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Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
A la mémoire de François Delpech, historien lyonnais, catholique, ami des Juifs, disparu il y a dix ans, qui a été un des premiers à défricher cette histoire.
Les témoignages et les études publiés depuis une quinzaine d'années ont fait connaître le mouvement de protestation et de solidarité avec les Juifs qui s'est développé dans le monde chrétien lyonnais lors de la persécution de 1940-1944. Trois aspects de cette histoire surtout ont retenu l'attention : Témoignage chrétien, organe clandestin et réseau militant de Résistance spirituelle ; l'Amitié chrétienne, groupe œcuménique dont la façade d'œuvre d'assistance couvre une activité clandestine de sauvetage des Juifs ; le cardinal Gerlier, figure éminente de l'épiscopat français, très représentatif de son état d'esprit et de ses ambiguïtés, dont le rôle reste aujourd'hui controversé. Le P. Chaillet occupe une place centrale dans cette configuration.
As of 1941, the persecution of the Jews prompted a movement of protest and solidarity in certain catholic circles of Lyon, a movement that increased during the Summer 1942. Certain aspects of this movement are already known: the battle of the clandestine Cahiers du Témoignage chrétien against antisemitism, the activity of the “Christian fellowship”, and the attitude of cardinal Gerlier, Lyons'archbishop. After 1941, other Lyonnais theologians, notably the Sulpician Louis Richard, participated in the fight against antisemitism by covertly distributing publications. By analyzing several of these texts, written between June 1941 and October 1942, the author explains how catholic theologians progressively freed themselves from traditional antisemitism when dealing with such questions as the “mystery of Israel” or the “Jewish question”.
1. Jacques Duouesne, Cf., Les catholiques français sous l'Occupation, Grasset, 1966, 2° éd. 1988.Google Scholar François Delpech, « La persécution des Juifs et l'Amitié chrétienne », dans Églises et chrétiens dans la 11’ Guerre mondiale. I. La région Rhône-Alpes, Lyon, PUL, 1978, pp. 143-179 ; « Les Églises et la persécution raciale », dans Églises et chrétiens dans la II’ Guerre mondiale. II. La France, Lyon, PUL, 1982, pp. 257-272 (Textes reproduits dans François Delpech, Sur les Juifs. Études d'histoire contemporaine, Lyon, PUL, 1983). Bédarida, Renée, Les Armes de l'Esprit. Témoignage chrétien (1941-1944), Paris, Éditions ouvrières, 1977 Google Scholar ; « Les Cahiers du Témoignage chrétien et l'antisémitisme » dans La France et la question juive, 1940-1944, Ed. Sylvie Messinger, 1981, pp. 211-230 ; Pierre Chaillet. Témoin de la Résistance spirituelle, Paris, Fayard, 1988. Jean-Marie Mayeur, « Les Églises devant la persécution des Juifs en France » dans La France et la question juive, op. cit., pp. 147-170. de Lubac, Henri, Résistance chrétienne à l'antisémitisme. Souvenirs, 1940-1944, Paris, Fayard, 1988 Google Scholar ; Mémoire sur l'occasion de mes écrits, Namur, Culture et Vérité, 1989. Sur la persécution des Juifs en France, voir la bibliographie de Kaspi, André, Les Juifs en France pendant l'Occupation, Paris, Seuil, 1992.Google Scholar
2. Chanoine Louis Richard, « La question juive et la foi chrétienne », Chronique sociale de France, 1952/1, n° spécial Les Juifs et nous, pp. 65-71.
3. Voir la genèse et le contenu de ces lettres présentés par Pierre Bolle dans La France et la question juive, 1940-1944, op. cit., pp. 178-181, et les textes reproduits pp. 192-193.
4. F. Lovsky, Antisémitisme et Mystère d'Israël, Paris, Albin Michel, 1955. Dans cet essai historique contemporain des travaux de Jules Isaac, l'auteur analyse en trois phases le développement de cet antisémitisme proprement chrétien : tendances antisémites « de différenciation » des premiers siècles, nées dans les circonstances d'une rupture douloureuse ; solidification à partir du ive siècle en « antisémitisme d'installation », dominant à l'époque de la chrétienté ; avec les schismes et la laïcisation, « antisémitisme de ressentiment » développé chez les nostalgiques de la Cité chrétienne (celui qu'on vient de décrire comme lié au catholicisme intransigeant). F. Lovsky entend réserver l'expression « antijudaïsme » à l'opposition doctrinale, légitime et nécessaire, entre les deux religions, alors que l'antisémitisme en est la dégradation déviante, maladie de l'identité chrétienne dont il réclame l'élimination.
