Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
Au moment où, dans son De antiquitate Glastoniensis ecclesiae, il s'apprête à dénombrer les acquisitions successives de la célèbre abbaye, Guillaume de Malmesbury raconte une bien curieuse histoire :
On lit dans les Gestes du très illustre roi Arthur qu'à une fête de Noël, tenue à Carlion, le roi arma chevalier Ider, très vaillant jeune homme, fils du roi Nuth, et, pour l'éprouver, l'emmena au mont des grenouilles, qui s'appelle maintenant Brentecnol, où il s'agissait de combattre trois géants malfaisants et redoutés, dont il avait appris la présence. Le jeune chevalier, prenant les devants à l'insu d'arthur et de ses compagnons, attaqua hardiment les géants et, dans une lutte prodigieuse, les mit à mort. Après leur défaite, Arthur arriva et trouva Ider épuisé par son effort, complètement évanoui. Le croyant mort, il se mit à le pleurer et, revenant à son camp, il laissa là le corps, qu'il considérait comme privé de vie, jusqu'à ce qu'il ait pu le faire ramener par une voiture. Se jugeant responsable de cette perte, parce qu'il était arrivé trop tard pour secourir Ider, il établit à Glastonbury, quand enfin il y arriva, vingt-quatre moines chargés de prier pour l'âme du défunt et les pourvut largement de possessions et de territoires pour leur subsistance, ainsi que d'or, d'argent, de calices et d'objets destinés au culte.
The medieval legend of Ideris rooted in the most ancient warrior mythology of the Indo-Europeans. First, the two basic traits of the hero's personality (a fight with a bear and victory over giants), such as these have corne down to us in the Folie Tristan of Berne, the Vengeance Raguidel, and the Roman d'Yder, reflect very clearly two aspects of this mythology. Second, the famous anecdote from De antiquitate Glastoniensis ecclesiae of William of Malmesbury concerning the child of King Nuth recounts in detail an initiation rite of the type that G. Dumézil has studied for the specifically Indo-European domain. Above all, however, the novel which bears the hero's name has preserved for us a myth—inherited, most probably, from a common distant pre-history and presented here in a fanciful disguise—for which parallels can be found in India, in the murder of the Tricephalus and the episode of Indra and Namuci, and in Rome, in the victory of the young Horace over the three Curiatii and in the story of Tullus Hostilius and Mettius Fuffetius.
P.S. La présente étude était déjà entre les mains de l'éditeur lorsque nous avons eu connaissance de l'article de M. José Carlos Gomes Da Silva, « Mythe et idéologie », L'homme, Revue française d'anthropologie, oct.-déc. 1976, XVI (4), pp. 49-75. L'auteur croit pouvoir affirmer (p. 70) que « Le Mabinogi de Math, fils de Mathonwy, est une variante galloise des épisodes que la tradition indienne prête à Indra (dans sa rivalité avec le Tricèphale et avec Namuci ou Vrtra), que l'histoire romaine attribue à Tullus Hostilius ». La démarche de M. Gdmes Da Silva semble par moment quelque peu aventureuse et certaines conclusions à tout le moins imprudentes, mais l'analogie de nos objets, la proximité de nos champs de recherche et la parenté de nos méthodes fournissent sur plus d'un point des éléments de comparaison intéressants.
1. Faral, E., La Légende arthurienne. Études et documents, Paris, H. Champion, 1929, t. II Google Scholar, chap. ix, L'abbaye de Glastonbury et la légende du roi Arthur, pp. 452-453. On trouvera en note (n. 2, p. 452) le texte latin cité d'après l'édition Hearne.
2. Dumézil, G., Mythes et dieux des Germains, Essai d'interprétation comparative, Paris, Librairie E. Leroux, 1939 Google Scholar.
3. Id., Horace et les Curiaces, Gallimard, N.R.F., 1942.
4. Id., Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo- Européens, Paris, P.U.F., coll. «Hier», 1969.
5. Mythes et dieux des Germains, pp. 114-115.
6. Sur tiro ‘bachelier', cf. P., Guilhiermoz, Essai sur l'origine de ta noblesse en France au Moyen Age, Paris, 1902, pp. 244-247, n. 8 Google Scholar
7. Cf. J. Auboyer, Le Trône et son symbolisme dans l'inde ancienne, Annales du Musée Guimet, t. LV, P.U.F., 1949, p. 49 ss. Cazeneuve, J., Les Rites et la condition humaine, Bibliothèque de philosophie contemporaine, P.U.F., 1958, p. 280 ss.Google Scholar Éliade, M., Naissances mystiques, Essai sur quelques types d'initiation, Paris, Gallimard Google Scholar, Les Essais XCII, 1959, p. 199. Przyluski, J., La participation, Paris, P.U.F., 1940, p. 40 ss.Google Scholar
8. G. Dumézil, Horace et les Curiaces, p. 121: « L'exploit initiatique a souvent un contrecoup mécanique qui anéantit ou amenuise ou même tue d'abord pour un temps l'initié, et (que) celui-ci doit être ensuite restauré, reformé, rappelé de la mort par un procédé magique. » Cf. Id., ibid., p. 125 et Heur et malheur du guerrier, pp. 112 et 143.
