Dernière pratique d’exploitation de la nature fondée sur la prédation et la commercialisation à grande échelle de ressources animales sauvages, la pêche n’a pas toujours reçu une attention à la mesure de son importance écologique, anthropologique et historique de la part des chercheurs et des chercheuses en sciences socialesFootnote 1. Longtemps cantonnées à des sous-champs de recherche étroitement spécialisés et spatialement compartimentés tels que l’histoire ou l’anthropologie maritimes, les études qui lui ont été consacrées sont demeurées par ailleurs assez largement confidentiellesFootnote 2. Qu’une revue généraliste comme les Annales consacre tout un dossier à l’histoire des mondes de la pêche n’est donc pas anodin. Signe d’une reconnaissance et d’une visibilité accrues des enquêtes désormais nombreuses sur le sujet, c’est aussi l’indice d’un intérêt inédit pour l’océan, ou en tout cas d’un regard différent porté sur luiFootnote 3. Jusqu’à récemment, les récits historiques ont été écrits pour l’essentiel à propos ou depuis la terre fermeFootnote 4. Cette perspective terrienne « par défaut » a commencé d’être critiquée puis contrebalancée dans les années 2000, à la faveur notamment des réflexions autour de l’Anthropocène. Au cours des deux décennies écoulées, la part liquide du globe est ainsi devenue un objet et un terrain d’enquête à part entière, à tel point que ce décentrement (ou ce recentrage, selon les points de vue) a pu être décrit par ses promoteurs et ses promotrices comme un véritable « tournant océanique » de la rechercheFootnote 5. Si la nouveauté, l’amplitude et la radicalité de ce tournant méritent d’être nuancées, comme l’a démontré l’anthropologue Hélène Artaud dans un livre récentFootnote 6, les études qui se disent « de la mer » font preuve aujourd’hui d’un niveau de réflexivité jamais atteint auparavant et ont contribué à imposer une autre perception de l’océan : non plus celle d’un espace vide, vierge et menaçant, mais celle d’un environnement habité, transformé et menacé.
Dans l’historiographie des pêches, ces nouvelles manières d’envisager la mer ont entraîné une redéfinition en profondeur des angles d’approche, des échelles d’analyse et des équilibres avec les autres disciplines. Tout d’abord, l’histoire économique et sociale des pêches a laissé place à des réflexions autour de l’exploitation des ressources de la mer, situées à la croisée d’une pluralité de champs de recherche allant de l’histoire des sciences et des techniques à l’histoire environnementale, en passant par l’histoire du travail, l’histoire du droit, l’histoire coloniale ou même, plus récemment, l’histoire animaleFootnote 7. Longtemps abordée dans un cadre régional ou nationalFootnote 8, l’histoire des pêches a également été renouvelée par des enquêtes plus attentives aux jeux d’échelles, mobilisant aussi bien les apports de la micro-histoire que de l’histoire globale ou de l’histoire connectée. Enfin, les liens anciens quoiqu’assez lâches entre l’histoire et l’anthropologie des pêches ont eu tendance à se distendre encore davantage à mesure qu’historiennes et historiens se sont tournés vers les sciences de la nature pour mieux cerner la complexité des écosystèmes marinsFootnote 9. En revenant plus en détail sur ces évolutions, cette introduction entend tout à la fois rendre compte de la richesse de cette historiographie en plein renouvellement, plaider pour une meilleure prise en compte des apports de l’anthropologie et insister sur ce que peut produire la pêche non seulement comme pratique, mais aussi en tant qu’objet d’enquête.
La mer, milieu unificateur des sociétés de pêcheurs ?
