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L’épuration professionnelle du monde du spectacle à la Libération

Histoire et sciences mathématiques

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

Karine Le Bail
Affiliation:
CNRS/Centre de recherches sur les arts et le langage, EHESS karine.le-bail@ehess.fr
Julien Randon-Furling
Affiliation:
ENS Paris-Saclay, Centre Borelli Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, SAMM Julien.Randon-Furling@cantab.net
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Résumé

Rédigé par une historienne et un spécialiste de modélisation mathématique, cet article explore les enjeux épistémologiques de la collaboration interdisciplinaire à travers une étude de cas : l’épuration professionnelle du monde du spectacle à la Libération. Dans tout processus de justice, la question de l’équité, ou celle, équivalente, d’éventuelles discriminations, est difficile à instruire. A fortiori pour une épuration à caractère disciplinaire, où des artistes ont jugé leurs pairs. L’article montre que le formalisme mathématique, loin de se substituer à l’expertise historique, prolonge celle-ci par les moyens d’un autre langage, abstrait, enrichissant ainsi les modes d’accès au réel en faisant converger plusieurs dispositifs d’enquête. Progressant pas à pas dans la modélisation du problème et dans l’analyse des données, les deux chercheurs prennent soin d’expliciter les approches statistiques et mathématiques de plus en plus complexes qu’ils doivent mobiliser pour détecter des formes jurisprudentielles impossibles à capturer avec des outils classiques – jusqu’à l’idée originale de traiter un processus impliquant des décisions humaines comme un processus algorithmique complexe. Grâce au détournement d’une méthode d’inférence causale conçue pour étudier l’équité de certains processus algorithmiques de type « boîte noire », des résultats inédits, restés jusqu’alors totalement « cachés » dans les données, sont révélés et viennent, en retour, guider l’analyse historique.

Abstract

Abstract

Written by a historian and a mathematical scientist, this article explores the epistemological stakes of interdisciplinary collaboration by focusing on a specific case study: the purge of performing artists after the liberation of France. While the artists most compromised during the occupation were brought before purge tribunals, less serious cases were referred to specialized commissions comprised of their peers. In any legal proceeding, it can be hard to reach a verdict when it comes to questions of fairness or potential discrimination, and this was especially true for these purge commissions. The authors show how mathematical formalism, while obviously not replacing historical inquiry, can extend its reach, offering multiple ways to apprehend an elusive reality thanks to the versatility of an abstract language. Progressing step by step through the modelling of the question and the analysis of the data, they explain the increasingly complex statistical and mathematical approaches mobilized to observe forms of jurisprudence that escape more traditional analysis—arriving at the innovative proposal to treat a trial involving human decisions as a complex algorithmic process. Adapting a causal inference approach designed to evaluate the fairness of “black box” type algorithmic processes brings to light unprecedented results, hitherto hidden in the data. These findings, in turn, lead to new insights for the historian.

Type
Histoire contemporaine et méthodes interdisciplinaires
Copyright
© Éditions de l’EHESS

On trouve dans leurs dossiers d’épuration des photoreportages réalisés sur le quai d’une gare ou dans un camp de prisonniers français, quelque part en Allemagne, ou encore dans l’un des nombreux lieux du « Gai Paris », si apprécié des soldats allemands. Les vedettes y affichent d’éclatants sourires, les unes confiant aux journalistes leur joie de revenir en France après un si charmant voyage outre-Rhin, les autres louant l’accueil chaleureux qu’elles y ont reçu, certaines se risquant même à des considérations politiques sur la nécessaire collaboration avec les vainqueurs. Pêle-mêle, d’autres articles de presse tout aussi soigneusement découpés montrent les mêmes beaux visages, mais les commentaires ont « changé de camp » : après avoir été encensés par les journaux collaborationnistes pour leur contribution à l’entente franco-allemande, les grands noms de la scène française incarnent désormais, dans la presse de la Libération, une forme d’idéal-type du déshonneur Footnote 1 . Toutes ces figures remarquables – chanteurs populaires, stars de cinéma, danseurs étoiles ou virtuoses de la musique classique – n’avaient-elles pas vécu durant quatre ans « très loin, très au-dessus des mortels, dans une sorte de système ostensible et éclatant Footnote 2  » ?

A-t-on pour autant jugé plus sévèrement les vedettes, à l’instar de l’écrivain Robert Brasillach, condamné à mort, que le général de Gaulle refusa de gracier en 1945 au motif que, « dans les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité Footnote 3  » ? Leurs propos tendancieux étalés dans la presse collaborationniste ont-ils constitué, aux yeux de la justice, des témoignages aussi accablants que les écrits des écrivains et des journalistes, dont le garde des Sceaux Pierre-Henri Teitgen rappelait, en 1946, que « [l]a preuve de leur trahison, ils l’avaient écrite et signée Footnote 4  » ? Dans un espace public saturé de prises de position passionnées autour de la question de la responsabilité et du devoir d’engagement des écrivains et des intellectuels Footnote 5 , la justice politique fit peu cas des arts de la scène, hormis pour de rares personnalités emblématiques. On compta bien quelques artistes (majoritairement des femmes) condamnés à des peines de dégradation nationale, mais, dans l’écrasante majorité des cas, les acquittements prévalurent. Plus encore, les archives judiciaires montrent que les procédures de classement avant instruction – une prérogative du ministère public, donc du pouvoir politique – bénéficièrent à plusieurs célébrités qui furent ainsi littéralement soustraites à la justice politique Footnote 6 .

C’est donc à un autre échelon qu’il faut porter l’enquête, si l’on veut saisir le phénomène social massif qu’a bien représenté l’épuration pour la scène française : celui de l’épuration dite « professionnelle ». Certes moins spectaculaire que l’épuration judiciaire, avec ses juridictions d’exception jugeant les actes les plus tangibles de collaboration et passibles des plus lourdes peines (Haute Cour, cours de justice, chambres civiques), cette épuration de caractère disciplinaire, reposant ici sur le « jugement des pairs », s’est attachée dès la fin de l’été 1944 à interdire de scène de nombreux artistes compromis durant l’Occupation. Sa conduite chaotique ainsi que les retards pris dans ses jugements ont sérieusement affecté de nombreuses carrières, allant pour certains artistes jusqu’à des mises au ban définitives. Elle a par ailleurs laissé dans les mémoires collectives un même goût amer de « loterie nationale » que les jugements parfois erratiques des cours de justice dénoncés par François Mauriac dans les colonnes du Figaro Footnote 7 , d’autant que le milieu artistique fut soucieux d’assurer le retour rapide des vedettes sur les scènes et les écrans français, cédant à « la logique tranquillisante de l’oubli sélectif et de la déculpabilisation Footnote 8  ».

Tous ces « procès en injustice » n’ont en définitive jamais fait l’objet d’une instruction historique rigoureuse, fondée sur un examen systématique des dossiers individuels, des instances, des jugements et des peines. Engageant l’enquête, cet article entend verser à l’historiographie de l’épuration des analyses renouvelées en venant éclairer d’un jour neuf les mécanismes d’une épuration par les pairs et, partant, très singulière par rapport à l’épuration politique, afin de compléter un ensemble d’études sectorielles sur les arts de la scène Footnote 9 . Mais cette contribution rédigée par une historienne et un spécialiste de modélisation mathématique se présente avant tout comme un essai d’épistémologie critique visant à démontrer combien la recherche historique, dans certaines situations – en l’occurrence des procédures de jugement qui soulèvent notamment des problématiques de discrimination –, gagne à se déplacer dans un cadre interdisciplinaire croisant les méthodes de l’histoire et celles des sciences mathématiques.

Il est probable qu’un tel axiome suscitera chez certains quelques réserves méthodologiques, car depuis longtemps « la science mathématique entretient des liens controversés avec les sciences de l’homme et de la société Footnote 10  ». Marc Bloch écrivait ainsi :

Les faits humains sont, par essence, des phénomènes très délicats, dont beaucoup échappent à la mesure mathématique. Pour bien les traduire, par suite pour bien les pénétrer (car comprend-on jamais parfaitement ce qu’on ne sait dire ?), une grande finesse de langage, une juste couleur dans le ton verbal sont nécessaires Footnote 11 .

