cercles situés potentiellement entre le plus large et le plus étroit] » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 181 ; nous soulignons). La mémoire pure conserve certes plus ou moins distinctement tous les souvenirs dans un cercle, mais elle ne conserve jamais les cercles. Ils ne sont pour elle que des plans d'investigation momentanés, qu’ « un travail de localisation » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 191), que des moments de fouille qui ne méritent pas d’être enregistrés.
Chaque cercle, chaque moment de vie de la mémoire pure, est donc un plan de conscience à la surface duquel des souvenirs se rendent plus ou moins visibles. Chacun de ces moments est, en ce sens, un intervalle de temps plus ou moins dilaté. À la différence de l'intervalle de perception qui reste toujours le même chez n'importe quel être humain, l'intervalle de la mémoire pure peut, quant à lui, se tendre ou se détendre, se dilater ou se contracter. Mais pourquoi la mémoire pure possède-t-elle cette étrange propriété ? Pourquoi la longueur de son intervalle de temps s’étire ou se rétrécit inlassablement comme un élastique ? Pourquoi son rythme de durée peut-il varier sans cesse ?
3. La différence entre la tension cérébrale et celle de la mémoire pure : le fonctionnement de la reconnaissance
Reprenons brièvement pour le comprendre la manière dont Bergson aborde le mécanisme de la reconnaissance dans le second chapitre. Des mouvements matériels (rayonnements, vibrations de l'air, particules olfactives, etc.) émis par un élément extérieur à notre corps entrent en relation avec des organes sensoriels et se prolongent sous la forme d’ébranlements nerveux jusqu'au centre perceptif. Ce dernier active alors une réaction motrice. Cette réaction est localisée dans un centre moteur et ne se réduit pas à un ensemble d'actions à réaliser. Bergson considère qu'elle est, en effet, un schème moteur, c'est-à-dire une représentation motrice de l'objet perçu : le corps se souvient des actions qu'il peut opérer sur cet objet ; il conserve ainsi la « structure intérieure » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 122) de l'objet, c'est-à-dire la façon dont il pourrait être « décomposé et recomposé ». Tout se passe comme s'il se souvenait avec précision des contours et des parties d'un objet touché les yeux fermés. Les habitudes motrices ne sont donc pas qu'une suite d'opérations motrices réglées par avance. Elles ne sont pas comparables sur ce point aux actions à effectuer que dicterait un hypnotiseur. Elles reposent sur une certaine connaissance motrice de l'objet. Le corps possède, en ce sens, une certaine « idée générale » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 180) de l'objet. Rappelons que la perception est dès le départ un phénomène cognitif pour Bergson. Elle enregistre et mobilise des connaissances, même au niveau le plus primitif, même au niveau sensorimoteur. Elle forme des « schèmes moteurs » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 105-106) capables d'imiter partiellement la « structure interne » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 122) de l'objet perçu (la main, par exemple, s'ouvre en anticipant la forme de l'objet à saisir, imitant ainsi en partie celle-là). C'est ainsi que l’ « intelligence du corps » reconnaît l'objet perçu : elle sait qu'il est cet objet que le corps peut désassembler et réassembler de telle ou telle façon (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 122).
Dans le phénomène de la reconnaissance « par distraction » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 107), les centres perceptifs activent le schème moteur le plus usuel au regard de la situation, comme dans un mouvement réflexe. Une telle reconnaissance permet par exemple de se déplacer sans prêter attention aux gestes que nous réalisons. Dans la reconnaissance « par attention » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 107) en revanche, l'objet perçu est réexaminé. Le centre imaginatif réactive volontairement et successivement certaines parties des centres sensoriels activés par l'objet. Ce « clavier » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 144) rejoue certaines notes contenues dans les centres sensoriels. Cela a pour effet de réactiver librement une multiplicité de schèmes moteurs. Ainsi, la reconnaissance attentive offre à la fois une connaissance corporelle plus importante de l'objet et une palette de possibilités. Plus le corps mobilise ses propres connaissances sensorimotrices, plus le nombre d'options augmente.