Si la pêche a été au cœur d’un nombre non négligeable de travaux d’histoire économique et sociale au cours de la seconde moitié du xxe siècle, ce sont néanmoins les anthropologues qui ont contribué à engager une réflexion de fond sur cet objet, à partir d’un problème en apparence relativement simple : celui de la constitution de la pêche en un « art » à la fois distinct d’autres modes d’acquisition des choses de la nature, comme la chasse ou la cueillette, et d’autres branches d’activité, telles que l’agriculture ou l’industrie. En effet, cette catégorie descriptive a-t-elle une validité dès lors qu’elle tend à englober une grande variété de pratiques sans que soient toujours suffisamment interrogés les rapprochements opérés entre pêches artisanales et pêches industrielles, pêches côtières et pêches hauturières, pêches maritimes et pêches en eau douce, pêches de subsistance et pêches de loisir, pêches à visée économique et pêches à visée scientifique ou encore, dans un registre plus technique, entre pêches à pied et pêches en bateau, pêches à la main et pêches outillées, pêches dérivantes et pêches traînantes, etc. ? Où ranger, par ailleurs, ces cas limites que sont la chasse aux mammifères marins, le ramassage de coquillages et l’élevage d’animaux aquatiques ? La capture de poissons au moyen d’un harpon est-elle une forme de chasse ? Celle d’oiseaux marins avec un filet une forme de pêche ? Loin d’être insignifiantes, ces questions de taxinomie halieutique sont absolument typiques des débats ayant polarisé pendant longtemps le champ de l’anthropologie maritime, qui s’est justement construit, originellement, autour de l’identification des critères de définition de la pêche et des caractéristiques distinctives qu’elle procurerait aux sociétés organisées par et pour sa pratiqueFootnote 10.
Mettant l’accent sur la spécificité de cette activité, les recherches engagées en ce sens jusque dans les années 1980 ont permis l’accumulation d’un matériau ethnographique extrêmement riche. Cependant, elles ont aussi pu contribuer à réduire la complexité des pratiques halieutiques à un simple face-à-face technique entre le pêcheur et la mer, conçue comme un milieu par essence unificateurFootnote 11. Ainsi, même les auteurs soucieux de placer les rapports économiques et sociaux de production au cœur de leurs analyses ont-ils repris à leur compte un paradigme déterministe définissant les sociétés de pêcheurs par leur capacité d’adaptation aux contraintes écologiquesFootnote 12. Fondé sur l’idée que leur exposition commune aux risques et aux incertitudes du métier (dangerosité de la mer, variabilité de la ressource, etc.) aurait conduit ces sociétés à développer, pour s’en prémunir, des formes d’organisation similaires par-delà les siècles et les aires culturelles, ce paradigme a longtemps contribué à véhiculer l’image d’un monde de la pêche homogène et cohérent.
Cet univers idéaltypique construit par les premières générations d’anthropologues des pêches se caractérise par des rapports de hiérarchie atténués au sein des équipages, allant parfois jusqu’à faire du patron de bateau un simple primus inter pares au nom d’un certain ethos égalitaire dont l’incarnation par excellence serait l’institution du « share system » : très répandue parmi les sociétés de pêcheurs, celle-ci prend parfois la forme d’un véritable « armement à la part » – en ce sens que tous les membres de l’équipage sont propriétaires d’une partie de l’outil de production et participent collectivement à la prise des risques et des décisions –, mais masque souvent ailleurs des relations économiques, sociales et professionnelles profondément inégalitairesFootnote 13. Cet univers se caractérise également par une division fortement genrée des tâches, qui reproduit plus ou moins nettement la coupure entre terre et merFootnote 14. Il est enfin marqué par une tension entre compétition pour l’accès aux ressources, d’une part, et une nécessaire coopération face aux aléas, d’autre part : la littérature a cherché à en rendre compte à travers le modèle du pêcheur comme « reluctant » ou « cooperating competitor » (« compétiteur réticent » ou « coopératif »), sur la base d’une vision rationaliste réduisant les comportements adoptés en mer à des stratégies individuelles ou collectives de maximisation des profits et de minimisation des risquesFootnote 15.