S’il n’est guère surprenant que, dans les années 1940, la communauté historienne pût être sujette, par méconnaissance, à réduire les mathématiques à la mesure chiffrée et aux calculs statistiques, une telle appréhension n’a plus de raison d’être aujourd’hui. L’idée selon laquelle les sciences humaines et sociales seraient essentiellement qualitatives, tandis qu’il n’y aurait de mathématique que quantitative, est évidemment fausse Footnote 12 . Sans compter la persistance absurde des débats opposant approches quantitative et qualitative en histoire Footnote 13 . Leibniz, déjà, l’énonçait : la mathématique est avant tout un langage , précisément à même de saisir la « délicatesse des phénomènes humains » décrite par M. Bloch. Grâce au travail interdisciplinaire, il s’agit de concevoir des modèles dotés d’une « finesse de langage » et d’« une juste couleur », qu’ils relèvent de la mesure et du calcul statistique ou d’une abstraction plus formelle.

On peut du reste citer plusieurs exemples fameux de recherches en sciences humaines et sociales qui ont très tôt tiré avantage des recherches les plus récentes en mathématiques. Dès le début des années 1920, le mathématicien probabiliste Maurice Fréchet et le sociologue Maurice Halbwachs donnèrent à Strasbourg un cours commun sur la théorie des probabilités Footnote 14 . Dans les années 1940, la rencontre entre Claude Lévi-Strauss et le mathématicien André Weil fut décisive pour l’affirmation de l’anthropologie dans le champ des sciences sociales. En mobilisant une mathématique des relations (la théorie des groupes), A. Weil permit de saisir la complexité des règles du mariage de la tribu des Murngin en Australie et donna une assise formelle à l’approche structuraliste de C. Lévi-Strauss, contribuant à l’audience et au prestige des  Structures élémentaires de la parenté Footnote 15 . On pense aussi à la collaboration en 1971 entre le statisticien Christian Rosenzveig et l’historien Antoine Prost, où l’utilisation de la toute jeune technique d’analyse factorielle des correspondances permit de dégager une typologie objective des familles politiques de la Chambre des députés en 1881 Footnote 16 . Rappelons que cette enquête pionnière avait été lancée à l’initiative de Louis Girard, fondateur et directeur du Centre d’histoire du xix e  siècle, et de Jean-Paul Benzécri, directeur du laboratoire de statistique mathématique de la faculté des sciences de Paris et père fondateur de l’analyse factorielle des correspondances. Les échanges de Jean-Paul Benzécri avec Pierre Bourdieu auront ensuite des incidences majeures sur « l’affinité élective entre la théorie des champs et l’analyse géométrique des données Footnote 17  ».

C’est également dans une démarche concrètement interdisciplinaire que nous inscrivons cette étude. Son cadre heuristique s’apparente à celui défini par Fernand Braudel en 1958 lorsqu’il répondait au plaidoyer de C. Lévi-Strauss en faveur de la mathématisation des sciences de l’homme Footnote 18 . L’historien insistait avec justesse sur le fait que si la science mathématique se pose dans certaines situations comme une subtile herméneutique du social, ce dernier n’en demeure pas moins « un gibier autrement rusé Footnote 19  » : le social résistera aux entreprises de modélisation qui ne sont pas en capacité d’appréhender « le jeu multiple de la vie, tous ses mouvements, toutes ses durées, toutes ses ruptures, toutes ses variations Footnote 20  ». Aussi convient-il de toujours « préparer la besogne de cette machine qui n’avale ni ne triture toutes les nourritures Footnote 21  », ce qui vaut du reste pour bien d’autres sciences, comme celles de la nature. Notre analyse des données tirées de l’épuration professionnelle du monde de la scène entend donc tirer avantage de recherches contemporaines en sciences mathématiques – notamment du développement des statistiques computationnelles et de l’apprentissage algorithmique – tout en les adaptant au terrain accidenté des sciences humaines Footnote 22 .

Dans un numéro spécial du Journal de la Société française de statistique consacré, en 2017, aux « Humanités et Statistiques », le mathématicien Fabrice Rossi et l’historien Stéphane Lamassé insistent sur les perspectives offertes par cette interdisciplinarité. Bien que les statistiques computationnelles et leurs capacités de visualisation, de modélisation et d’analyse fassent désormais partie de la boîte à outils des chercheurs en sciences humaines et sociales, il n’en reste pas moins que les « données des humanités appellent des modèles en général complexes et récents », écrivent-ils. « Dans les premières phases de leur développement, ces modèles ne peuvent être conçus et mis au point que dans des collaborations interdisciplinaires Footnote 23 . »

On voit bien ici l’intérêt de collaborations qui profitent aux « deux parties », avec des enjeux importants à la fois pour les chercheurs en sciences mathématiques ou computationnelles et pour les chercheurs des sciences de l’homme et de la société. Il va sans dire qu’une telle démarche suppose un « coût d’entrée » non négligeable, et pas seulement du côté de l’historien qui doit se colleter avec le langage et les concepts mathématiques. Revenant sur son travail avec C. Lévi-Strauss, A. Weil notait ainsi que « le plus difficile pour le mathématicien, lorsqu’il s’agit de mathématique appliquée, est souvent de comprendre de quoi il s’agit et de traduire dans son propre langage les données de la question Footnote 24  ». Ces efforts sont toutefois payants, car seul le cadre interdisciplinaire permet de concevoir, « en temps réel » en quelque sorte, de nouvelles méthodes mises à la disposition des chercheurs des sciences de l’homme et de la société. Dans le meilleur des cas, cela peut même aller jusqu’à « la production de logiciels relativement faciles d’accès Footnote 25  » utilisables en autonomie. Au contraire, l’absence de collaboration interdisciplinaire induit nécessairement un « effet retard » sur les outils mobilisés, le plus souvent sans même pouvoir les modifier, ni sur le plan formel ni sur le plan logiciel. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les articles du récent numéro des  Annales sur l’histoire quantitative coordonné par Karine Karila-Cohen, Claire Lemercier, Isabelle Rosé et Claire Zalc, qui ont recours à des méthodes ou outils déjà existants Footnote 26 , et ceux du numéro spécial « Humanités et Statistiques » de F. Rossi et S. Lamassé.

En ce sens, notre article prolonge le numéro des  Annales paru en 2018 de deux manières : d’une part, en insistant sur la nécessité de considérer les méthodes statistiques ou mathématiques comme partie intégrante du travail de recherche, d’autant plus qu’elles font en soi, et pour elles-mêmes, l’objet d’évolutions, de mises à jour, de réfutations ou de raffinements ; d’autre part, en soulignant qu’aujourd’hui la frontière entre statistiques ou mathématiques dites « appliquées » et mathématiques fondamentales (que d’aucuns appellent « pures ») n’est plus si évidente à tracer. Nous parlerons donc ici d’« approches mathématiques », ou de « sciences mathématiques », au sens de démarches scientifiques mobilisant des outils mathématiques, que ceux-ci soient formels et algébriques ou statistiques et analytiques. Enfin, cette démarche se fera toujours, comme l’écrivait F. Braudel : « [dans l’ordre] de la réalité sociale au modèle, puis de celui-ci à celle-là et ainsi de suite, par une suite de retouches, de voyages patiemment renouvelés. Le modèle est ainsi, tour à tour, essai d’explication de la structure, instrument de contrôle, de comparaison, vérification de la solidité et de la vie même d’une structure donnée Footnote 27 . » Démarche qui n’a d’ailleurs rien de spécifique aux sciences sociales, les allers-retours entre réalité et modèle caractérisant toute science.

La première partie de notre article consistera à exposer la nature chaotique de l’épuration professionnelle du monde du spectacle et, partant, la difficulté à abstraire un jeu de données relativement stabilisé. Nous nous arrêterons sur quelques situations communes d’interprétation de données qui nécessitent des outils statistiques élémentaires d’administration de la preuve. Ceux-ci, déjà anciens et rendus aisément disponibles grâce, notamment, aux travaux de C. Lemercier et C. Zalc Footnote 28 et au Pôle informatique de recherche et d’enseignement en histoire (PIREH) Footnote 29 de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sont encore bien trop ignorés (ou dédaignés ?) par les historiens et les historiennes, comme s’ils étaient optionnels. Or, à observer certaines analyses statistiques provenant de l’historiographie de l’épuration, le risque est grand de ne commenter en définitive que de simples artefacts statistiques Footnote 30 , et surtout de commettre des erreurs – quelle que soit « l’intime conviction de l’historien », forgée avec sérieux dans l’examen des archives et des sources en prenant appui sur un haut degré d’expertise.