9. M. Éliade, Le sacré et le profane, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 160. Cf. également Naissances mystiques, p. 74 ss.
10. E. Faral, op. cit., p. 457.
11. G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, pp. 143-144. Cf. Horace et les Curiaces, pp. 126-134.
12. Horace et les Curiaces, p. 103.
13. Paris, G., Histoire littéraire de la France, t. XXX, p. 206 Google Scholar.
14. Horace et les Curiaces, p. 105: « On a vu par exemple comment Cûchulainn, marchant contre les trois fils de Nechta, rencontre sur la frontière le senior Conall qui mesure le danger auquel court son junior et entreprend de l'accompagner: mais Cûchulainn l'écarté par une ruse brutale afin d'être seul. Une certaine préparation, une certaine mise en scène de la solitude du combattant peut remonter aux plus anciens scénarios initiatiques ».
15. H. D'arbois De Jubainville, « Études sur la Tâin bô Cualngé autrement dit “Enlèvement des vaches de Cooley” », Revue Celtique, t. XXVIII, 1907, pp. 249-261.
16. Geoffroy De Monmouth, Historia Regum Britanniae, chap. 166, 1.59 et 167, 1.32, dans E. Faral, op. cit., t. III, Documents.
17. Stiennon, J. et Lejeune, R., La Légende arthurienne dans la sculpture de la cathédrale de Modène, CCM., t. VI, 1963, pp. 281-296 Google Scholar.
18. Ider (Yder) dérive d'un Edern (Edyrn) gallois (G. Baist, Z.f.r.Ph., t. 19, 1895, p. 341 ss.) ou armoricain (Zimmer, Z.f.fz.Sp.u.L., XIII, 22, A).
19. Ed. J.-C. Payen, W. 234-237, dans Tristan et Yseut, Édition nouvelle comprenant texte, traduction, notes critiques, bibliographie et notes, Paris, Classiques Garnier, 1974.
20. G. Paris, loc. cit., p. 200: « A côté du combat d'ider contre les géants, un autre exploit de lui était célèbre: il consistait à avoir tué un ours. »
21. Messire Gauvain ou la Vengeance de Raguidel… publié et précédé d'une introduction par C. Hippeau, Collection des poètes français du Moyen Age, Paris, 1862. L'épisode de l'ours se situe aux vers 5280-5305 et 5584-5622.
22. Der altfranzôsische Yderroman… herausgegeben von H. Gelzer, Dresde, Gesellschaft fur romanische Literatur, Band 31, 1913, w. 3292-3398.
23. « Hanc Taifalorum gentem turpem ac obscenae vitae flagitii ita accepimus mersam, ut apud eos nefandi concubitus fcedere copulentur maribus pubères, aetatis viriditatem in eorum pollutis usibus consumpturi. Porro siqui iam adultus aprum exceperit solus, vel interemerit ursum immanem, colluvione liberatur incesti. » Le Storie di Ammiano Marcellino, a cura di Antonio Selem, Turin, Classici Latini, U.T.E.T, 1965, XXXI, 9, 5.
24. M. Éliade, Naissances mystiques, p. 177.
25. Heur et malheur du guerrier, pp. 139-140.
26. Lucien Gerschel, Un épisode trifonctionnel dans la saga de Hrôlfr Kraki, Collection Latomus, XLV (Hommages à G. Dumézil), 1960, pp. 104-116.