Ne perdons pas de vue cependant que le corps sait déjà par habitude quel choix effectuer. La reconnaissance attentive ne peut donc pas se fonder sur le jugement du corps. Sinon, elle se contenterait d'activer le schème moteur le plus usuel. Il n'y aurait aucun choix. Pour le dire autrement, elle ne se fonde pas sur l'expérience ou l'histoire du corps, sur ses réflexes, c'est-à-dire sur les actions motrices les plus effectuées dans telle ou telle situation. La reconnaissance attentive a pour fonction au contraire de relâcher cette tension extrême qu'on observe entre le stimulus et la réaction motrice (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 103). Cette tension cérébrale ne doit donc pas être confondue avec celle de la mémoire pure. Elle ne consiste pas à élargir un intervalle. Elle désigne le passage le plus court entre un stimulus et sa réponse. Un mouvement réflexe possède la tension cérébrale maximale. Dès que les centres imaginatifs interviennent, un tel mouvement est inhibé par le cerveau. Aussi cette tension se relâche-t-elle au fur et à mesure que le cerveau renonce à une action immédiate et commence à envisager mille et mille possibilités.
Il n'est donc pas question ici d'intervalles plus ou moins longs, plus ou moins tendus. Il est tout à fait exact en revanche qu'un tel relâchement de l'activité cérébrale entraîne une dilatation de la mémoire pure. Plus la tension cérébrale diminue, plus la tension de la mémoire pure augmente. C'est peut-être pour avoir confondu la tension cérébrale et celle de la mémoire pure qu'on en est venu parfois à croire que la mémoire pure se dilate en se relâchant. En vérité, le relâchement ne se produit pas dans la mémoire pure, mais dans le cerveau. Ce dernier diminue sa tension lors de la reconnaissance attentive. « L'attention à la vie » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 193), comme l’écrit Bergson, baisse. Cela a pour impact d'accroître la tension de la mémoire pure. Le cercle définissant cette mémoire pure s’étire. Se forment alors successivement des cercles concentriques de plus en plus larges par un mouvement de « translation » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 188). De plus en plus de souvenirs deviennent ainsi visibles à la surface de ces plans de consciences. Enfin, un souvenir utile apparaît. Le cercle entre alors en « rotation » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 188) et le fait entrer dans l'expérience consciente. N'oublions pas en effet que la tension de notre mémoire pure ne peut être ressentie directement. Ce processus demeure parfaitement inconscient. Notre expérience consciente ne contient aucun souvenir pur. Elle ne contient que la contraction des événements matériels actuels et celle des « souvenirs-images » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 116), c'est-à-dire des souvenirs purs sélectionnés. La conscience peut sentir que de plus en plus de souvenirs-images entrent actuellement dans le moment qu'elle est en train de vivre. Elle peut se parer ainsi de plus en plus d’éléments de son histoire vécue. Elle ne peut en aucun cas être en contact direct avec les processus d’étirement ou de rétrécissement de la mémoire pure.
La longueur des intervalles de la mémoire pure varie à la différence de celle des intervalles de perception parce qu'elle a pour fonction d'aller extraire, dans une masse confuse de souvenirs, des souvenirs susceptibles de renseigner ou d’éclairer l'action à effectuer. Les souvenirs purs, les doubles des anciennes perceptions, les doubles des anciennes contractions d’événements matériels, sont fondus les uns dans les autres dans un intervalle, dans un plan de conscience. Aussi importe-t-il de dilater ce plan pour laisser de plus en plus de souvenirs devenir visibles, si l'on souhaite du moins prendre une décision originale en fonction de son histoire vécue et personnelle. La dilatation accompagne un processus de relâchement de ses habitudes corporelles et impersonnelles. C'est pourquoi les intervalles de la mémoire pure peuvent se dilater à la différence des intervalles de la perception ou de la matière physique. C'est pour cette raison que la mémoire pure dispose de pulsations ou de rythmes multiples, alors que la perception et la matière inerte n'en possèdent qu'un seul. Certains intervalles de temps peuvent donc être étirés par la conscience d'un individu (mémoire pure), alors que d'autres demeurent toujours les mêmes (matière et perception pure). Ces intervalles ne sont pas toutefois de simples longueurs de temps plus ou moins grandes que Bergson représente parfois par des segments ou des cercles. Ce sont pour lui de véritables plans de conscience. Qu'est-ce que cela signifie ?