En outre, parce qu’elle a impliqué une multiplicité d’individus, d’instances, de faits reprochés et de peines prononcées, l’épuration artistique ne peut être abordée efficacement en s’en tenant aux seules statistiques descriptives. Ce processus complexe doit être appréhendé non seulement à travers les peines, mais surtout à partir des incriminations mises en relation avec les peines. Ainsi, une même combinaison d’incriminations a-t-elle toujours conduit à une même peine, ou des peines plus sévères ont-elles été prononcées à l’encontre de certains groupes d’individus ? Le cas échéant, ces peines apparaissent-elles justifiées ou, au contraire, semblent-elles correspondre à des biais dans les jugements ? Pour le dire autrement, des individus ou groupes d’individus spécifiques se trouvèrent-ils discriminés au cours de ce processus d’épuration ? Cette question, loin d’être simple, fait l’objet d’une abondante littérature dans de nombreuses disciplines, notamment en droit et en sciences politiques comme en algorithmique. Nous verrons que seule une analyse statistique et mathématique est à même d’établir rigoureusement la réalité d’une absence de structure discriminatoire décelable, ou au contraire l’existence de biais à l’égard de tel ou tel groupe d’individus. Chemin faisant, nous serons conduits à mobiliser des méthodes d’analyse et des objets mathématiques de plus en plus complexes, dépassant les outils statistiques habituellement utilisés en sciences humaines et sociales, pour saisir les éventuelles différences de traitement entre artistes et, au-delà, la façon dont on peut corréler les caractéristiques individuelles et les peines prononcées, en dégageant d’éventuelles logiques jurisprudentielles. Plus encore, nous serons amenés à explorer des méthodes statistiques nouvelles, voire expérimentales, pour établir rigoureusement – et non simplement postuler  – l’existence de certaines discriminations, comme celles envers les artistes femmes.

L’exigence méthodologique impliquant de ne jamais laisser les outils mathématiques à l’état de complètes « boîtes noires », cet article ne présumera d’aucune connaissance préalable en statistique, assumant dans son écriture même un fort caractère didactique. Cependant, nous avertissons les lecteurs et lectrices de sciences humaines et sociales : l’entrelacs inédit entre récit historique, explicitation détaillée des outils mathématiques et mises au point épistémologiques n’a rien d’évident et peut rebuter. Il en va de même pour un lecteur de sciences mathématiques, qui sera assurément déstabilisé par le renoncement à l’efficacité et à la concision du langage formel.

Processus, traces, représentations

Le choix d’étudier le processus de l’épuration dans les « arts du spectacle » constitue une nouveauté dans les recherches sur les professions artistiques, et plus encore dans celles consacrées au monde de l’art durant la Seconde Guerre mondiale. Cette catégorie d’analyse s’affranchit de la traditionnelle séparation entre les arts – visuels, dramatiques, musicaux, chorégraphiques –, avec ses partitions plus fines visant à saisir, à l’intérieur de ces champs, l’extrême variété des formes d’expression (peinture, cinéma, théâtre, musique, cirque, etc.) ou encore des genres esthétiques (savant/populaire, classique/variétés, etc.), pour insister sur une autre distinction : celle opérée par le philosophe Nelson Goodman entre «  performing arts  » ou arts du spectacle, dont le « fonctionnement » se produit seulement lorsqu’ils sont joués ( performed ), et la peinture ou la littérature par exemple, où l’œuvre existe dès qu’elle est achevée Footnote 31 . Cette distinction permet de singulariser des professions dont le rapport de dépendance à la représentation – scène ou écran – fonde un ethos professionnel singulier fait d’une tension permanente entre un impératif de visibilité, la course pour l’accès aux places et l’inquiétude face à un horizon toujours incertain. Cette dépendance objective eut des implications majeures dans la conduite de l’épuration, tout comme les interdictions de scène résultant de cette dernière furent redoutables pour les carrières de certains artistes. En effet, pour un monde social reposant essentiellement sur la réputation, quelques mois d’interdiction professionnelle suffirent parfois à entraîner des mises au ban définitives.

La question générale que nous posons est celle des motifs et des biais éventuels avec lesquels de telles peines d’interdiction furent prononcées. Dans cette première partie, nous verrons comment une réponse rigoureuse à cette interrogation implique de constituer, à travers le passage des archives aux données, quelque chose comme un « système » en physique, très bien décrit par F. Braudel, soit « une unité restreinte d’observation, […] où l’on puisse presque tout examiner et toucher directement du doigt [et] établir ensuite entre les éléments distingués toutes les relations, tous les jeux possibles Footnote 32  ».

Le processus chaotique de l’épuration professionnelle du monde du spectacle

À la Libération, des dizaines de textes législatifs se sont employés à encadrer les nombreux domaines d’activités professionnelles que les épurations judiciaires ou administratives « n’atteign[aient] pas ou mal en raison de leur compétence trop restrictive, de leurs sanctions inadaptées ou de leurs procédures inadéquates Footnote 33  ». Si cette « extension de l’État Footnote 34  » inédite dans la gestion de professions jusqu’alors indépendantes s’est effectuée de manière relativement rationnelle dans le monde de l’économie ou des professions libérales, le monde de l’art a mis en crise ce dispositif. Plus encore, à l’intérieur de cette catégorie, les arts du spectacle ont constitué un cas limite, provoquant une instabilité juridictionnelle qui ne connaît pas d’équivalent dans l’épuration professionnelle. Très vite en effet, les législateurs ont buté sur l’hétérogénéité radicale d’un monde social traversé par une inégalité maximisée des niveaux d’engagements, entre la vedette consacrée du cinéma, du music-hall ou de la musique classique et l’anonyme précaire se maintenant difficilement à la lisière du monde professionnel. Il faut ajouter à cela une multitude de régimes d’emploi, entre l’artiste entrepreneur Footnote 35 soumis à l’obligation d’une « démultiplication de soi Footnote 36  » et l’artiste salarié, parfois même assimilé fonctionnaire dans les théâtres nationaux – c’est le cas des troupes de chanteurs lyriques ou de comédiens, des orchestres et des corps de ballet. Enfin, les arts du spectacle, et plus largement les professions artistiques, se distinguent par la multi-activité, et il est courant qu’un même interprète émarge à plusieurs régimes d’emploi. Une telle complexité a fait écrire à Eliot Freidson que « de tous les états professionnels reconnus de la société […], ceux qui sont liés aux arts sont les plus ambigus et constituent le plus redoutable défi à l’analyse théorique des métiers et du travail Footnote 37  ».

L’ambiguïté que relevait E. Freidson constitua à la Libération un terrible écueil pour l’acte de juger et, partant, a rendu d’autant plus complexe le travail d’identification des sources et leur abstraction en données, car la succession désordonnée d’instances d’épuration visant à embrasser les arts du spectacle a exigé de dépouiller les archives de trois commissions successives : celles tout d’abord issues d’une première « Commission consultative d’épuration des industries du spectacle » fondée en septembre 1944, en parallèle des premières instructions de l’épuration judiciaire, et dont les jugements furent particulièrement marqués par l’ordonnance du 26 août 1944 instituant l’indignité nationale, qui s’imposait alors comme le grand texte normatif de l’épuration intellectuelle et artistique. Un autre jeu de données a été abstrait des archives d’une deuxième « Commission gouvernementale d’épuration du spectacle » (CGES) fondée un mois plus tard, en octobre 1944. Un troisième jeu de données a enfin été extrait des archives d’une dernière instance créée le 17 février 1945, le « Comité national d’épuration des professions d’artistes dramatiques, lyriques et de musiciens exécutants » (CNE), censée faire taire les nombreuses polémiques liées au processus de l’épuration artistique.