5. La littérature catéchétique utilisée par le catholicisme francophone au milieu du xxe siècle a été analysée sous cet angle avec précision et courage par le P. Paul Démann, La Catéchèse chrétienne et le peuple de la Bible, n° spécial des Cahiers sioniens, 1952/3-4, 220 p.
6. Exemple de l'ambiguïté des positions romaines, y compris sous Pie XI : le décret du Saint- Office du 25 mars 1928, qui porte une ferme condamnation de l'antisémitisme, a pour objet la dissolution de l'association catholique « Les Amis d'Israël » dont le but était de dénoncer et faire extirper de l'enseignement catholique les expressions marquées par l'antijudaïsme. René Laurentin, Cf., L'Église et les Juifs à Vatican II, Tournai, Casterman, 1967, pp. 104–105.Google Scholar
7. On sait qu'un grand nombre de théologiens classiques, ainsi que le catéchisme du concile de Trente de manière très explicite, ont affirmé la culpabilité, dans la mort du Christ, de tous les hommes solidaires dans le péché, les chrétiens comme les Juifs et les païens. Mais cet enseignement a coexisté avec l'idée de la « race déicide », sans l'éliminer.
8. Voir la récente étude de Schor, Ralph, L'Antisémitisme en France pendant les années trente. Prélude à Vichy, Bruxelles, Complexe, 1992.Google Scholar
9. Cf. François Delpech dans Églises et chrétiens…, I, op. cit. ; Pierrard, Pierre, Juifs et catholiques français. De Drumont à Jules Isaac, Fayard, 1970 Google Scholar ; Lazare Landau, De l'Aversion à l'estime. Juifs et catholiques français, 1919-1939, Centurion, 1980.
10. François Delpech, « La persécution des Juifs et l'Amitié chrétienne », loc. cit., p 152 ; Renée Bédarida, Pierre Chaillet…, op. cit., p. 82.
11. Ibid., pp. 123-125.
12. Maritain, Jacques, « L'impossible antisémitisme », dans Les Juifs, dir. Daniel-Rops, Plon, 1937 Google Scholar ; Les Juifs parmi les nations, conférence du 5 février 1938, Cerf, 1938 (Textes reproduits dans J. Maritain, Le Mystère d'Israël et autres essais, Desclée De Brouwer, 1965).
13. Il publie en anglais à New-York, en 1941, une étude intitulée La Pensée de saint Paul qui comporte un chapitre sur l'enseignement de l'apôtre sur Israël.
14. Mounier, Emmanuel, Entretiens X, 19 octobre 1940, dans œuvres, Seuil, 1963, t. IV, p. 675.Google Scholar
15. E. Mounier, chronique « Les événements et les hommes », Esprit, février 1941, pp. 256- 259.
16. « Le dernier témoignage de Bergson », même chronique, avril 1941, pp. 422-423 ; « Le Juif Siiss », Esprit, juin 1941, pp. 598-599.
17. Le P. Ferrand, dans une conférence « Les Juifs et nous » donnée peu avant la guerre au séminaire universitaire de Lyon, affirmait que « les Juifs doivent rester témoins de Dieu, lémoins des châtiments divins aujourd'hui, témoins de la miséricorde divine demain ». Après avoir déclaré à l'intention des antisémites que, puisqu'on ne peut résoudre le problème juif en massacrant tous les Juifs, la seule solution pratique est de les convertir, il ajoutait que « les Juifs, même convertis, restent plutôt attachés au concept d'un Dieu justicier. Ils se font difficilement à la charité et à la miséricorde divine ». Rendant compte de la conférence dans le bulletin du S.U. Pax, Victor Glasberg concluait qu'elle n'avait guère eu d'intérêt et que « le P. Ferrand, dans sa polémique (du reste assez timide) contre l'antisémitisme, enfonçait des portes ouvertes », tandis que certaines de ses idées au sujet des Juifs « paraissaient discutables ».
18. Cf. Pierre Pierrard, op. cit.
19. Mgr Guerry, cité par Jean-Marie Mayeur, « Les Eglises devant la persécution », loc. cit., pp. 151-152 ; procès-verbal de la conférence analysé par François Delpech, « L'épiscopat et la persécution des Juifs et des étrangers d'après les procès-verbaux de l'A.C.A. et les dossiers Guerry » dans Églises et chrétiens…, II, pp. 282-283. Cf. Renée Bédarida, « La hiérarchie catholique », dans Le régime de Vichy et les Français, dir. Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, p. 452.