De l’histoire sociale à la question environnementale
À rebours de cette littérature anthropologique préoccupée par la recherche d’invariants communs à l’ensemble des sociétés de pêcheurs, nombre de travaux d’histoire et de sciences sociales ont depuis lors insisté sur l’hétérogénéité des mondes maritimes en général et des mondes halieutiques en particulier. Ils ont permis de mettre en évidence une grande diversité d’influences océaniques, ainsi que de perceptions, d’expériences et de rapports à l’environnement marin. C’est ici le propos de l’article de Renaud Morieux, qui renouvelle l’étude des populations maritimes chères à Alain Cabantous en les abordant par le prisme des relations familiales et du genreFootnote 16. C’est le cas également de Floating Coast, un livre récent et important de l’historienne Bathsheba Demuth, qui montre bien, à partir d’une enquête sur la chasse à la baleine dans le détroit de Béring, comment cette région septentrionale a constitué au xixe siècle un lieu d’affrontement entre des visions radicalement opposées de la mer, des espèces qui la peuplent et du mondeFootnote 17. Cet intérêt, encore timide, pour la pluralité des « perspectives océaniques » s’est accompagné d’un renversement dans la façon d’appréhender l’océan lui-mêmeFootnote 18. Corrélé à l’émergence de la question environnementale, ce basculement a été particulièrement net au sein de la discipline historique où, à la vision d’un milieu intrinsèquement hostile, sauvage et dangereux façonnant les communautés vivant à son abord s’est progressivement surimposée celle d’un environnement hybride, affecté de longue date par les activités anthropiques et donc fragile, sinon menacéFootnote 19.
Toutefois, en dépit d’alarmes anciennes désormais bien documentées, ce renversement a été lent et tardif, car il a fallu rompre, au préalable, avec la représentation réductrice, mais solidement ancrée dans l’historiographie (y compris maritime ou atlantique), d’un océan immuable, privé de profondeur historique, voire de profondeur tout court – puisque généralement réduit à une simple surface d’échange permettant de relier entre elles les différentes parties du mondeFootnote 20. Or, à quelques exceptions près comme The Fisherman’s Problem (1986) d’Arthur F. McEvoy ou La tierra esquilmada (1987) de Luis Urteaga, l’histoire environnementale a durablement négligé les deux tiers immergés du globe, à tel point qu’un immense « blue hole » aurait même fini par se former au beau milieu de ce champ de recherche par ailleurs si fertileFootnote 21. De fait, il a fallu attendre la toute fin des années 1990 et l’essor d’une histoire environnementale « de la mer » pour considérer celle-ci comme un environnement à part entière – doté d’un passé, d’un volume et d’une matérialité propres, d’une part, et peuplé d’une infinité d’acteurs humains et non-humains, d’autre partFootnote 22.
Dans le sillage des recherches d’A. F. McEvoy et de L. Urteaga s’est alors développée une histoire environnementale de la pêche qui est venue progressivement se substituer, ou plutôt s’articuler, à des approches et des objets plus classiques relevant de l’histoire économique, sociale ou du travailFootnote 23. Cette nouvelle historiographie s’est focalisée pour l’essentiel sur la question des ressources, avec le souci parfois revendiqué d’éclairer les conditions de possibilité historiques de l’actuelle surexploitation des océans. Plus ou moins attentive aux évolutions des techniques, aux dynamiques des marchés, aux rapports de production, aux conflits d’usage et d’accès ou aux enjeux de régulation, elle a notamment permis de mettre en évidence l’ancienneté des préoccupations pour la conservation des ressources marines, mais sans toujours parvenir à établir l’ampleur, les causes, voire la réalité effective des phénomènes d’épuisement mentionnés de manière « anecdotique » dans la documentationFootnote 24.