Les premières mesures d’épuration à la Libération

À la fin de l’été 1944, l’épuration de la scène française suscite un vif intérêt dans l’opinion publique. Les arrestations d’immenses vedettes comme Sacha Guitry, Mireille Balin, Alice Cocéa, Pierre Fresnay, Josseline Gaël, Ginette Leclerc, Mary Marquet, Albert Préjean, Viviane Romance ou encore Tino Rossi font les gros titres des journaux. « Chez les artistes, il y a une émulation remarquable. C’est à qui rejoindra Sacha Guitry », raille le journal Ce soir le 28 septembre 1944 Footnote 38 . Décrivant l’arrestation de l’actrice Dita Parlo, la journaliste Madeleine Jacob se montre toute aussi mordante : « Les arrestations de personnalités parisiennes, ‘ça rend’, comme on dit en jargon commercial. Alors, vous pensez, une vedette de cinéma Footnote 39 . » La réouverture programmée des théâtres fait redouter des incidents publics, car un certain nombre d’artistes ont déjà été suspendus par diverses commissions provisoires d’épuration rattachées à des théâtres, à des syndicats ou aux sociétés de droits d’auteur. Dans ce contexte, le monde du spectacle fait l’objet des toutes premières mesures gouvernementales liées à l’épuration professionnelle. Dès le 15 septembre, une première « commission consultative d’épuration des industries du spectacle » se réunit 7 rue de la Paix dans l’ancien siège du Comité d’organisation des entreprises de spectacles Footnote 40 . Présidée par l’homme de théâtre Pierre Renoir et rattachée à l’administration des Beaux-Arts qui dépend du ministère de l’Éducation nationale, elle est composée de seize membres, tous masculins, choisis pour la plupart au sein des mouvements de résistance et représentant toutes les activités de la profession. Cette participation des « différents membres de la famille du spectacle » est censée garantir « l’impartialité des débats et la sérénité des sentences » Footnote 41 .

Recouvrant l’ensemble de l’industrie du spectacle à Paris et en région parisienne – aussi bien les théâtres subventionnés et les théâtres dramatiques et lyriques que les cabarets, music-halls, cirques et tournées partant de la capitale Footnote 42  –, la nouvelle instance, qui croule sous les dossiers, prononce des suspensions professionnelles allant de 1 à 12 mois d’activité. Il apparaît rapidement que ces interdictions manquent de base juridique, si bien qu’une nouvelle « Commission gouvernementale d’épuration du spectacle » (CGES) est instituée le 13 octobre 1944 par une ordonnance du ministre de l’Éducation nationale René Capitant, en charge des Beaux-Arts Footnote 43 . Désormais présidée par un magistrat, la CGES n’a plus juridiction sur les personnels artistiques des établissements subventionnés – la Comédie-Française, la Réunion des théâtres lyriques nationaux (qui rassemble l’Opéra Garnier et l’Opéra-Comique) et les théâtres de l’Odéon et du palais de Chaillot –, passibles de la seule épuration administrative à travers des commissions ad hoc . Malgré ce resserrement, la nouvelle commission embrasse toujours un trop grand nombre de professions aux statuts hétérogènes, allant des différents artistes de scène (musiciens, comédiens, danseurs, artistes de music-halls, etc.) jusqu’aux décorateurs et aux machinistes, en passant par les metteurs en scène et directeurs de spectacles, ou encore les entrepreneurs de tournées. Elle peine à instruire les centaines de dossiers qui lui parviennent et suscite l’impatience des directeurs de théâtre, soucieux de connaître le sort des artistes qu’ils souhaitent engager. En outre, la CGES est contestée jusque dans ses décisions : les suspensions de travail qu’elle prononce ne sont pas irrévocables, car elles doivent d’abord être ratifiées par un arrêté du ministre de l’Éducation nationale.

Surtout, ses jugements sont entachés d’arbitraire. Ainsi la CGES, considérant que la moitié du personnel des spectacles serait susceptible d’être sanctionnée du fait de sa collaboration massive aux émissions artistiques de la radio allemande d’occupation, décide-t-elle de ne juger que les artistes ayant perçu plus de cent cachets à Radio-Paris. Cette clémence douteuse fait écho à une autre décision encore plus lourde de conséquences : celle du Comité de libération du cinéma français (CLCF). Celui-ci, pourtant très actif dans l’épuration des personnels techniques, décide très tôt de ne pas verser à l’instruction de la CGES les noms des acteurs qui ont tourné pour la Continental Film. Or cette filiale française de l’UFA allemande a été la principale société de cinéma en France durant l’Occupation, avec à son actif une trentaine de films qui ont « fait travailler au moins un tiers des professionnels du cinéma en France Footnote 44  ». Le CLCF ne transmet pas davantage les fiches de post-synchronisation recensant les doublures des films de propagande allemands Footnote 45 . Une telle iniquité est dénoncée par le « comité du spectacle » d’un certain « Club Saint Just » composé d’écrivains et d’artistes : « Car enfin, cette indulgence est si anormale qu’elle en devient blessante. Le comédien est-il un outil verbal, une machine parlante qui émet des mots dont il ignore le sens Footnote 46  ? »

Le comité national d’épuration des professions d’artistes dramatiques, lyriques et de musiciens exécutants

Pour faire taire les polémiques et tenter de mieux ajuster la législation à ce monde social complexe, le gouvernement se voit contraint de procéder à de nouvelles subdivisions et institue, par l’ordonnance du 17 février 1945, un « comité national d’épuration des professions d’artistes dramatiques, lyriques et de musiciens exécutants » (CNE). Les artistes exerçant « leur art directement devant le public ou par l’intermédiaire du cinématographe ou de la radiodiffusion Footnote 47  » sont donc désormais distingués des personnels techniques et des personnels de direction des entreprises de spectacles Footnote 48 . Siégeant 3 rue de Valois au siège de l’administration des Beaux-Arts, le CNE est présidé par l’avocat général Côme et bénéficie d’une structure juridique qui faisait défaut aux deux instances précédentes : ne requérant plus la signature du ministre, ses décisions sont souveraines et sans appel.

Le nouveau comité ne commence pourtant ses travaux qu’à partir du 23 juillet 1945, soit cinq mois après sa création, et ce alors qu’il est tenu d’instruire des centaines de dossiers, dont ceux des commissions précédentes, très nombreux, qui n’ont pas encore fait l’objet d’un arbitrage ministériel. Il reprend aussi plusieurs dossiers d’artistes classés sans suite par la justice politique tout comme ceux jugés en cour de justice ou en chambres civiques mais ayant bénéficié d’un non-lieu. De fait, les comités chargés de l’épuration professionnelle n’avaient pas à se ranger à l’autorité de la chose jugée, ce qui, du reste, n’était pas prévu dans les textes de loi Footnote 49 . Le CNE ne remet donc l’essentiel de ses avis qu’à la fin de l’année 1946 Footnote 50 . La presse résistante dénonce cette épuration tardive qui vient parfois suspendre brutalement des comédiens en pleine représentation : « L’épuration du spectacle ne doit pas être une vulgaire séance de Guignol Footnote 51  », condamne France Libre .

Données et premières représentations

Distinctes par leur composition, leurs régimes juridiques ou encore leurs champs de compétences, trois instances successives se sont donc employées, entre 1944 et 1946, à statuer sur la responsabilité des artistes de scène. L’étude de l’épuration doit ainsi affronter un double écueil. La première difficulté est liée à la discontinuité, la confusion et parfois l’incohérence du processus d’épuration, en l’absence d’une commission centrale censée garantir une relative homogénéité des décisions, mais aussi leurs critères et leurs attendus Footnote 52 . En outre, les archives de l’épuration professionnelle des arts du spectacle sont extrêmement disparates, en plus d’être parcellaires. Seul le CNE, mieux structuré et plus pérenne que les deux premières instances, a produit des archives relativement systématisées, avec des dossiers individuels qui recèlent de précieuses informations sur la conduite des prévenus durant l’Occupation – photographies, articles de presse, extraits de correspondances, comptes rendus d’interrogatoires, témoignages à charge et à décharge, etc. La seconde difficulté réside dans la complexité à appréhender un corps social extrêmement hétérogène. Les artistes se situant souvent à l’intersection de plusieurs sous-ensembles correspondant à autant de statuts d’emploi, de niveaux de reconnaissance, etc., il n’est pas rare de les retrouver dans deux, trois, voire quatre instances distinctes. Comment suivre dès lors le « parcours d’épuration » d’un comédien sociétaire de la Comédie-Française accusé tout à la fois d’avoir tourné dans un film de propagande, travaillé sur les ondes de Radio-Paris et enfin tenu des propos anti-nationaux ? Cette trajectoire rend un tel artiste passible de trois instances distinctes : la commission de la Comédie-Française, au titre de l’épuration administrative ; le comité d’épuration du spectacle au titre de l’épuration professionnelle ; et, enfin, la commission d’épuration mise en place par la Radiodiffusion française – cette dernière s’illustrant par une extrême sévérité Footnote 53 .