27. Heur et malheur du guerrier, p. 127 (Cf. M. Éliade, Naissances mystiques, p. 174). Un «ors… molt let, molt gros, molt fort, molt grant » figure dans un autre combat de promotion héroïque, celui d'artur contre le géant du Mont Saint-Michel. Dans le songe prémonitoire qui le visite, Artur voit son futur adversaire sous l'aspect d'un « granz ors [qui] ert demostrance/ D'aucun jaiant qu'il ocirroit ». On retrouve ici, quoique sous une forme différente, le couple ours/géant et l'animal favori des initiations guerrières (I. D. O. Arnold et M. M. Pelan, La Partie arthurienne du roman de Brut, Paris, Klincksieck, 1962, v. 2697 ss. Cf. Geoffroy De Monmouth, Historia regum Britanniae, chap. 164 « ursum quemdam ».— C'est évidemment dans la perspective d'un semblable scénario d'initiation (ou de promotion) qu'il convient de replacer l'anecdote fameuse relative à Charlemagne et à laquelle le chroniqueur Philippe Mousket, utilisant vraisemblablement la légende latine de sainte Amauberge, rapporte le surnom de Grand: « Un jour que le roi venait de chasser dans ce pays (en Aquitaine), il s'arrêta dans une très belle abbaye, située près du bois. Dans la forêt habitait une ourse, qui mangeait souvent les hommes qui s'y aventuraient. La voilà qui accourt soudain, et chacun de s'enfuir dans le cloître, en criant: « Voici l'ourse ! » Nul n'y demeura, blanc ni brun; le roi était dans l'église, et avec lui la sacristaine Landre; elle lui donna une barre qu'elle trouva: « Sire roi, dit-elle, tenez, défendez-vous. » Le roi prit la barre et fit trois fois le signe de la croix dessus. L'ourse entra dans l'église; le roi, de la barre, la frappa à la tête et la tua. Ses compagnons arrivèrent, et admirant le roi, qu'ils avaient laissé seul avec l'ourse, l'appelèrent depuis ce jour Charles le Grand (v. 4094 et suiv.). » (cité par Paris, Gaston, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, Librairie A. Franck, 1865, p. 376 Google Scholar). — Par ailleurs le récit fantastique que l'on trouve chez Froissart des fureurs nocturnes de Pierre de Béarn, frère bâtard de Gaston Phoebus, se rattache au même complexe mythique et initiatique, et constitue une authentique histoire de berserkir, de guerrier ‘à enveloppe d'ours’: « Messire Pierre de Berne a de usaige que nuit en dormant il se relieve et s'arme, et trait son espee et se combat, et ne scet a qui, voire se on n'est trop soigneux de li… Et la première fois que on s'en apperçut, ce fu la nuit ensuivant d'un jour ouquel il avoit es bois de Bisquaie chacié a chiens un ours merveilleusement grant… Et vous di que en la propre nuit dont le jour messire Pierre avoit chacié et tué l'ours et occis, endementres que il se dormoit en son lit, ceste fantasie [d] [lui advint]… Aussi peut estre que cel ours avoit esté un chevalier chaçant es forests de Bisquaie. » ( Froissart, , Voyage en Béarn, éd. par Diverres, A. H., Manchester University Press, 1953, pp. 80-86 Google Scholar).
28. Le lien d'ider avec l'initiation me paraît susceptible de rendre compte de la place et de la fonction qu'occupe celui-ci dans Erec et Enide et dans le Parzival.
29. G. Paris, loc. cit., p. 201: « La merveilleuse victoire remportée sur les géants et le combat contre l'ours étaient donc les deux traits principaux de la renommée d'ider, fils du roi Nuth ».
30. Le mot se trouve aux vers 5631, 5668, 5986.
31. G. Paris, loc. cit., pp. 206-207.
32. M. Éliade, Le sacré et le profane, p. 168. Sur le motif de la régression à l'état embryonnaire, voir Naissances mystiques, pp. 84, 113, 115-116 et passim.
33. Comme le wut des anciens germains, ire s'emploie également au Moyen Age pour désigner le vent sauvage soufflant en tempête (Tobler-Lommatzsch, s.v. ire, t. 4, c. 1444).
34. Horace et les Curiaces, p. 17. Signalons que Vire entendue comme fureur guerrière est également le ressort du combat héroïque d'artur contre le géant du Mont Saint-Michel. Dans le Brut de Wace, le roi est qualifié de « formant aïros » (v. 2979) et lorsque le géant s'écroule sur le sol avec le fracas d'un chêne abattu par le vent, Artur, arraché à une espèce d'état second, se met à rire, « car lors fu trespassee s'ire » (v. 3004).
35. Horace et les Curiaces, p. 40 ss. M. Éliade, Naissances mystiques, pp. 183-188.
36. Les Indo-Européens pensaient le monde selon un système triparti que G. Dumézil à proposé d'appeler le système des trois fonctions. Ces fonctions sont respectivement: 1. l'administration à la fois régulière et mystérieuse du monde (fonction magico-juridique); 2. le jeu de la vigueur physique, de la force (fonction guerrière); 3. la fécondité et ses corollaires tels la santé, la longue vie, la volupté, la paix (fonction nourricière).