C’est précisément dans cette optique que s’est développée, en parallèle, une histoire de l’environnement marin très largement ouverte aux sciences de la nature, en particulier à la biologie marine, à l’ichtyo-archéologie et à l’écologie historique. Souvent associée au programme de recherche « History of Marine Animal Populations » (HMAP), celle-ci s’est donnée pour projet de mener de vastes enquêtes interdisciplinaires afin d’appréhender, par-delà « le syndrome d’amnésie écologique » (shifting baseline syndrome) identifié par le biologiste Daniel Pauly, la richesse passée des écosystèmes marins et leur dégradation progressive dans la longue duréeFootnote 25. Ces entreprises de recherche nécessairement collectives ont permis de mieux dater et mesurer l’incidence des activités halieutiques sur la vie océane, contribuant ainsi de façon cruciale au renouvellement des objets, des méthodes et des problèmes de l’histoire des pêchesFootnote 26. Toutefois, elles ont également soulevé un certain nombre de questions, voire de critiques, relatives par exemple à l’usage strictement quantitatif qu’elles font des sources, aux finalités essentiellement documentaires qu’elles assignent à l’enquête historienne ou encore au rôle d’auxiliaire des sciences de la nature dans lequel elles cantonneraient l’histoire et les sciences socialesFootnote 27.
Enfin, à côté d’une histoire des sciences de la mer en général, et des sciences halieutiques en particulier, une autre manière d’écrire l’histoire des pêches avec celles-ci s’est structurée ces dernières années autour de l’idée de revisiter l’historiographie des mers (Méditerranée, Caraïbes) et des océans (Atlantique, Pacifique, Indien, Arctique) en croisant histoire environnementale et histoire du travailFootnote 28. Inspirée par différentes approches symétriques ou interspécifiques, elle se présente comme une histoire de la mer « par en dessous », parfois même au ras du fond, qui partage avec l’histoire sociale « par en bas » et les Subaltern Studies une même volonté de restituer l’agency et le point de vue des faibles et des dominés, si ce n’est qu’elle l’étend au vivant dans son ensemble afin de prendre en compte la totalité des expériences humaines et non humaines de la pêcheFootnote 29. Peuplée de baleines, de requins, de saumons, de raies, de tortues ou d’huîtres, parmi bien d’autres espèces animales (et, dans une moindre mesure, végétales), cette nouvelle histoire de la pêche s’appuie largement sur les travaux des biologistes et des écologues pour penser les interactions socio-écosystémiques, sans toutefois séparer la question environnementale des problématiques sociales, coloniales et impériales auxquelles elle s’articule. Ainsi son intérêt n’est-il pas seulement de montrer comment ces acteurs non humains peuvent se dérober voire résister à leur mise en ressource mais, plus généralement, de proposer une réflexion d’ensemble sur les formes de domination qui s’exercent tant sur les écosystèmes marins que sur ceux qui les exploitent pour les convertir en ressources.
Les produits de la pêche
S’ils ne traitent pas vraiment des mêmes objets, trois des articles réunis dans ce numéro spécial partagent un point commun avec ce courant de recherche émergent : ils envisagent la pêche comme une pratique sociale à part entière. Si celle-ci produit certes des protéines ou des matières premières (graisse, fanons, perles, éponges, corail, etc.), elle produit aussi du territoire, du savoir ou du droit, notamment. Prises ensemble, ces études délimitent ainsi les contours d’un vaste chantier de recherche à poursuivre sur les formes et les modalités historiques de la socialisation des espaces maritimes par la pêche.