Nous sommes toutefois parvenus à identifier au moins 51 artistes jugés par la première commission consultative d’épuration des industries du spectacle. La deuxième commission (CGES) a, quant à elle, jugé au moins 204 artistes en l’espace de neuf mois. Enfin, le CNE a statué sur au moins 239 individus Footnote 54 . Afin de retracer le « parcours d’épuration » des artistes de scène – certains « disparaissant » d’une commission à une autre, quand d’autres ont vu leurs dossiers instruits par les trois instances –, il a fallu procéder à de nombreux recoupements entre les fiches manuscrites recensant les faits reprochés, des listes d’arrêtés ministériels, les minutes de séances mentionnant les incriminations et les peines prononcées, et, enfin, plusieurs listes récapitulatives établies tout au long du processus. Nous avons ainsi pu établir un corpus relativement stabilisé mentionnant les incriminations et les peines des artistes épurés Footnote 55 .

Nous aboutissons à un tableau de 378 individus qui prend en compte les artistes passés devant une, deux ou trois commissions. Or ce résultat ne concorde pas avec la « liste complète des artistes sanctionnés » par le CNE, faisant pour sa part état en 1949 de 328 individus jugés Footnote 56 . Cette liste sur laquelle se fondent la plupart des statistiques de l’épuration professionnelle est donc incomplète, puisqu’elle n’inclut pas systématiquement les artistes jugés dans les deux commissions précédentes et dont les peines, si elles se trouvaient purgées au moment de l’instruction du CNE, n’en ont pas moins été effectives. C’est le cas du sociétaire de la Comédie-Française Georges Chamarat, que la liste en question mentionne comme « classé », alors qu’il a en réalité été condamné à 3 mois d’interdiction par la commission provisoire le 9 octobre 1944, peine ramenée à 1 mois par la CGES le 27 octobre 1944. Notons toutefois que s’il fait état des passages devant les trois commissions, notre corpus n’est pas pour autant exhaustif, puisqu’il ne rend compte que des sanctions prononcées depuis Paris.

Caractéristiques des individus

Le tableau des individus comporte donc 378 lignes et se divise en 6 colonnes correspondant à autant de caractéristiques individuelles. Quatre premières variables concernent les mentions « nom », « date de naissance », « sexe », « profession ». Cette dernière variable est déclinée en douze modalités : comédiens, acteurs, artistes lyriques, musiciens d’orchestre, chefs d’orchestre, choristes, solistes classiques, chansonniers, danseurs, acrobates, circassiens, humoristes. Une cinquième variable distingue les familles artistiques (musique classique, variétés, music-hall, cinéma, théâtre classique, théâtre de boulevard, cirque). À ces cinq variables nous en avons ajouté une sixième, le « degré de notoriété ». Si les taxinomies selon les modes d’expression (théâtre/cinéma/musique) ou les genres esthétiques (savant/populaire ou classique/variétés) sont relativement classiques, cette attention au degré de notoriété (vedettes/anonymes) est moins attendue. Cette prise en compte est pourtant cruciale dans l’étude de l’épuration, dès lors que s’est posée, et ce à tous les échelons du processus – judiciaire, administratif, professionnel –, la question de la responsabilité des élites. La Résistance avait pensé cette échelle de responsabilité : « L’ennemi ne doit plus pouvoir valoriser ses émissions et films distractifs par un seul nom de vedette française [alors qu’un] comédien pauvre peut jouer dans les films – de la Continental Films – s’il peut prouver, par la suite, qu’il a fait ce qu’il a pu pour gagner autrement sa vie Footnote 57 . »

Or, devant les commissions, la notoriété semble plutôt avoir agi en faveur des inculpés. Le cas de Tino Rossi est à cet égard significatif. Accusé d’intelligence avec l’ennemi dans le cadre de l’affaire de la Gestapo française de la rue Lauriston, il est écroué 3 mois à Fresnes. La célébrité est remise en liberté provisoire le 4 janvier 1945 et voit son dossier classé sans suite en novembre 1946 Footnote 58 . Entre-temps, le CNE instruit son dossier durant l’automne 1945 et établit une liste éloquente de galas en faveur de la collaboration, tels ceux des 6 et 7 juin 1941 en marge de l’exposition « La France européenne » au Grand Palais, ou encore le concert du 1 er  mai 1942 au théâtre de l’Empire devant les légionnaires de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme, dans le cadre de l’exposition internationale « Le bolchevisme contre l’Europe ». Comparaissant le 15 décembre 1945, Tino Rossi n’est pourtant condamné qu’à 4 mois d’interdiction, qui plus est rétroactivement, à compter du 15 septembre 1944… Il en va de même de Maurice Chevalier. Également arrêté à la Libération, le chansonnier a pu compter sur la protection active de Louis Aragon pour échapper à l’épuration judiciaire, puis s’est racheté une conduite en chantant dans les nombreux galas donnés par le parti communiste à la Libération. Ainsi « blanchi » par le premier parti de France, Chevalier est relaxé par le CNE, lequel conclut le 30 novembre 1945 à l’absence de sanctions. Le dossier d’instruction conservé aux Archives nationales est pourtant à charge. On y trouve là aussi une liste manuscrite recensant moult galas, des interviews dans divers journaux, notamment le Pariser Zeitung en novembre 1942, ou encore la mention d’une « propagande inlassable pour Pétain en 1941-1942 sur les scènes de la zone non occupée et à la radio Footnote 59  ».

Le facteur de la notoriété semble dès lors appeler un examen rigoureux, mais comment formaliser la catégorie de la « vedette » (ou de la « star ») en une variable statistique ? La célébrité – ou la notoriété – n’est-elle pas une construction sociale particulièrement instable, dont les schèmes de perception jusqu’aux systèmes de valeurs varient selon les mondes sociaux, et, à l’intérieur de ces derniers, selon les instances d’expertise ? Nous nous sommes toutefois résolus à appréhender la notoriété comme une « sorte de quantité sociale Footnote 60  », en attribuant à chaque artiste de notre corpus un « indice » échelonné de 0 à 2. On pourrait arguer du fait qu’un tel codage recèle une part problématique d’arbitraire et d’approximation, notamment parce qu’il prend le risque d’effets de seuil, de même qu’il ne parvient pas à saisir la variable « temps ». Cela posé, si la notoriété n’est pas un indice constant ni même monotone, puisque pouvant tour à tour croître ou décliner dans le temps, elle a valeur de curseur relativement fiable pour appréhender le phénomène de l’épuration, immédiatement consécutif à l’Occupation et se déroulant dans une durée relativement courte. Plus encore, si la célébrité a joué dans les jugements, une catégorisation simple suffit à en déceler la trace, car il est peu probable que les commissions aient, consciemment ou non, été influencées par une mesure excessivement fine du degré de célébrité, d’autant que l’indice extrême de « 2 » distingue uniquement les personnalités à l’époque consacrées dans leur champ respectif – virtuose classique renommé, star du grand écran, vedette de la chanson, etc. –, étant entendu qu’une chanteuse lyrique aussi admirée que la cantatrice Germaine Lubin n’a jamais accédé à la « célébrité superlative Footnote 61  » d’une Arletty. L’indice « 0 » renvoie quant à lui au grade des anonymes, des « sans noms » sur les affiches, dans les colonnes de la presse ou dans les annonces radiophoniques. Enfin, l’indice « 1 » identifie une catégorie intermédiaire d’artistes qui, sans appartenir à l’olympe des « idoles », n’en ont pas moins un nom. C’est sans surprise la catégorie la plus fournie, où l’on retrouve aussi bien les actrices Charlotte Lysès et Corinne Luchaire que le chanteur lyrique René Hérent ou le pianiste Jean Hubeau.

Des incriminations

Outre les caractéristiques des individus, nous avons travaillé sur deux types de données factuelles : les faits reprochés et les peines prononcées. À partir de deux types de sources (listes récapitulatives et procès-verbaux des séances des trois instances d’épuration), nous avons abstrait 25 grands types d’incriminations (tabl. 1) – étant entendu qu’un même individu a pu s’en voir reprocher plusieurs. Toutes les qualifications sont explicitement mentionnées dans les archives ou induites de mentions concordantes dans les dossiers d’épuration : ainsi de la mention « relations avec l’occupant », que l’on a classée en « relations sexuelles » uniquement lorsqu’elle cohabitait avec la qualification de « maîtresse » ou d’« amant ». Puisque nous nous concentrons sur les liens entre incriminations et peines, il a fallu écarter 27 individus dont l’étude des dossiers n’a pas permis d’identifier les faits reprochés – ce qui ramène notre corpus d’analyse de 378 à 351 individus. Puis, étant donné qu’il y a eu parfois plusieurs délibérations sur un même individu dans une même instance, nous n’avons conservé que la dernière, faisant apparaître les incriminations finalement retenues.