4. Les plans de conscience
La théorie des plans de conscience est, comme le rappelle Frédéric Worms (Reference Worms, Gallois and Forzy1997b, p. 85-86), à l'origine de Matière et mémoire et demeure l'une des principales idées directrices de cet ouvrage. Elle repose tout d'abord sur la thèse selon laquelle l'univers matériel est un ensemble d’images. Une odeur est une image olfactive, la silhouette d'un objet, une image visuelle, un frisson, une image tactile, etc. Il est impossible de percevoir ou d'imaginer une chose (objet, émotion, être vivant, etc.) sans que celle-ci ou certaines parties de celle-ci apparaissent à notre conscience. C'est pourquoi le contenu de toute définition se compose d'images. À titre d'illustration, une ligne mathématique ne possède pas théoriquement d’épaisseur. Il est pourtant impossible d'imaginer une ligne sans tracer un trait sur une feuille ou dans son esprit et cette trace très fine possède nécessairement une épaisseur. Tout se passe comme si, pour concevoir une ligne sans épaisseur, l'esprit ne pouvait faire autrement que se donner l'image d'une ligne épaisse et ignorer son épaisseur. Il ne semble donc pas pouvoir se passer d'images pour définir ses objets. Retirons l'image de la ligne au concept mathématique de ligne et il ne reste plus qu'un mot (« la ligne ») ou des symboles formels (y = ax + b) dépourvus de signification. Réduire les objets mathématiques à des symboles formels ne soulève peut-être pas de problèmes majeurs. Ce ne sont pas en effet des objets réels. Mais réduire tous les objets supposés réels, aux symboles formels qui servent habituellement à les désigner, conduit à d'inextricables difficultés. Que serait un cerveau sans l'image d'un réseau de neurones ? Que serait la matière physique sans au moins l'image de formes ou d'espaces vides ? Ces images sont peut-être partielles ou imparfaites. Elles ne sont pas toujours adéquates. Il n'en demeure pas moins qu'une chose doit être, en tant que telle, dans sa définition même, une image. C'est pourquoi il est vain pour Bergson de se demander de quelle manière un objet physique qui ne serait pas une image deviendrait une image pour une conscience :
Déduire la conscience serait une entreprise bien hardie, mais elle n'est vraiment pas nécessaire ici, parce qu'en posant le monde matériel on s'est donné un ensemble d'images, et qu'il est d'ailleurs impossible de se donner autre chose. Aucune théorie de la matière n'échappe à cette nécessité. Réduisez la matière à des atomes en mouvement : ces atomes, même dépourvus de qualités physiques, ne se déterminent pourtant que par rapport à une vision et à un contact possibles, celle-là sans éclairage et celui-ci sans matérialité. Condensez l'atome en centres de force, dissolvez-le en tourbillons évoluant dans un fluide continu : ce fluide, ces mouvements, ces centres ne se déterminent eux-mêmes que par rapport à un toucher impuissant, à une impulsion inefficace, à une lumière décolorée ; ce sont des images encore (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 31-32).