Dans son article sur les cartes mentales de Terre-Neuve au xvie siècle, Jack Bouchard propose de considérer ces parages de l’Atlantique Nord-Est comme un vaste « paysage maritime » (« maritime cultural landscape ») dont la connaissance est inséparable d’une expérience vécue du travail en mer. Comme celle de Nadin Heé sur l’expansionnisme halieutique du Japon au xxe siècle, sa contribution invite à réfléchir plus généralement à la manière dont la pratique de la pêche peut façonner les espaces liquides et les transformer en territoires. Si l’un et l’autre empruntent plutôt leurs concepts à la géographie culturelle ou politique, ils renouent aussi avec des questions qui ont largement mobilisé les anthropologues au tournant des années 1990. Partiellement éclipsées par la figure d’Elinor Ostrom – et son maître livre, Governing the Commons, paru en 1990Footnote 30 –, des enquêtes ethnographiques riches et nombreuses ont en effet été menées dans ces années-là pour réfuter l’argument bien connu, mais simpliste, de la « tragédie des communs »Footnote 31. Rompant avec l’idée longtemps ressassée d’un territoire libre d'accès dont les ressources ne pourraient avoir d’autre statut que celui de res nullius, ces travaux ont mis en évidence une pluralité des formes de partage ou d’appropriation de la mer et de ses rivagesFootnote 32. Dans leur sillage, un ensemble de concepts alternatifs à ceux de propriété, de souveraineté ou de domanialité ont ainsi pu être proposés ou exhumés pour décrire l’enchevêtrement des droits exercés par les communautés de pêcheurs sur les espaces maritimes, tels que les concepts de « technotopes », de « terroirs maritimes » ou de « tenures marines », mieux adaptés à des sociétés qui pensent autrement les phénomènes de possession et ne conçoivent pas forcément l’existence d’une frontière nette entre terre et merFootnote 33. Relativement méconnus des historiennes et des historiens, ces concepts pourraient constituer des outils précieux pour restituer la complexité des processus historiques de territorialisation par la pêche et la diversité, notamment géographique, des régimes de territorialité halieutique qui en ont résulté. Ils permettraient ainsi de contribuer à une histoire du droit et des juridictions maritimes qui s’est profondément renouvelée ces dernières années, mais sans vraiment s’intéresser aux pêcheurs et à leur expérience juridiqueFootnote 34. En incitant à mettre davantage l’accent sur les formes ordinaires de repérage, de marquage et d’occupation des espaces liquides, ils permettraient par ailleurs de mieux appréhender les multiples « guerres du poisson » que se sont livrés les États par le passé et le rôle de premier plan qu’y ont joué les flottes de pêche nationalesFootnote 35.
On le sait, la possibilité d’exploiter les ressources de la mer ne découle pas simplement du fait d’avoir le droit de pêcher (ou de se l’arroger), mais suppose plus concrètement de pouvoir et de savoir pêcher. De ce point de vue, il est vain de penser en termes de territorialisation sans réfléchir en parallèle aux questions d’accès aux capitaux et aux marchés, d’une part, et aux connaissances requises pour exercer l’art de la pêche avec fruit, d’autre partFootnote 36. De fait, le pêcheur possède une expertise fondamentalement locale et empirique, qui combine des savoirs de natures différentes (écologique, nautique, climatique, etc.) et dont l’acquisition passe autant par la transmission entre pairs que par le maniement répété des engins sur les lieux de la pêche. Qu’ils soient « fixes », « traînants » ou « dérivants », « passifs » ou « actifs », les « métiers » (au sens technique que prend ce terme dans le monde de la pêche) jouent un rôle crucial de médiation avec l’environnement marin et doivent être considérés à ce titre comme de véritables instruments de connaissanceFootnote 37. Historiquement, leur maîtrise a d’ailleurs procuré aux pêcheurs un monopole séculaire sur la production des savoirs relatifs à la mer et à ses ressources. Comme souligné dans notre contribution au numéro, il reste à faire l’histoire de la remise en question progressive de ce monopole, depuis les premières enquêtes savantes consacrées à la pêche à l’époque moderne afin de la « réduire en art » jusqu’à l’essor de la biologie marine et de la science halieutique à partir de la seconde moitié du xixe siècleFootnote 38. Retracée dans un cadre global et comparatif, elle permettrait de remettre en perspective les projets de recension des « savoirs écologiques locaux » ou « traditionnels » que les anthropologues des pêches ont engagés à compter des années 1980 et, ce faisant, de mieux historiciser les controverses auxquelles leurs travaux ont donné lieu – notamment sur le rôle à accorder (ou à redonner) aux communautés de pêcheurs en matière de régulation halieutiqueFootnote 39.