Tableau 1 –Incriminations, par ordre décroissant d’individus concernés

L’épuration professionnelle du monde du spectacle ne retient quasiment aucune charge pour « vichysme » : c’est essentiellement la collusion avec l’occupant qui est stigmatisée, reprenant en cela les différentes « listes de critères » rédigées durant l’Occupation et vraisemblablement mises à disposition des commissions d’épuration Footnote 62 . Il n’est pas étonnant non plus que le « jugement des pairs », inévitablement moins normatif qu’un relevé de greffe des cours de justice, offre une grande granularité dans les faits de collaboration reprochés, entre les « voyages en Allemagne organisés par l’occupant » et le « travail en Allemagne » distincts à dessein du travail « pour des établissements contrôlés par les Allemands », de la collaboration à Radio-Paris ou encore des « concerts organisés par/pour les Allemands ».

Si les incriminations sont variées Footnote 63 , elles se concentrent toutefois sur trois grands faits de collaboration : le travail à Radio-Paris, les galas de propagande et, enfin, le travail en Allemagne. L’incrimination Radio-Paris s’explique bien sûr par le caractère massif du travail artistique pour la radio allemande, mais aussi par le fait qu’il a constitué, pour les épurateurs, une faute immédiatement objectivable. En effet, l’important fichier du poste, abandonné par l’occupant dans sa fuite et transmis à la justice, a permis de préciser pour chaque artiste le nombre exact de cachets perçus, avec la mention des montants, des titres et des dates des émissions concernées. C’est du reste ainsi qu’a pu être distinguée dans notre corpus la collaboration aux émissions artistiques (RPA) de celle aux émissions de propagande (RPP). Cette surreprésentation des faits de collaboration à Radio-Paris fait ressortir en retour la quasi-inexistence de l’incrimination pour la collaboration aux tournages de la Continental (CON) : elle n’est mentionnée que dans les dossiers de 8 prévenus, et encore, au milieu d’autres incriminations Footnote 64 . Ainsi de l’actrice Ginette Leclerc Footnote 65 et des deux vedettes Danielle Darrieux et Suzy Delair, à qui l’on reproche le fameux voyage de propagande en Allemagne et en Autriche effectué en mars 1942. Jamais étudiée en tant que telle, l’existence d’un régime de clémence officieux du CLCF à l’endroit des acteurs et actrices de la Continental se trouve objectivée par notre examen systématique de l’ensemble du processus d’épuration des arts du spectacle.

Modélisation et visualisation des données

Il est bien sûr tentant de modéliser les 25 incriminations identifiées dans les données en s’appuyant sur les techniques factorielles éprouvées (analyse en composantes principales [ACP], analyse des correspondances multiples [ACM]) qui permettent d’analyser et, dans une moindre mesure, de visualiser les correspondances entre des variables et des individus Footnote 66 . Toutefois, lorsque les modalités (soit les valeurs possibles pour toutes les variables) sont nombreuses et les disparités d’effectifs importantes, des effets de distorsion non négligeables peuvent apparaître, au risque de masquer certaines correspondances et d’en surreprésenter d’autres. Nous choisissons plutôt ici de modéliser l’espace des incriminations sous la forme d’un graphe Footnote 67 biparti (fig. 1), soit un réseau dont les nœuds sont de deux types (en l’occurrence les incriminations et les individus) et dans lequel les arêtes relient obligatoirement des nœuds de types différents (ici, une arête relie un individu à une incrimination si celle-ci est présente dans son dossier). Cette cartographie relationnelle et dynamique donne à voir simultanément et immédiatement les individus reliés à une seule incrimination ainsi que les groupes d’interaction : elle conduit naturellement à une visualisation efficace des individus présentant conjointement deux incriminations (ou plus) et permet ainsi de circuler dans ces données avec beaucoup d’aisance, facilitant de fait la réflexion et, partant, l’analyse.

Figure 1 – Représentation des individus et des incriminations sous la forme d’un graphe biparti

Note : Cette modélisation, présentée ici en capture d’écran, est en réalité interactive (disponible sur https://julienrf.shinyapps.io/StatEp/) ; on peut ainsi naviguer dans l’espace des incriminations.

Une épuration discriminatoire ?

Le lien entre peines et combinaisons d’incriminations paraît-il relativement indépendant des individus concernés ou se fait-il, au contraire, selon une géométrie variable ? La question sous-jacente, plus générale et fondamentale, est celle de la discrimination d’individus ou de groupes d’individus, que ce soit dans un parcours de justice ou dans d’autres types de processus (sélection ou recommandation, par exemple). Elle est bien sûr loin d’être simple. Rappelons ainsi l’étude sur l’admission des femmes à la Graduate School de Berkeley en 1973, un « classique » en sciences sociales et en statistique Footnote 68 . Leur taux d’admission global, bien plus faible que celui des hommes, pouvait laisser supposer l’existence d’une discrimination. Or, calculé par département, le taux d’admission des femmes était nettement supérieur à celui des hommes… Cette apparente contradiction (le fameux « paradoxe de Simpson ») résultait du fait que les femmes candidataient davantage à des départements ayant de plus faibles taux d’admission.

Pour raisonner formellement, repartons de la définition de ce qui constituerait une discrimination dans le processus de l’épuration, à savoir une différence de traitement systématique vis-à-vis d’un groupe d’individus. Soit deux sous-ensembles  A  et  B , déterminés ici selon un caractère (sexe, âge, famille professionnelle, etc.). La démarche consistant à comparer des indicateurs statistiques élémentaires – pourcentages, moyennes, médianes, valeurs typiques, etc. – calculés pour les groupes  A et  B ne permet pas à elle seule d’établir des résultats. Par exemple, il n’est pas rigoureux d’avancer que  A et  B reçoivent des traitements différents à partir de la seule observation d’une peine moyenne différente entre ces deux groupes : si net soit-il, cet écart peut très bien être le simple fruit du hasard de l’échantillonnage, et seuls des tests statistiques d’hypothèse permettraient d’écarter une telle possibilité. Cet écueil statistique classique, à savoir que des différences d’indicateurs calculés sur des sous-échantillons d’une population ne sont pas forcément significatives, reste encore trop peu enseigné dans les cursus universitaires d’histoire, alors qu’il l’est en sociologie. Il conduit pourtant à des erreurs manifestes. On peut ici citer l’article de Fabien Lostec sur l’épuration féminine en Loire inférieure, qui repose entièrement sur l’analyse des écarts de proportions hommes/femmes dans les jugements. L’historien y affirme, parmi d’autres conclusions erronées, que « les femmes ne sont pas sur-représentées parmi les individus acquittés puisque le pourcentage est de parité Footnote 69  », soit 50 % d’acquittés femmes pour 50 % d’hommes. Ce raisonnement est de toute évidence faux, puisque dans l’échantillon analysé, les femmes représentent 27 % des individus jugés, si bien qu’elles apparaissent au contraire surreprésentées parmi les acquittés, 50 % étant supérieur à 27 %… Encore faut-il vérifier que cet écart n’est pas le fruit du hasard de l’échantillonnage, ce dont un appareil statistique élémentaire (que nous détaillons plus bas) permet de s’assurer, aboutissant à un résultat qui se trouve être exactement l’inverse de ce qu’affirme F. Lostec.