Bergson soutient ici que toute réalité matérielle est nécessairement une image. Il serait en effet impossible selon lui de la penser autrement (« il est d'ailleurs impossible de se donner autre chose »). Les mots « atomes », « fluide », « mouvements », « centre » ne pourraient avoir de signification en l'absence complète d'images : ils « ne se déterminent eux-mêmes que par rapport à un toucher impuissant, à une impulsion inefficace, à une lumière décolorée ». Toute réalité physique (aussi mouvante soit-elle) n'est pour cette raison qu'apparence (« ce sont des images encore ») en droit et en fait. De plus, il n'y a rien au-delà. Il s'avère inutile de postuler l'existence d'une matière indéfinissable à l'aide d'images. Il n'y a « aucune puissance cachée » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 76). L'apparaître est l'inconditionné. Il n'existe aucune différence de nature pour les images entre « être et être consciemment perçues » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 35). Il y a seulement des images qui entrent dans l'expérience consciente d'un individu et d'autres qui n'apparaissent à personne en particulier. Bergson invente un « apparaître en soi », comme le souligne Pierre Montebello (Reference Montebello2007, p. 75). Les objets matériels n'entrent pas dans la conscience comme des objets soudainement éclairés. La conscience ne projette aucune lumière sur les objets. Elle retient cette lumière, plutôt qu'elle ne la crée. « Mais comment ne pas voir que la photographie […] est déjà prise, déjà tirée, dans l'intérieur même des choses et pour tous les points de l'espace ? » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 36). Cela ne signifie pas pour Bergson que nous percevons les vibrations de la lumière rouge. Cela veut dire que ces vibrations sont déjà des images et que nous percevons la contraction (l'interpénétration) d'un ensemble d'images : la couleur rouge telle qu'elle se manifeste dans notre expérience vécue. La conscience dans l'acte de perception retient les vibrations-images potentiellement utiles (capables d'entrer en relation avec des « zones [cérébrales] d'indétermination » [Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 40]) et les condense (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 233-234). C'est de cette façon que la matière entre sous une forme confuse dans notre expérience perceptive. Il suffit par conséquent en théorie (l'expérience ne peut être réalisée ; elle ne peut être que pensée) d'annuler cette sélection (on renonce à ne considérer que les vibrations-images utiles), cette condensation (les vibrations cessent de s'interpénétrer) et cette conservation (chaque vibration apparaît puis disparaît à jamais) pour comprendre la manière dont les images matérielles apparaissent sans apparaître à personne (c'est-à-dire sans être sélectionnées, conservées ou condensées par un acte de perception).
L'ensemble des images actuellement présentes dans l'univers matériel forment donc un immense plan de lumière, un gigantesque plan de conscience (Fig. 2). Ces images simultanées occupent en effet un certain volume (représenté par la surface en deux dimensions du plan) et une certaine durée (représentée par l’épaisseur du plan). Ce plan est une « coupe quasi-instantanée » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 154). Cette conception bergsonienne du plan diffère néanmoins d'une conception mathématique pour au moins sept raisons. Il ne faudrait pas perdre de vue en effet que ces plans sont pensés en durée et non à travers le prisme d'un espace homogène et artificiel.
Premièrement, les images présentes sur le plan ne sont pas des ensembles de points. Elles ne sont pas composées de zéros d'espace et de temps. Elles possèdent toutes une étendue et durent un certain laps de temps. Deuxièmement, les images sont continûment reliées. Aucun intervalle vide, aucun néant ne les sépare. Le vide réel n'est pas l'absence de toute chose pour Bergson, mais simplement une grandeur comme une autre (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 220). Troisièmement, les images sont semblables à une « diversité de qualités sensibles » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 244). Elles se ressemblent le plus souvent comme des nuances d'une même couleur. Elles ne sont pas parfaitement identiques en apparence, comme les points sur une droite mathématique. Quatrièmement, il n'existe rien qui ne soit pas entièrement une image. Bergson admettrait qu'il est possible de concevoir des lignes sans épaisseur, mais il refuserait de leur attribuer une quelconque place dans la réalité. Elles ne sont à ses yeux que des fictions, au même titre que tous les objets mathématiques. La géométrie bergsonienne demeure une géométrie de l'imaginable.
