L’évaluation européenne des médicaments 1965-2000
Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
La délivrance d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) est le dispositif central par lequel les autorités publiques contrôlent la sécurité et l’efficacité des médicaments. Or, du milieu des années 1960 à la création en 1995 d’une Agence européenne des médicaments, les conditions d’exercice de ce contrôle public ont radicalement changé. Alors que l’évaluation des médicaments était conduite au niveau national, elle est aujourd’hui largement européenne. Cet article montre que rendre compte de cette évolution nécessite d’analyser trois phénomènes étroitement liés : l’accroissement de l’interdépendance des entités nationales ; l’émergence d’une expertise scientifique propre à l’évaluation des médicaments et la transformation de son articulation avec la représentation nationale ; l’autonomisation de l’AMM et l’absorption de la décision par l’évaluation scientifique.
The delivering of marketing authorizations (MAs) is the main policy through which public authorities try to ensure the safety and efficiency of drugs. From the mid-1960s to the 1995 setting up of the European Medicines Agency, the conditions for authorizing marketing of a medicine have radically changed. Whereas the MA used to be a purely national decision, today it is in large part European. This article claims that the full reconstitution of this process requires taking into account three closely linked phenomena: the growing interdependency between national entities, the emergence of a specific scientific expertise, and changes in its relations with national representation; an increased autonomy in MA decision-making and an “absorption” of policy decision-making by scientific expertise.
1 - Sur la question des niveaux d’analyse, notre position rejoint celle de Werner, Michael et Zimmermann, Bénédicte, « Penser l’histoire croisée entre empirie et réflexivité », Annales HSS, 58-1, 2003, pp. 7–36 Google Scholar, repris dans ID., De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Le Seuil, «Le genre humain », 2004.
2 - Cette conception de l’espace politique européen se rapproche des configurations mises en avant par Elias, Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Éditions de L’Aube, 1991 Google Scholar.
3 - Voir respectivement Chauveau, Sophie, L’invention pharmaceutique. La pharmacie française entre l’État et la société au XXe siècle, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999 Google Scholar ; Abraham, John et Lewis, Graham, Regulating medicines in Europe, Londres, Routledge, 2001 Google Scholar ; Ancher, Leighh, Regulating for competition: Governement, law, and the pharmaceutical industry in the United Kingdom and France, Oxford, Clarendon Press, 1990 Google Scholar.
4 - Règlement du Conseil (CEE) n° 1768/92.
5 - Directive 89/105/CEE.
6 - L’Allemagne, qui pense pouvoir en faire bénéficier son industrie, la propose et la Commission soutient cette initiative ; tous les autres pays refusent.
7 - Article 8 de la directive 75/319/CEE : « 1. En vue de faciliter l’adoption d’une attitude commune par les États membres relative aux autorisations de mise sur le marché, il est institué un comité des spécialités pharmaceutiques, ci-après dénommé “comité”, qui est composé de représentants des États membres et de la Commission ».
8 - Article 52 du règlement (CEE) n° 2309/93.
9 - Cette organisation s’est rapidement développée, passant de cinquante personnes en 1995 à deux cents dès 2000 pendant que son budget croissait de 6 millions d’écus à 55 millions d’euros.
10 - Voir infra, p. 290.
11 - Les procédures instaurées en 1995 ont été modifiées à partir de 2005 par des directives adoptées en 2004. Ces réformes récentes ne seront pas traitées dans le cadre de cet article, qui repose sur des enquêtes (archives, entretiens, observations directes, revues de presse) menées entre 1998 et 2003.
12 - Greenwood, Justin, Representing interests in the European Union, Basingstoke, Mac-Millan, 1997 CrossRefGoogle Scholar.
13 - Les pays du Nord de l’Europe sont en avance sur ceux du Sud. Les Français n’apprécient pas d’être mis sur le même rang que les Italiens et les Espagnols par les Anglais et les Américains. Les Allemands, malgré la force de leur industrie, sont estimés en retard.
14 - Le Royaume-Uni ne fera partie de la Communauté européenne qu’à partir de 1973, mais, dès la fin des années 1960, les réformes menées dans ce pays suivent de fait les développements communautaires.
15 - Les associations de malades se mobilisent pour abaisser les délais d’autorisation qui retardent la commercialisation des traitements.
16 - Création de la Medicine Control Agency en 1989 au Royaume-Uni, de l’Agence française du médicament en 1993, du Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte en Allemagne en 1994.
17 - L’importance de cette crédibilité des politiques de régulation est soulignée par Giandomenico Majone, « Temporal consistency and policy credibility: Why democracies need nonmajoritarian institutions », EUI Working Paper, RSC 1996/57 (consultable à l’adresse : http://hdl.handle.net/1814/1472).
18 - Les agences, qui disposent d’un budget propre, ont par exemple augmenté considérablement les redevances payées par les firmes pour leur demandes d’AMM dans le cadre d’un échange presque explicite avec les industriels : « Vous payez plus cher, mais nous travaillons mieux et plus vite. »
19 - Elias, Norbert, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1994 Google Scholar.
20 - Pour la procédure centralisée, les firmes proposent trois noms de pays parmi lesquels le Comité des spécialités pharmaceutiques en choisit aumoins un (les firmes obtiennent dans 60%des cas leur premier choix). Pour la procédure décentralisée, les firmes choisissent le pays qui sera reference member state.