Encore une fois, insistons sur la différence entre hypothèse et résultat : l’intime conviction de l’historien, bien que forgée avec le plus grand sérieux dans l’examen des archives et des sources, ne suffit pas, sans appareil statistique, à établir des résultats. Dit autrement, un travail « qualitatif » ne peut que suggérer ou postuler, et non établir – sauf ici à trouver un document attestant une règle discriminatoire dans les peines. Il suffit de se déplacer en sciences expérimentales pour saisir l’évidence : qui ferait confiance à la seule conviction d’un chercheur en médecine quant à l’efficacité d’une molécule pour soigner une maladie ou un virus ? Pour en établir l’efficacité et, partant, en autoriser la mise sur le marché, il faut au préalable tester statistiquement les observations afin d’évaluer la probabilité de la solidité du résultat : il faut se prémunir autant que possible contre le risque d’une fluctuation aléatoire ou d’un biais dans l’échantillon des malades observés. Revenons à l’articulation formelle entre différence de traitement et discrimination. Dans le cas où il serait établi que deux groupes  A  et  B reçoivent effectivement des traitements distincts, cette différence n’est pas forcément discriminatoire : elle peut s’expliquer par des comportements jugés plus ou moins répréhensibles. Ainsi, certaines incriminations ont pu être retenues plus systématiquement (voire exclusivement) pour l’un des groupes ; auquel cas, la distribution des individus dans l’espace des incriminations ne sera pas indépendante de leur appartenance au groupe  A ou  B . De la même façon, les peines prononcées, y compris pour des incriminations similaires, peuvent avoir été systématiquement moins clémentes pour l’un des groupes, ce qui tendrait à indiquer une discrimination. Auquel cas, la relation entre la position des individus dans l’espace des incriminations et leur peine ne sera pas indépendante de leur appartenance au groupe  A ou  B . Pour vérifier cette hypothèse, il est nécessaire de recourir à des techniques statistiques plus avancées que de simples comparaisons, notamment des techniques de régression. Avant de mobiliser celles-ci, nous allons d’abord isoler l’étude de l’espace des incriminations de l’étude des peines.

Étude des peines

Une première démarche exploratoire consiste à examiner les différences de peines entre les vedettes et les anonymes jugés par la CGES, soit 17 vedettes, 57 anonymes et 130 artistes de notoriété intermédiaire. Les peines moyennes semblent diminuer très sensiblement avec le degré de notoriété : les « anonymes » écopent d’une peine moyenne de 7 mois, tandis que les célébrités ne sont sanctionnées en moyenne que de 4 mois et demi d’interdiction. À partir de cette observation, d’aucuns seraient tentés de conclure immédiatement que la commission s’est montrée plus clémente à l’endroit des vedettes. Or, nous le disions plus haut, il convient d’abord de s’assurer que l’effet observé est réel et ne relève pas du hasard de l’échantillonnage. On peut donner l’exemple du jeu de pile ou face : observer une séquence de 2 « pile » d’affilée ne suffit absolument pas à conclure que la pièce avec laquelle on joue est faussée, car une telle séquence peut tout à fait se produire par hasard sans la moindre tricherie – elle se produit même en moyenne 1 fois sur 4 (donc dans 25 % des cas) avec une pièce non faussée. Commenter le fait d’avoir obtenu 2 « pile » plutôt que 1 « pile » et 1 « face » revient à commenter un pur artefact statistique , autrement dit du bruit .

L’usage des tests de significativité

La distinction entre effet réel et artefact statistique, posée dès le xviii e  siècle par le médecin et mathématicien John Arbuthnot puis par Pierre-Simon de Laplace, est au cœur de la question de la significativité en statistique. Systématiquement mobilisés dans les sciences expérimentales à partir du début du xx e  siècle, les tests de significativité demeurent d’un usage encore trop sporadique en histoire. Ces tests consistent à mesurer la compatibilité entre une hypothèse et les données recueillies en calculant la probabilité (appelée valeur- p ) d’observer ces données-ci sous cette hypothèse-là. Plus la valeur- p est faible, plus les données plaident contre l’hypothèse – jusqu’à atteindre p  = 0 lorsque les données observées sont incompatibles avec l’hypothèse. À l’inverse, plus la valeur- p est élevée, plus il est probable d’observer les données en question. La démarche statistique classique, dite « fréquentiste », consiste à rejeter une hypothèse lorsque la valeur- p est très faible. Encore faut-il être capable de calculer la valeur- p , ce qui n’est pas toujours possible. Pour le comprendre, donnons encore ici l’exemple d’un jeu de « pile ou face » : l’hypothèse « la pièce n’est pas faussée » permet de calculer des valeurs- p , car elle implique que chaque lancer donne le résultat « pile » avec une probabilité de 1/2. Sous cette hypothèse, observer 2 « pile » d’affilée correspond à une valeur- p de 1/2 x 1/2 = 1/4, soit 25 %. En revanche, l’hypothèse « la pièce est faussée » ne permet pas à elle seule de calculer la probabilité d’obtenir 2 « pile » d’affilée ; il faut ajouter une hypothèse précisant le biais de la pièce, par exemple « la pièce tombe 2 fois plus souvent sur ‘pile’ que sur ‘face’ ». Sous ce jeu d’hypothèses, la valeur- p des données « 2 ‘pile’ d’affilée » serait égale à 2/3 x 2/3 = 4/9, soit 44,4 %.

Dans le cas qui nous intéresse, l’hypothèse d’un traitement moins sévère pour les grandes vedettes ne définit pas un cadre probabiliste suffisant : pour calculer une valeur- p sous cette hypothèse, il faudrait en ajouter d’autres qui préciseraient le biais de sévérité de la commission à l’encontre des anonymes, par exemple en supputant un nombre précis de mois d’interdiction supplémentaires. Pour éviter ce type de spéculations, on a alors recours à une stratégie qui consiste à tester une hypothèse de référence neutre ( H₀ ) équivalente à « la pièce n’est pas faussée », en l’occurrence donc celle d’un traitement non différencié entre vedettes et anonymes. Si la valeur- p des données sous l’hypothèse neutre est très faible, on pourra être amené à conclure que les données plaident contre l’hypothèse neutre – et donc, dans notre cas, qu’il est difficile, étant donné les observations, de soutenir qu’il n’y aurait pas eu de traitement différencié des vedettes. Ici, sous l’hypothèse neutre, la probabilité d’observer une peine moyenne inférieure d’environ 2 mois et demi pour les grandes vedettes par rapport aux anonymes est de p  = 3 %. Comment interpréter ce chiffre ? Les sciences expérimentales ont longtemps retenu comme seuil critique des valeurs- p inférieures à 5 % pour s’autoriser à rejeter l’hypothèse de référence d’un test – on qualifie alors de significatif le résultat étayé par les observations. De prime abord, ce seuil de 5 % pourrait paraître faible, mais il traduit en réalité une prudence dans l’inférence. Ce choix s’apparente en quelque sorte au principe de présomption d’innocence qui prévaut dans les tribunaux : en cas de doute sur la culpabilité d’une personne, il ne peut y avoir de condamnation ; le juge ou les jurés doivent être convaincus de la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable. Suivant cette règle, nous pourrions conclure, à partir de nos seules observations, à l’existence d’une mesure de clémence envers les grandes vedettes. Mais avec quelle force peut-on l’affirmer ; autrement dit, quel poids donne à notre conclusion une valeur- p de 3 % ? Car en termes statistiques, la valeur- p n’exprime rien d’autre que la probabilité d’observer les données sous l’hypothèse de référence, ce qui n’équivaut absolument pas à la probabilité que l’hypothèse de référence soit vraie étant donné les observations recueillies. Il faut donc trouver une manière de saisir le « sens » de la valeur- p , sans tomber dans le travers de l’utilisation d’un seuil dichotomique illusoire entre résultat significatif et absence de résultat Footnote 70 .

De la « significativité » à la valeur- s

Des réflexions récentes en statistique fournissent de nouveaux dispositifs cognitifs pour mieux appréhender le « contenu de probabilité » d’une valeur- p . L’un d’entre eux, selon nous particulièrement opérant, consiste à déplacer comme nous l’avons fait plus haut la valeur- p dans un problème empirique très simple : on cherche à déterminer si une pièce est faussée ou non à partir des seuls résultats d’un jeu de pile ou face. Une valeur- p de 50 % correspond à l’observation d’un « pile » sur un lancer et une valeur- p de 25 % à l’observation de deux « pile » sur deux lancers, nous l’avons vu. L’information contenue dans la valeur- p peut dès lors être communiquée directement par le nombre  s de « pile » auquel elle correspond. Mathématiquement, cela revient à remplacer la valeur- p par une transformée appelée valeur- s Footnote 71  : s  = 1 correspond à une valeur- p de 50 %, s  = 2 correspond à une valeur- p de 25 %, etc. Une faible valeur- p équivaut donc à une grande valeur- s , c’est-à-dire à une grande série de « pile » obtenus dans des lancers consécutifs, ce qui invite à remettre en cause l’hypothèse de référence : « la pièce n’est pas faussée ». Cette transformation de la valeur- p en résultats d’un jeu de pile ou face nous semble extrêmement bien adaptée aux traitements statistiques dans les sciences humaines et sociales : en fournissant un dispositif cognitif relativement simple pour appréhender le contenu de probabilité d’une valeur- p , elle évite bien des biais d’interprétation et permet d’adopter aisément une logique formelle d’administration de la preuve.