Cinquièmement, la conscience n'est jamais extérieure aux images. Elle est dans chacune de ces images même si celles-ci occupent des positions distinctes dans l'espace et le temps. En ce sens, la conscience dispose d'une ubiquité spatiale et temporelle. La simultanéité n'est donc pas pensée par Bergson comme en physique classique. Il ne s'agit pas d'imaginer deux objets qui apparaîtraient en même temps à un observateur extérieur à eux. L'observateur est dans les deux objets. Il est ces deux objets puisqu'il n'est qu'une conscience et que les objets ne sont que des images. Il importe en géométrie bergsonienne, comme en géométrie non-euclidienne, de se mettre véritablement à la place des objets que l'on représente. « […] c'est bien en P, et non pas ailleurs, que l'image de P est formée et perçue » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 41). Elie During (Reference During and Worms2007, pp. 272 et 291-292) a été le premier à insister sur cette conception originale de la simultanéité comprise comme une sorte de « communication télépathique » (être en deux endroits à la fois), dans son commentaire de l'ouvrage de Bergson de 1922 sur la relativité einsteinienne. Il a été aussi le premier à regretter, à juste titre, que Bergson ait méconnu la relativité générale et surtout sa géométrie non-euclidienne. Bergson se serait peut-être rendu compte à quel point Einstein ou le physicien relativiste travaille avec des « outils intrinsèques » et tente ainsi de faire corps mathématiquement avec la matière physique. Nous devons en effet, selon Bergson, faire corps avec la matière physique, s'imaginer être un plan. Un plan de conscience doit être pensé comme si nous le vivions de l'intérieur. C'est pourquoi l'univers matériel actuel n'est pas aux yeux de Bergson une surface fine contemplée de l'extérieur à partir d'un point de vue privilégié.
Précisons que le plan matériel n'est pas totalement analogue à un immense accord de musique. Dans un accord de musique en effet, les notes s'interpénètrent. Sinon, elles ne formeraient pas une impression globale : l'accord, le mélange de toutes ces notes jouées simultanément. Or sur le plan matériel, les qualités matérielles et simultanées ne s'interpénètrent pas selon Bergson. Par conséquent, la comparaison entre ce plan (ensemble de qualités simultanées et vécues de l'intérieur qui ne s'interpénètrent pas) et un accord de musique (ensemble de qualités simultanées et vécues de l'intérieur qui s'interpénètrent) n'est pas entièrement satisfaisante. Il faudrait plutôt commencer par se donner une simple étendue, un ensemble de qualités simultanées qui ne forment pas une impression globale. Il importerait ensuite de coïncider avec cette étendue, c'est-à-dire de ne plus s'imaginer extérieur à elle. Retrouver une perception pure dans laquelle le sujet percevant ne se sent jamais extérieur à ce qu'il perçoit et dans laquelle rien ne se mêle à rien (toutes les qualités simultanées demeurent côte à côte sans s'interpénétrer). Telle est du moins une manière plus adéquate de penser en durée le plan matériel.
Sixièmement, la coexistence pensée en durée n'est pas systématiquement synonyme de simultanéité (dans l'espace abstrait, coexistence = simultanéité). Que voulons-nous dire ainsi ? À la surface d'un plan, les qualités visibles forment un ensemble d'images en relation d'ubiquité. En d'autres termes, elles coexistent distinctement : sur un intervalle d'espace (pensé en durée), elles se tiennent côte à côte (elles sont simultanées) et ne forment aucune impression globale (il n'y a aucune interpénétration entre elles) ; sur un intervalle de temps (pensé en durée), elles coexistent sans former d'impression globale (comme des notes jouées simultanément qui n'engendreraient aucun accord de musique). Dans le premier cas, la coexistence est synonyme de simultanéité au sens strict (les qualités sont apparues en même temps ; elles ont la même date d'apparition dans l’être). Dans le second cas, la coexistence n'est en rien une simultanéité (les qualités n'ont pas très exactement la même date) : les qualités apparaissent les unes après les autres et se retrouvent pourtant sur un même intervalle (elles se suivent temporellement sans s'interpénétrer). La matière n'est jamais en effet un instant mathématique pour Bergson, c'est-à-dire un intervalle de durée nulle. Il existe donc toujours au sein d'un intervalle minimal de matière des qualités qui se suivent (des vibrations minimales, etc.). Il ne faudrait donc pas confondre la coexistence (ou l'ubiquité) pensée en durée dans l'espace (simultanéité de qualités coexistantes non interpénétrées) et dans le temps (suite de qualités coexistantes non interpénétrées).