20. René Rémond et alii, Paul Touvieret l'Église, Fayard, 1992, pp. 80-84. Cf. le portrait et le jugement donnés par Delpech, F. dans Églises et chrétiens…, I, op. cit., pp. 208–209.Google Scholar
21. Résistance chrétienne…, op. cit., p. 55. Le cardinal de Lubac émet plus loin l'hypothèse d'un accord de Gerlier avec Boegner sur les termes de la lettre du pasteur à l'amiral Darlan à propos de la loi juive. Mais aucun document n'appuie cette supposition, et les carnets du pasleur, qui relatent avec soin ses visites à Gerlier, ne font état d'aucun entretien sur ce sujet avant septembre 1941, si ce n'est leur première rencontre, en octobre 1940, au cours de laquelle ils ont constaté leur « accord sur bien des points, en particulier sur le racisme et devant la possibilité d'une volonté d'unification de la jeunesse française » ; il ne semble pas avoir été question ulors d'une protestation contre le statut des Juifs qui vient d'être publié. Cf. Philippe Boegner, Carnets du pasteur Boegner, 1940-1945, Fayard, 1992c
22. Mgr Guerry a publié le premier ce texte, tronqué et présenté comme une déclaration officielle de la faculté de théologie de Lyon, dans L'Église catholique en France sous l'Occupation, Flammarion, 1947, p. 37. Plusieurs historiens ont cherché ensuite, en vain, à retrouver un document original et à en reconstituer l'histoire (cf. Wladimir Rabi, « Les interventions de la hiérarchie en faveur des Juifs… » dans Églises et chrétiens…, I, op. cit., pp. 195-197) jusqu'à la publication par F. Delpech du texte complet (Églises et chrétiens…, II, op. cit., pp. 288-289), dont le témoignage du P. de Lubac a éclairé la genèse (F. Delpech dans Eglises et chrétiens…, I, p. 201 ; Résistance chrétienne…, op. cit., pp. 57-75).
23. Texte publié dans Jean Chélini, L'Église sous Pie XII. La Tourmente, 1939-1945, Fayard, 1983, pp. 297-310. Cf. Henri de Lubac, Résistance chrétienne…, op. cit., pp. 23-37; Renée Bédarida, Pierre Chaillet…, op. cit., pp. 103-110.
24. Cf. Renée Bédarida « Les Cahiers du Témoignage chrétien et l'antisémitisme » dans La France et la question juive…, op. cit., pp. 211-228.
25. Cf. la notice de Catholicisme ; Maurice Jourjon dans Bulletin des Facultés catholiques de Lyon, janvier-juin 1957, pp. 27-36 ; Pierre Bockel, « Le père Louis Richard. Témoignage d'un prêtre engagé dans la Résistance » dans Spiritualité, théologie et Résistance. Yves de Montcheuil, ihéologien au maquis du Vercors, sous la dir. de P. Bolle et J. Godel, Grenoble, PUG, 1987, pp. 198-203.
26. Henri de Lubac, Résistance chrétienne…, op. cit., p. 77. Avant cette publication (1988), Charles Molette a présenté l'épisode en termes semblables en 1978, sans citer sa source ni donner le texte de la « déclaration » (” Sources archivistiques et histoire religieuse », conférence reproduite dans Impacts, Revue de l'Université catholique de l'Ouest, 1978, 4, pp. 7-8). R. Delpech avait fait état, dès 1976, d'un témoignage oral du P. de Lubac (voir n. 22 supra) où il n'était pas fait mention de l'approbation de Gerlier.
27. Résistance chrétienne…, op. cit., p. 78.
28. A l'interprétation du cardinal de Lubac qui donne une grande portée à la déclaration épiscopale semble s'opposer la notation du pasteur Boegner après son entretien du 15 août 1941 avec René Gillouin : celui-ci rapporte qu'il a parlé avec insistance au Maréchal des violentes réactions que soulève, notamment dans les consciences chrétiennes, « la loi juive », et que le chef de l'État étonné lui a rétorqué : « Mais pourquoi les cardinaux ne m'en ont-ils pas parlé ? » (Carnets du pasteur Boegner, op. cit., p. 131). D'après Xavier Vallat, rendant compte de son entretien d'octobre 1941 avec Gerlier qui lui a fait part de ses craintes, celles-ci ne portent pas sur le principe de la loi, qui ne lui paraît pas injuste, mais sur son application, qui manque à la justice et à la charité (cité par Michaël R. Marrus et Robert O. Paxton, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, 1981, p. 188). On est loin de l'argumentation des théologiens lyonnais.
