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Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, 480 p.

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Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, 480 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

Pascal Montlahuc*
Affiliation:
pascal.montlahuc@hotmail.fr
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Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Qu’est-ce que « la » res publica ? Claudia Moatti invite à contourner une question qui, posée en ces termes, conduit à une impasse. S’intéressant aux composantes de la res publica plutôt qu’à sa forme, ce livre éclaire les usages politiques successifs dont fit l’objet le concept plastique de « chose publique », que les Modernes traduisent habituellement – non sans en modifier, en réorienter et/ou en figer le sens – par « République ». À la différence d’autres ouvrages qui rappellent que la res publica ne se résume pas à un régime politiqueFootnote 1 et renvoie à la fois à l’espace et à l’objet des discussions entre citoyens, l’autrice propose de s’intéresser, par le biais du concept de res publica, à ce qu’elle nomme l’« altéronomie »Footnote 2.

Un tel concept a trait à la dynamique de l’imagination politique romaine qui, tirant sa vigueur d’un conflit considéré ici comme moteur de la cité, expliquerait les variations des usages et discours portant sur la res publica en fonction de contextes politiques évolutifs. La seule restitution de ces contextes ne saurait suffire, au sens où les textes qui en rendent compte sont eux-mêmes producteurs de sens qui doivent être considérés comme politiques. L’autrice refuse ainsi de limiter son analyse de la res publica à la seule contextualisation des mots et de leurs significations, invitant plutôt à « déchiffrer tout le dispositif qui participe à leur production : acteurs, espaces, événements, mais aussi textes » (p. 16) et à « remonter » depuis les effets (politiques, discursifs, rhétoriques) de la notion de res publica vers la « chose » elle-même.

La seconde proposition générale de l’étude consiste à considérer la res publica non pas seulement comme un passé dans lequel les Romains puisèrent des exempla (ce qu’elle fut assurément), mais aussi comme un « germe » (selon une terminologie empruntée à Cornelius Castoriadis) permettant la « remémoration d’une expérience, dont les potentialités peuvent être réactivées » (p. 19). Cela implique de comprendre la res publica à la fois comme une référence (au passé) et une co-présence (au présent). Proposer une archéologie des mots et des choses dans le but d’historiciser les significations successives de la res publica, en partie masquées par la continuité lexicale du terme, permet dès lors à l’autrice de souligner certaines mutations « eidologiques » (de formes et de fonctions) du concept aux époques républicaine et impériale. La res publica (tardo-)républicaine est ainsi présentée comme le résultat de l’action des citoyens dans le domaine des affaires publiques, comme une « chose » tirant sa substance des conflits qui découlent de l’action publique. C’est l’intensification de ces conflits qui expliquerait l’inflation de textes évoquant la res publica à partir de la fin du iie siècle av. J.-C. et justifierait la captation du concept à des fins de luttes politiques, dès l’époque des Gracques puis sous Sylla et chez Cicéron.

Une autre mutation du concept se traduit par son progressif détachement vis-à-vis du populus à l’époque impériale : bien que les empereurs des deux premiers siècles aient pris soin de maintenir la continuité de la res publica en réaffirmant périodiquement leur soumission à la légalité républicaine et aux pouvoirs du Sénat et du peuple (p. 284-297), la res publica impériale ne renvoie plus tant au collectif civique fondé sur le primat des lois qu’à l’intégralité du pouvoir romain placé sous contrôle du prince, puis à l’Empire romain et, finalement, à l’ensemble du monde romanisé. L’une des conséquences de cette mutation, relayée par la jurisprudence alto-impériale, fut de voir la discussion conflictuelle à propos du caractère divisible du « commun », engagée dès l’époque gracquienne, céder sa place à l’idée d’une res publica inaliénable et (donc) indivisible.

C. Moatti souligne enfin que la référence à une res publica passée et « co-présente » aboutit au maintien du passé « républicain » dans le présent (perceptible dans le vocabulaire politique) autant qu’à l’ajout d’une dimension utopique à ce passé, mobilisable dans divers contextes. C’est sur ce point que l’emploi de la notion de « germe » permet des analyses qui distinguent ce livre des autres contributions sur la res publica. L’autrice rappelle ainsi, dans une phrase appliquée au princeps, mais qui pourrait résumer cette partie de la démonstration, que « les thèmes renvoyant à la fois à la période républicaine et à l’idéal de l’empereur‑citoyen – du princeps civilis – tel qu’il a été formulé notamment au iie siècle, cet ‘anachronisme du passé’ dit à la fois toutes les potentialités du passé dans le présent, et la nécessaire réinterprétation du passé dans un présent qui a changé » (p. 381).