Septièmement, chaque position dans le temps ou dans l'espace existe indépendamment des autres. Il n'existe aucune différence entre le lieu ou l'endroit occupé par un objet et cet objet. L'espace ou le temps n'est pas un contenant ou un « filet » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 235) distinct des objets et dans lequel ils circuleraient ou se logeraient. Chaque objet est et creuse son propre espace et sa propre durée. Les positions n'ont donc pas besoin d'un référentiel pour être définies comme cela est le cas en mathématiques. Elles ne sont pas relatives les unes aux autres ou relatives à une même position de référence. Elles existent chacune en soi. Bergson ne nie pas en effet qu'il y ait « en un certain sens, des objets multiples » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 235). La matière n'est pas pour lui un flux dépourvu d’éléments. Il refuse plus exactement de conférer à chaque objet une limite nette (« on passe par gradations sensibles de l’[un] à l'autre »), et d'ignorer cette « étroite solidarité [cette interaction réciproque] qui lie [dans leur mouvement ou dans leur transformation] tous les objets de l'univers matériel » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 235).
La matière n'est d'ailleurs pas la seule à être un plan de conscience. Chaque moment perceptif est lui aussi une sorte de coupe temporelle. Chaque moment conserve les images du monde matériel susceptibles d’être détectées par les organes sensoriels et d’ébranler les centres perceptifs. Il retient momentanément une partie des images matérielles sélectionnées ainsi par le corps. Aussi le plan de conscience de la perception possède-t-il vraisemblablement une étendue moins importante que celle de l'univers matériel, mais une durée plus importante. Il forme pour ainsi dire une surface moins large, mais plus épaisse. C'est dans cette épaisseur que se contractent par exemple les trillions de vibrations de la couleur rouge. La conscience engendre alors instantanément un double de ce moment, c'est-à-dire un autre plan aussi large et épais que le plan perceptif. Ce dernier est en effet le souvenir de ce moment perceptif. Ce souvenir-plan est alors immédiatement pénétré, dans la mémoire pure, par l'intégralité des souvenirs-plans antérieurs. Cette masse forme un plan dont la surface ne varie sans doute pas. Bergson n'envisage en effet dans Matière et mémoire que des tensions d'intervalle de temps. La dilatation accroît donc l’épaisseur du plan, la longueur de son intervalle de temps, jusqu’à rendre visibles les souvenirs utiles. Ces souvenirs pénètrent alors le plan perceptif et deviennent des souvenirs-images. Chaque moment de l'expérience consciente se compose donc sous une forme relativement confuse du plan perceptif et des souvenirs-plans sélectionnés (Fig. 3).
5. Une géométrisation de l’être dans Matière et mémoire ?
Nous comprenons à présent à quel point la notion de plan devient centrale dans Matière et mémoire. Toute qualité pensée en durée acquiert littéralement une grandeur d'espace (volume) et de temps (longueur temporelle). Il serait en effet impossible à l'interprète d'attribuer à ces grandeurs une signification métaphorique. La durée doit être plus ou moins grande spatialement et temporellement au même titre que la durée doit être un nombre. Sinon, le mécanisme de la reconnaissance proposé par Bergson devient entièrement inintelligible. Cela ne signifie pas que la mémoire est véritablement composée de cercles ou de segments étirables, mais qu'elle est au moins véritablement composée de grandeurs capables de se dilater (peu importe leur forme réelle). Il est vrai que les figures proposées par Bergson dans Matière et mémoire sont toutes imparfaites : elles donnent l'impression que le sujet et l'objet de la connaissance peuvent être extérieurs l'un à l'autre ; elles transforment toutes les grandeurs spirituelles en de simples cercles (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, pp. 115 et 181) ou segments (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, pp. 147 et 159) ; elles suggèrent implicitement que les grandeurs ne diffèrent que par leur taille et jamais par leur contenu, etc. Malgré tous ces défauts, elles permettent au moins de mettre en lumière une idée nouvelle dans la philosophie bergsonienne : toute durée dispose d'une grandeur spatiotemporelle et cette grandeur joue un rôle décisif dans toute sorte de phénomènes spirituels ou matériels. Pour le dire autrement, il devient possible de penser en durée et de prêter non métaphoriquement à la durée des rythmes (que serait un rythme sans des grandeurs de temps ?), des relations de force (entre des grandeurs d'espace), des étirements et des contractions (de grandeurs spatiotemporelles) ainsi que des lois (voir partie 1 de ce travail). Mais pourquoi Bergson attribue-t-il à la durée cette nouvelle caractéristique ? Et en quoi cela revient-il à géométriser la durée ?