Se gardant, dans l’ensemble, de céder à une vision trop idéalisée de ces communautés – même si certaines d’entre elles ont pu être créditées d’une véritable « éthique de la conservation » –, les enquêtes sur « la gestion traditionnelle des ressources marines » (traditional marine resources management) ont d’abord été conduites auprès de populations non occidentales, notamment dans le Pacifique, avant d’être étendues à l’ensemble des mondes de la pêche contemporainsFootnote 40. Si elles ont permis de documenter l’existence d’une grande variété de normes restreignant l’accès aux ressources locales (en termes d’ayants droit, de lieux, de périodes, de techniques) afin de les conserver, elles ont surtout permis de montrer comment celles-ci étaient directement issues de la pratique et donc étroitement liées à des institutions et des savoirs vernaculaires. À cet égard, ces enquêtes ethnographiques restent une source d’inspiration pour une historiographie des pêches qui s’est trop souvent limitée à une approche par le haut de la régulation, davantage centrée sur les normes édictées par les États que sur leurs modalités concrètes de production, de négociation et d’application à l’échelle des communautés. Pourtant, des travaux récents, consacrés notamment aux amirautés et aux prud’homies de pêcheurs de la France d’Ancien Régime ou à la magistrature de la Giustizia Vecchia à Venise, ont mis en évidence la richesse des archives produites par ces juridictions maritimes locales et la possibilité de les utiliser pour analyser la fabrique d’un droit coutumier de la pêcheFootnote 41. En adoptant la même focale et la même démarche, il devient désormais envisageable d’écrire une histoire du gouvernement des ressources de la mer qui rende compte de la diversité des savoirs et des pratiques en usage au sein des communautés de pêcheurs passées. La « mise en réserve » ou « en interdit » est une mesure, parmi d’autres, qui se prêterait relativement bien à ce type d’approche pragmatique et comparative. Consistant à sanctuariser des zones identifiées comme nécessaires à la reproduction des espèces marines, l’existence de cette pratique est attestée anciennement dans des espaces allant de la Polynésie à la Tunisie, en passant par la France, où elle a produit des archives qui permettent d’étudier son fonctionnement conflictuel au moins depuis le xviiie siècleFootnote 42. Élargie à d’autres terrains, une telle étude présenterait par ailleurs l’intérêt d’apporter un éclairage de longue durée sur les écologies politiques qui s’affrontent aujourd’hui à propos de l’extension des aires marines protégées tout en venant contrebalancer du même coup une historiographie de la conservation qui reste encore très forestière, et donc terrienne.
Situés à la marge des continents et des sciences sociales, les mondes de la pêche ont eu tendance à être considérés différemment ces dernières années : non plus seulement pour leur intérêt intrinsèque, mais aussi pour leur potentiel heuristique et réflexif. Ainsi un certain nombre d’études sur le monde de la pêche se présentent-elles désormais simultanément comme des enquêtes depuis le monde de la pêche, avec le projet explicite de tirer profit de sa position liminale pour décentrer le regard sur des historiographies qui se sont construites sans la pêche et, plus généralement, sans la mer. Dans ce numéro, N. Heé et J. Bouchard utilisent par exemple le « prisme » de la pêche (au thon, pour l’une, et à la morue, pour l’autre) pour proposer d’autres histoires et d’autres géographies des océans Pacifique et Atlantique. De notre côté, nous essayons de restituer leur dimension halieutique à des objets, comme la police ou les pratiques expérimentales, qui ont traditionnellement été abordés dans des contextes différents. Plus généralement, une multitude de recherches récentes se saisit de la pêche pour adopter une perspective océanique sur des faits ou des processus historiques qui ont été envisagés pendant longtemps par le biais de la terre exclusivementFootnote 43. Toutefois, s’il est nécessaire de prendre la juste mesure de ce terracentrisme pour arrimer plus solidement les espaces liquides au cours de l’histoire, un tournant océanique trop radical ne serait pas sans reconduire un compartimentage stérile des terrains de recherche entre la terre et la mer, ni sans produire à son tour de nouveaux « centrismes ». L’enjeu est peut-être justement de parvenir à concilier, combiner et confronter les perspectives dans le cadre d’approches plus symétriques, taillées à la mesure des expériences faites par les sociétés habitant cette planète « terraquée » qu’est la TerreFootnote 44.