Pour des raisons historiques et discursives elles-mêmes historicisables sur le temps long, la res publica est donc plurielle et difficilement saisissable, notamment parce que ses recompositions et usages successifs procèdent d’une dynamique conflictuelle au cœur de la cité romaine et qu’il faut considérer comme constitutive du politique dans l’Antiquité. Le politique renvoie en effet aux manifestations (notamment extra-institutionnelles) du pouvoir des élites ou du populus, ainsi qu’à des modalités de participation civique qui tirent leur substance de conflits d’intensités diverses : il est la mise en pratique d’un ensemble de normes et de références civiques que l’historiographie a qualifié de « culture politique »Footnote 3.

C’est peut-être sur ce dernier point que surgit un point de discussion : malgré ses imbrications constantes avec le concept de res publica, aucune définition du politique à Rome n’est proposée – on relèvera une intéressante (mais brève) réflexion sur la notion d’« espace politique » (p. 382). Alors que C. Moatti reprend les analyses de Nicole Loraux sur la dimension discursive et ontologiquement conflictuelle du politique dans l’Athènes classique, elle se limite à donner une définition vague du politique (« l’espace qui est entre les hommes », p. 34), et certaines formules viennent parfois obscurcir le propos, comme lorsque l’autrice écrit que la « partition de la société compte plus que l’organisation institutionnelle, le social plus que le politique » (p. 401-402). L’assimilation étroite du politique aux seules institutions de la cité est ici d’autant plus dommageable que C. Moatti entend proposer une analyse émique de la res publica et que les intrications entre la politique – au sens de fonctionnement régulier des institutions, selon des modalités formalisées – et le politique confèrent une bonne part de sa substance au concept d’« altéronomie ».

Une telle remarque ne doit pas faire oublier les très nombreux apports de ce livre. Outre une très grande maîtrise des sources et de précieuses analyses sur le droit ou les idées politiques, l’une des vertus de l’étude est de fournir une analyse historicisée d’un concept qui avait été, jusque-là, surtout abordé sous l’angle littéraire ou dans des travaux monographiques consacrés à la res publica chez un auteur en particulier. L’excellente connaissance que possède C. Moatti des cadres rhétoriques et philosophiques romains trouve ici une mise en application stimulante, en ce qu’elle lui permet de mener une étude qui ne se limite pas à la prise en considération de l’usage politique du concept, mais qui propose un cadre interprétatif général et diachronique embrassant le problème des distorsions de la documentation littéraire et de leurs significations proprement politiques.

Un autre effort à saluer sans réserve concerne l’empan chronologique d’une analyse qui dépasse la période républicaine pour intégrer l’époque impériale, au-delà d’un principat augustéen dont on sait le rapport ambivalent qu’il entretint avec une res publica présentée comme restituta dès 28 ap. J.-C.Footnote 4. Prolonger l’analyse jusqu’à la fin de l’Antiquité permet en effet à l’autrice de mettre en évidence des trajectoires parfois moins soupçonnées, par exemple lorsqu’elle montre que, face aux ingérences impériales du ive siècle ap. J.-C., « la vieille res publica plurielle et fondée sur l’interaction des citoyens, sur le sens des affaires publiques resurgit et sert de référence à ceux qui demandent le respect des droits des individus, ou la préservation des biens de chacun » (p. 410).

C. Moatti nous offre là un stimulant ouvrage d’histoire intellectuelle et politique, qui est devenu un « classique » depuis sa parution. Elle propose une démonstration qui a le grand mérite de rendre toute sa complexité intellectuelle et politique, son unité thématique et son épaisseur historique au concept de res publica, pierre angulaire de la cité et de la culture politique romaines que certains auteurs contemporains assimilent (parfois trop rapidement) à un régime ou à un État.

References

1 Voir notamment Louise Hodgson, Res publica and the Roman Republic: “Without Body or Form”, Oxford, Oxford University Press, 2017, qui, d’ailleurs, ne cite pas les travaux antérieurs de C. Moatti sur le sujet.

2 Présenté rapidement p. 15-18, ce concept a été plus clairement délimité par l’autrice dans « Historicité et ‘altéronomie’ : un autre regard sur la politique », Politica Antica, 1, 2011, p. 107-118, ici p. 108-110.

3 Voir Vincent Azoulay, « Repenser le politique en Grèce ancienne », Annales HSS, 69-3, 2014, p. 605-626 sur ce « champ d’action diffus et non institutionnalisé, recouvrant l’ensemble des discours, des rituels et des pratiques collectives qui contribuent à forger, au sein de la communauté, un sentiment d’appartenance partagée – processions, sacrifices, fêtes, banquets, distributions, chœurs ou représentations théâtrales […] ». « Ce n’est que dans un cadre conflictuel que ces pratiques communautaires peuvent être revêtues d’une véritable force intégratrice », précise V. Azoulay (p. 619).

4 Voir à ce propos Frédéric Hurlet et Bernard Mineo (dir.), Le principat d’Auguste. Réalités et représentations du pouvoir. Autour de la res publica restituta, Rennes, PUR, 2009 et le débat proposé par Emmanuel Lyasse, « Res publica restituta : propagande antique, ou contresens moderne ? », Ktèma, 38, 2013, p. 273-291.