L’Essai confère essentiellement à la durée des unités sommables dont la taille n'importe pas dans l'explication des phénomènes psychologiques. Un désir pénètre par exemple « un grand nombre d’éléments psychiques » et devient pour cette raison une « passion profonde » (Bergson, 1889/Reference Bergson2013, p. 6). La grandeur spatiale ou temporelle de chacun de ces éléments n'entre en aucun cas ici en ligne de compte. Plus généralement, l'explication de la formation d'une intensité ne requiert pas la moindre considération pour la taille de certaines étendues ou des intervalles temporels (Miravete, Reference Miravete and Worms2012). Une durée ne pourrait certes posséder dans l’Essai un volume nul ou une longueur de temps nulle ; cela reviendrait nécessairement à la spatialiser abstraitement (à la transformer en points mathématiques). Mais cette grandeur ne joue encore aucun rôle dans l'explication des phénomènes vécus. À titre illustratif, l'intensité d'un sentiment dépend uniquement du nombre de qualités qu'il synthétise : l'intensité pure « se réduit ici […] au plus ou moins grand nombre d'états simples qui pénètrent l'émotion fondamentale » (Bergson, 1889/2013, p. 6).
À partir de Matière et mémoire, cette conception de l'explication purement arithmétique et synthétique (la conscience rassemble confusément un plus ou moins grand nombre d’états simples) laisse la place à une approche pour ainsi dire plus analytique (dilatation-étalement des souvenirs, visibilité à la surface d'un plan). Le mécanisme de la reconnaissance ne consiste pas à synthétiser indistinctement un plus ou moins grand nombre de souvenirs pour conférer une signification plus ou moins profonde à un objet perçu, à un mot, etc. Il requiert aussi dans la mémoire pure des efforts de distinction, de dilatation, de désynthétisation, un « travail de localisation […] par lequel la mémoire […] étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 191). La durée n'est plus seulement dans son fonctionnement un acte de synthèse qui entremêle des qualités, qui rend confus. Elle clarifie et même se clarifie en partie : elle s’étale pour rendre visible. La mémoire spirituelle doit maintenant « éclaircir » l'objet perçu (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 115). Des qualités coexistantes plus ou moins grandes spatiotemporellement et non interpénétrées (à la surface de chaque plan de mémoire pure) font donc leur apparition dans la manière dont Bergson rend compte de l'actualisation. Ces qualités claires ne peuvent en aucun cas être occultées pour penser en durée le mécanisme de la reconnaissance (ou le plan de la matière physique).
Bergson attribue par conséquent à toute durée une grandeur spatiotemporelle pour rénover en profondeur le processus d'actualisation. Il ne s'agit plus uniquement dans celui-ci de rassembler confusément un nombre plus ou moins important de souvenirs et de les injecter dans l'expérience vécue (l’Essai) mais de procéder au préalable à un « effort croissant d'expansion intellectuelle » (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, p. 114) de dilatation, de clarification (Matière et mémoire). La taille des grandeurs temporelles (la dilatation plus ou moins conséquente des cercles de mémoire pure) joue donc maintenant un rôle décisif dans tout processus d'actualisation des souvenirs (il faut d'abord repérer le souvenir utile avant de l'actualiser).
Les souvenirs purs deviennent en outre comme nous l'avons montré les doubles de perceptions pures. C'est pourquoi ils possèdent une grandeur spatiale (pensée en durée). Cela permet d'expliquer leur origine. Ils ne sont rien d'autre en effet que la copie d'un acte de conservation partielle (seule une partie des images matérielles est sélectionnée) et de condensation de la matière physique. L'esprit n'actualise en somme que des copies de parties condensées de la matière (repensée comme plan de conscience, c'est-à-dire comme une grandeur spatiotemporelle à la surface de laquelle les qualités ne s'interpénètrent pas). Bergson lève ainsi le voile sur la formation des souvenirs purs et surtout sur leur nature. Ils sont une grandeur-qualité spatiotemporelle au même titre que la matière dont ils proviennent. En quoi cette refonte implique-t-elle une géométrisation de l’être ?