37. Ces diverses variantes ont été commodément rassemblées et étudiées dans un article de Bloomfield, M., « The Story of Indra and Namuci. Contributions to the interprétation of the Veda », dans Journal of the American oriental Society, t. XV, 1893, pp. 143-163 CrossRefGoogle Scholar.
38. Eggeling, J., Satapatha-Brâhmana, Sacred Books of the East, vol. XLIV, Oxford, Clarendon Press, 1900, pp. 213-217 Google Scholar.
39. Le kuvala, le badara et le karkandhu sont trois variétés de la jujube (J. Eggeling, op. cit., p. 214, n.3).
40. Voici une autre version dans lequelle Tvashtr n'apparaît pas et qui est empruntée à Satapatha-Brâhmana, XII, 7, 3 (J. Eggeling, op. cit., pp. 222-223): 1. Par le moyen de la Surâ, Namuci, le Démon, enleva à Indra sa force, son essence de nourriture, son boire de Sonia! Il (Indra) alla en toute hâte trouver les Asvins et Sarasvatî en criant: « J'ai juré à Namuci de ne le tuer ni de jour ni de nuit, ni avec un bâton ni avec un arc, ni avec la paume de ma main ni avec le poing, ni avec du sec ni avec de l'humide, et néanmoins il m'a enlevé ces biens: trouvez le moyen de me les rendre ! » 2. Ils dirent: « Laisse-nous y avoir part et nous te les rendrons !” — « Ces biens (seront) en commun à nous (trois) », dit-il « rendez-les moi, maintenant ! » 3. Les Asvins et Sarasvatî alors versèrent en forme de foudre l'écume des eaux disant: « Ce n'est ni du sec ni de l'humide », et, au moment où la nuit se dissipait et que le soleil n'était pas encore levé, Indra, pensant: « Ce n'est ni (déjà) le jour ni (encore) la nuit », décapita avec ça Namuci, le Démon.
41. Dumézil, G., Les dieux des Indo-Européens, Paris, P.U.F., 1952, p. 13 Google Scholar.
42. Notons toutefois que dans une sorte de doublet de l'épisode considéré, où l'on rencontre la séquence: triple victoire d'yder sur Kei/traîtrise du sénéchal/quasi mort du héros, la reine Guenïôie en bon mifejre prodigue seule les premiers soins, retire le tronçon de lance, oint et bande la plaie (w. 2661-2845). Mais sans doute l'intervention de cette guérisseuse n'est-elle qu'une coïncidence ?
43. Cf. M. Bloomfield, art. cit., p. 154.
44. Tobler-Lommatzsch, s.v. avable, t. I, c. 696.
45. Sur la jalousie de Kei, cf. w. 3291; 6350 ss; 5132 « Keis l'envïos ».
46. Heur et malheur du guerrier, pp. 34-42.
47. M. Bloomfield, art. cit., p. 147.
48. Hollyman, K.-J., Le développement du vocabulaire féodal en France pendant le haut Moyen Age, Étude sémantique, Société de publications romanes et françaises, LVIII, Genève- Paris, Droz-Minard, 1957, pp. 152-155 Google Scholar. Dans les Psaumes, félon traduit impius et félonie impietas (Id., ibid., p. 153).
49. M. Bloomfield, art. cit., p. 150.
50. Vers 3531 « Compaignons estions ensemble»; v. 3536 « Ore en vont mi dui compaignon »; v. 3554 « Querre vodra se[s] compaignons ».
51. Cf. le «vilainement» du vers 5607 et la méditation d'yder aux vers 3525-3543.
52. Il n'est peut-être pas indifférent de remarquer que ce qui dans le texte latin de Guillaume de Malmesbury est un rite d'initiation juvénile est devenu dans le roman un scénario de promotion royale: en conquérant le couteau-talisman, donc en tuant les géants, en mourant puis en ressuscitant, Yder accède à la royauté (la reine Guenlôie n'étant en dernière analyse qu'une image de la Souveraineté). Or est-ce pur hasard si, face à ce schéma d'ordalie royale, le rituel indien de la sautràmani — dont l'histoire d'indra et de Namuci est le mythe — intervient entre autres dans le cas d'un roi qui a été détrôné pour lui faire recouvrer sa royauté et si « une forme de ce rituel est parfois annexée à la cérémonie de l'investiture royale » ? (G. Dumézil, Tarpeia, N.R.F., Gallimard, 1947, pp. 120-121).
53. Voir par exemple la variante de Satapatha-Bràhmana, XII, 7, 3 citée à la note 40.
54. Le double meurtre du Tricéphale et de Namuci.
55. Heur et malheur du guerrier, p. 42.