29. Texte cité et commenté par François Delpech (Églises et chrétiens…, I, op. cit., p. 162), que critique ensuite, sans nous convaincre, le cardinal de Lubac (Résistance chrétienne…, op. cit., pp. 188-189). Celui-ci cite ailleurs une lettre du P. Dillard exprimant, le 12 décembre 1941, son souci que la pensée de l'Église sur le racisme et l'antisémitisme soit publiée en zone non occupée, malgré la censure : « Il serait bon que le cardinal (Gerlier) soit au courant, et, si l'on pouvait obtenir de lui une déclaration officielle sur la question religieuse juive, je crois qu'elle pourrait passer, pendant qu'il en est temps encore » (Ibid., p. 113).
30. Victor Fontoynont, « La destinée du peuple juif. Le chapitre xi de l'Épitre aux Romains », dans Le Sens chrétien de l'histoire, coll. Rencontres, 4, Lyon, Éd. de l'Abeille, 1941, pp. 105-112 (imprimatur du 15 décembre 1941).
31. Etienne Fouilloux, Cf., « Aux origines des “ Sources chrétiennes ” », Bulletin de l'Institut catholique de Lyon , 98, janvier-mars 1992, pp. 29–37.Google Scholar
32. Roger Radisson le reproduit courageusement un an plus tard, sans son titre ni le nom de l'auteur, dans l'hebdomadaire «de culture chrétienne" orienté vers la Résistance spirituelle qu'il continue à publier sous l'occupation allemande (” Le chapitre xi de l'Épitre aux Romains », Positions, n° 30 et 31, 6 et 13 février 1943).
33. Antisémites, Cahiers du Témoignage chrétien, VI-VII, avril-mai 1942, 32 p., réédition en fac-similé de Renée Bédarida et Adrien Némoz, 1980. Cf. Renée Bédarida dans La France et la question juive, op. cit., pp. 220-221.
34. Israël et la foi chrétienne, par Henri de Lubac, Joseph Chaîne, Louis Richard, Joseph Bonsirven, Fribourg, Librairie de l'Université, 1942, 170 p. (achevé d'imprimer le 2 octobre).
35. Son article « Antisémitisme » publié dans la revue suisse Nova et Vetera (juillet-septembre 1941) est cité dans le Cahier du Témoignage chrétien, Antisémites (cf. son recueil Exigences chrétiennes en politique, Fribourg, 1945, pp. 155-164). Il prépare alors l'étude Destinées d'Israël (Fribourg, 1945) où il développe une réflexion théologique fortement marquée par l'influence de Léon Bloy.
36. Un manuscrit de l'article porte cette mention (archives Gerlier, Archevêché de Lyon).
37. Après son article « La Rédemption, mystère d'amour » ﹛Recherches de science religieuse, 1923), il a publié Le Dogme de la Rédemption (Bloud, 1932), dont ses amis éditeront une refonte posthume Le Mystère de la Rédemption (Desclée, 1959).
38. Pierrard, Pierre, Le Grand Rabbin Kaplan. Justice pour la foi juive, Le Centurion, 1977, pp. 87–94.Google Scholar
39. Cité d'après les notes de Boegner, Carnets, op. cit., p. 192.
40. Cf. Renée Bédarida, Pierre Chaillet, op. cit., p. 178 et Henri de Lubac, Résistance chrétienne…, op. cit., pp. 167-168.
41. Cf. les récits de François Delpech et de l'abbé Glasberg au colloque de Grenoble 1976 (Églises et chrétiens…, I, op. cit., pp. 169-170 et 203-209), de Jean-Marie Soutou en 1979 (La France et la question juive, op. cit., pp. 251-252) et de Lazare, Lucien, La Résistance juive en France, Paris, Stock, 1987, pp. 208–210.Google Scholar
42. Cf. Jacques Duquesne, Les catholiques français…, op. cit., Grasset, 2° éd. 1988, pp. 250- 252.
43. Voir supra, la note 2.
44. Les archives du cardinal Gerlier conservent effectivement sous ce titre deux documents identiques : un texte anonyme dactylographié de 10 p. et sa transcription ronéo. L'approbation du cardinal peut être considérée comme certaine, puisque la note de M. Richard qui en fait état est publiée moins de dix ans plus tard, du vivant des deux hommes.
45. Cf. Les Églises chrétiennes devant le judaïsme. Documents officiels, 1948-1978, textes rassemblés par Marie-Thérèse Hoch et Bernard Dupuy, Cerf, 1980, pp. 19-22.