Qu'est-ce que la géométrie pour Bergson ? Elle est tout d'abord, comme chacun le sait, une spatialisation abstraite de la réalité. Elle représente toute durée par l'image d'une multiplicité de points parfaitement identiques (homogénéité), séparés les uns des autres par du vide (discontinuité) et situés les uns à côté des autres (simultanéité). Pourquoi parler dès lors d'une géométrie en durée ou même d'une géométrisation de la durée à partir de Matière et mémoire ?
Bergson n'hésite pas tout d'abord, comme nous venons de le rappeler, à employer des figures géométriques abstraites (Bergson, 1896/Reference Bergson2012, pp. 115, 147, 159, 169 et 181) pour représenter certains aspects du fonctionnement de la durée de l'esprit. Cela ne signifie pas que la durée acquiert une dimension spatiale et abstraite. Cela veut dire que l'espace abstrait peut faciliter dans certaines circonstances l'accès à la durée en tant que telle. Cet espace figuratif et abstrait permet emblématiquement aux pages 115 et 181 de mettre en évidence la notion centrale de Matière et mémoire : les plans de conscience. Bergson revisite certes en profondeur la notion de plan (voir partie 4), mais comment ne pas voir l'origine géométrique de cette notion ? Doit-on rappeler son habileté attestée dans ce domaine par sa copie et sa victoire au concours général de mathématiques en 1877 (Bergson, Reference Bergson1972, p. 247-256) ? N'est-il pas doué pour parler mathématiquement de « plans », de « cône », de « coupes », c'est-à-dire très exactement de géométrie descriptive (problèmes d'intersections entre deux volumes, entre un plan et un volume, etc.) ? Que revisite-t-il par voie de conséquence, en toute connaissance de cause, si ce n'est des notions empruntées à cette géométrie (un cône-mémoire coupé par des plans et formant à chaque intersection un cercle plus ou moins large, un point I situé à l'intersection de deux lignes, etc.) particulièrement en vogue dans l'enseignement français au XIXe siècle (Sakarovitch, Reference Sakarovitch1998) ? On peut donc parler de géométrie (descriptive) en durée. Et que fait-il dans Matière et mémoire si ce n'est pas de faire de toute durée un plan ? On peut donc parler de géométrisation de la durée (une fois la notion géométrique de plan repensée en durée). Il n'existe plus en effet une durée qui ne soit pas un plan de conscience (dans la matière comme dans l'esprit), c'est-à-dire une qualité étendue dans l'espace et dans le temps à la surface de laquelle des qualités apparaissent distinctement sans s'interpénétrer (ubiquité). À l'arithmétique en durée de l’Essai succède donc la géométrie en durée de Matière et mémoire. À l'arithmétisation de la durée des faits de conscience de l’Essai succède la géométrisation (descriptive) de toute durée dans Matière et mémoire.
Conclusion
La mémoire pure est en résumé un unique plan plus ou moins étalé, dont la fonction est de rendre visibles à sa surface des souvenirs utiles. Plus ce plan s’étale, plus il se tend, plus il se dilate. Ce plan ne s’élargit pas en se détendant, mais en se tendant (partie 1) ; il ne coexiste pas avec d'autres plans (partie 2). C'est la détente du cerveau, et non celle de la mémoire pure, qui a pour effet d’étaler les souvenirs utiles conservés sur un seul et même plan dans la mémoire pure (partie 3). Cette géométrie bergsonienne qui fait de toute chose un plan ou l’élément-plan d'un plan n'est pas pour autant de nature mathématique : elle prend en compte le caractère mouvant de la réalité (partie 4). Cette assimilation de toute durée à un plan permet de parler de géométrisation de la durée dans Matière et mémoire (partie 5). Il reste à se demander en guise d'ouverture si cette géométrisation disparaît dans la suite de l’œuvre ou si au contraire Bergson la conserve et continue à l'enrichir.