21 - Un comité pharmaceutique a aussi été créé en 1975. De nature plus politique, il a été chargé d’examiner les questions générales relatives à l’application des directives relatives aux produits pharmaceutiques. La consultation de ce comité est obligatoire pour les propositions sur les médicaments et en particulier pour les amendements à la directive 65/65.
22 - Le Comité organisait trois ou quatre réunions par an dans les années 1980, il se réunit depuis 1995 au moins trois jours chaque mois ; à partir de la mise en place de l’Agence, le nombre de réunions organisées en son sein a rapidement augmenté pour passer de cinquante en 1995 à plus de trois cents dès 2000.
23 - Pierson, Paul, « Increasing returns, path dependence and the study of politics », American Political Science Review, 94, 2, 2000, pp. 251–267 CrossRefGoogle Scholar.
24 - Dimaggio, Paul et Powell, Walter, « The Iron cage revisited: Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields », American sociological Review, 48, 1983, pp. 147–160 CrossRefGoogle Scholar.
25 - Voir pour le cas français, Sophie Chauveau, L’invention de l’industrie pharmaceutique, op. cit. Sur l’avènement en France de la biomédecine au sortir de la Seconde Guerre mondiale, voir Gaudillière, Jean-Paul, Inventer la biomédecine. La France, l’Amérique et la production des savoirs du vivant (1945-1965), Paris, La Découverte, 2002 Google Scholar.
26 - Malgré le partage du même savoir médical et pharmacologique et de la même technique de l’essai clinique. Sur l’impact des « cultures thérapeutiques » différentes d’un pays à l’autre sur l’évaluation des médicaments, voir Daemmrich, Arthur, Pharmacopolitics. Drug regulation in the United States and Germany, Chapel Hill, The University of North California Press, 2004 Google Scholar.
27 - Pitkin, Hanna, The concept of representation, Berkeley, University of California Press, 1967 Google Scholar.
28 - « Le Parlement n’est pas un congrès d’ambassadeurs d’intérêts différents et hostiles ; intérêts que chacun doit maintenir, en tant qu’agent et avocat, contre les autres agents et avocats ; au contraire, le Parlement est une assemblée délibérante d’une nation unique, avec un unique intérêt, celui de l’ensemble ; où aucun objectif local, aucun préjugé local ne devrait guider, mais seulement le bien commun, qui résulte de la raison générale de l’ensemble. Vous choisissez certes un membre, mais quand vous l’avez choisi, il n’est pas le membre de Bristol, il est un membre du Parlement. » (accessible à l’adresse http://press-pubs.uchicago.edu/founders/documents/v1ch13s7.html).
29 - En ce qui concerne la procédure décentralisée, le mode de représentation demeure de type trustee : un État prend une décision qu’il doit défendre ensuite contre les remarques des autres États. Les représentants doivent donc choisir, parmi les composantes contentieuses de la position de leur agence nationale, celles qu’ils défendront avec intransigeance et celles qu’ils peuvent sacrifier.
30 - Pour chaque demande d’AMM, selon la procédure centralisée, un rapporteur et un co-rapporteur sont nommés parmi les membres du Comité ; ces rapporteurs font évaluer le médicament par leurs agences respectives ; les autres membres du Comité peuvent faire étudier le dossier par leur agence nationale. Sur la base de l’évaluation présentée par les rapporteurs, les firmes sont éventuellement auditionnées et une délibération s’engage au sein du Comité, sanctionnée par un vote.
31 - Joerges, Christian et Neyer, Jürgen, « Transforming strategic interaction into deliberative problem-solving: European comitology in the foodstuffs sector », Journal of European public policy, 4, 4, 1997, pp. 609–625 CrossRefGoogle Scholar.
32 - Voir Urfalino, Philippe, « La délibération n’est pas une conversation. Délibération, décision collective et négociation », Négociations, 2, 2005, pp. 99–114 CrossRefGoogle Scholar.
33 - Hankin, Robert, « Integrating scientific expertise into regulatory decision-making. The cases of food and pharmaceuticals », EUI Working Paper RSC, 1996/07 (http://hdl.handle.net/1814/1422)Google Scholar.
34 - Le règlement de 1993 créant l’Agence européenne a par exemple indiqué qu’« il convient, dans l’intérêt de la santé publique, que les décisions d’autorisation prises dans le cadre de la procédure centralisée le soient sur la base des critères scientifiques objectifs de la qualité, de la sécurité et de l’efficacité du médicament concerné, à l’exclusion de toute considération économique ou autre ».
35 - Urfalino, Philippe, « L’apport de la sociologie des décisions à l’analyse de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé », Séminaire du programme Risques collectifs et situations de crises, Actes de la 17e séance, Paris, École supérieure des mines de Paris, 2001, pp. 1–34 Google Scholar.
36 - Dehousse, Renaud, « Regulation by networks in the European Community: The role of European agencies », Journal of European public policy, 4, 2, 1997, pp. 246–261 CrossRefGoogle Scholar.
37 - J. Abraham et G. Lewis, Regulating medicines in Europe, op. cit.
38 - Le personnel propre de l’Agence atteint deux cents personnes en 2000.
39 - Leigh Hancher, Regulating for competition…, op. cit.