Si l’on reprend le cas des vedettes, la valeur- p de 3 % calculée sur la base de nos observations correspond à s  = 5. Autrement dit, nous sommes dans la même situation que si nous avions observé 5 « pile » sur 5 lancers : nous commencerions à sérieusement douter du caractère non faussé de la pièce Footnote 72 . Ce résultat vient-il pour autant invalider définitivement notre hypothèse de référence d’une plus grande sévérité à l’endroit des vedettes ? Certes, on peut raisonnablement affirmer que les peines observées chez les vedettes sont effectivement moindres que celles appliquées aux autres artistes (dans la même mesure que 5 « pile » d’affilée est un résultat suspect). Mais peut-on pour autant en déduire que la notoriété a joué comme un facteur de réduction des peines ? Une telle conclusion serait trop hâtive, car elle négligerait encore la question de l’homogénéité des incriminations : si les vedettes ont été moins sévèrement condamnées, c’est peut-être tout simplement qu’elles se sont moins compromises ! Il s’agit maintenant de distinguer l’influence de différents facteurs (ici les incriminations, l’appartenance à tel ou tel groupe, etc.) sur une variable (ici la peine). Ce problème est évidemment bien connu dans l’ensemble des sciences, et se traite notamment avec des techniques dites de régression, introduites au tout début du xix e  siècle. D’où la nécessité à présent de se déplacer dans l’espace des incriminations, soit l’ensemble des individus positionnés relativement aux faits apparaissant dans leurs dossiers d’épuration Footnote 73 . Nous allons d’abord étudier cet espace pour lui-même, comme nous l’avons fait pour les peines, avant de mettre en œuvre une généralisation des techniques de régression (appelée modèle linéaire généralisé, soit GLM pour Generalized Linear Model Footnote 74 ) dans un cadre contemporain d’inférence algorithmique multimodèle.

L’espace des incriminations

Les questions sont ici nombreuses. Vedettes et anonymes se voient-ils reprocher les mêmes faits et, plus largement, les incriminations se distribuent-elles uniformément sur l’ensemble du corps social des artistes, quelle que soit la partition retenue – artistes salariés/artistes au cachet ; femmes/hommes, etc. ? Certaines incriminations ont-elles tendance à être corrélées – c’est-à-dire à être présentes conjointement dans les dossiers – et/ou à apparaître plus souvent pour les groupes pré-identifiés ? L’analyse des faits reprochés fait-elle émerger de nouveaux groupes d’individus et, le cas échéant, existe-t-il des corrélations entre ces derniers et les groupes pré-identifiés ?

Tester mais pas trop

Si nous travaillons toujours sur un échantillon de 351 individus, dans l’espace des incriminations, le nombre de variables à mettre en regard des caractéristiques individuelles augmente considérablement, puisqu’il passe de 1 (la peine) à 25 (les incriminations). Tout en étant très loin du traitement de données massives ( Big Data ), on pourrait facilement sombrer dans un océan de chiffres. Certes, la mise à disposition des données constitue en soi une bonne pratique de recherche, mais leur présentation exhaustive est souvent rébarbative. Un procédé courant consiste alors à ne présenter que les chiffres pour lesquels on dispose d’hypothèses d’interprétation, au risque de manquer de rigueur. En effet, cette démarche exploratoire n’échappe pas à deux biais. Le premier est commun à toute analyse post hoc , soit un examen d’hypothèses suggérées a posteriori par un seul jeu de données et qui ne peuvent pas être testées sur un jeu de données indépendant. Il faut également garder à l’esprit que la simple multiplication des tests augmente la probabilité de trouver un résultat significatif : pour donner un exemple, si une procédure de test présente un taux d’erreur de 5 % (soit 1/20), on peut s’attendre à ce qu’en moyenne un test sur 20 produise un « faux positif » Footnote 75 .

Par prudence méthodologique, il convient donc de combiner expertise disciplinaire ( field expertise ) et observations statistiques, celles-ci s’inscrivant dans un faisceau d’indices dont le caractère et la pertinence d’ensemble permettent d’étayer un résultat. Certaines observations vont alors conforter tout ou partie des hypothèses, tandis que d’autres révéleront des faits qui seraient autrement passés inaperçus. Par exemple, tentons d’identifier comme monde social distinct l’ensemble des artistes que les civils et militaires allemands ont associés au Paris bei Nacht Footnote 76  : le Gai Paris était peuplé de « centaines de petites femmes [aux] empanachements délirants Footnote 77  », d’obscurs acrobates, de « divettes de seconde zone » et d’humoristes sans gloire tout autant que de clowns illustres tels les Fratellini ou d’artistes immensément populaires comme Suzy Delair ou Tino Rossi. Il était aussi identifié par ses lieux dédiés au divertissement (music-halls, cabarets, boîtes de nuit, cirques, etc.) et par un certain parfum de transgression dont l’occupant raffolait – au point même d’exiger la présence de nombre de ces artistes dans ses propres cabarets, de Berlin à Munich Footnote 78 . Révélée par les archives de l’épuration, cette pression ciblée sur le Gai Paris se trouve très solidement étayée par les données : un tiers des artistes du Gai Paris se voient ainsi reprocher d’avoir travaillé en Allemagne (TAL), contre 8 % parmi les autres artistes ( s  = 33). L’hypothèse selon laquelle ce Gai Paris a été surreprésenté dans les galas (GAL) organisés par divers journaux et partis collaborationnistes est également confirmée, avec là encore un tiers de la catégorie Gai Paris contre 9 % chez les autres professions ( s  = 27). Il en va de même du sous-groupe des vedettes, qui se voit lui aussi sans surprise surreprésenté dans l’incrimination « galas » Footnote 79  : en effet, le succès de ces manifestations qui réunirent parfois jusqu’à plusieurs milliers de spectateurs reposait très largement sur la célébrité des têtes d’affiche.

Cela posé, cette démarche statistique rudimentaire croisant des catégories (groupes prédéfinis) et des incriminations trouve rapidement ses limites pour analyser de manière simultanée des correspondances multiples – c’est, du reste, la raison d’être des outils d’analyse factorielle. Cependant, la présence d’un nombre élevé de variables avec des modalités à très faibles effectifs conduit à des résultats peu lisibles et difficilement interprétables du fait de l’enchevêtrement de plusieurs modalités au centre du plan. En l’occurrence, une analyse des correspondances multiples (ACM Footnote 80 ) projette – si l’on ne conserve que les deux premières composantes – un nuage de points à 25 dimensions sur deux axes principaux qui capturent moins d’un sixième de sa dispersion totale Footnote 81 . Néanmoins, cette ACM suggère plusieurs correspondances intéressantes que nous n’avions pas anticipées : ainsi de certains faits que l’on voit plus systématiquement reprochés aux femmes qu’aux hommes ; outre les attendues « relations sexuelles » (SEX), on repère des « propos anti-nationaux » (PRO), une « attitude pro-allemande » (ATT) et des « relations avec l’ennemi » (REL). On retrouve bien ici la vision ultra-sexuée de la collaboration mise au jour par différents travaux en gender studies , où la « collaboration sentimentale » Footnote 82 voisine avec les représentations du « sexe dit faible qui manie la menace et se complaît dans la délation Footnote 83  ». Certes, seules les corrélations entre femmes/sexe et femmes/relations bénéficient de solides valeurs- s dans l’ensemble des correspondances. Mais l’ACM ouvre une piste qu’il convient désormais d’explorer plus avant afin de déceler l’existence d’une singularité tangible des femmes dans l’espace des incriminations.

Incriminations au féminin

Pour tenter de répondre formellement à ce dernier point, l’abstraction mathématique vient montrer son efficacité. Notre question peut en effet se formuler comme un problème de singularité d’une position au sein d’un espace relationnel. Mathématiquement, il ressemble à ceux rencontrés en géographie et sociologie urbaines dans l’étude de la ségrégation socio-spaciale.

Reprenons notre représentation de l’espace des incriminations sous la forme d’un graphe biparti Footnote 84  : l’idée est d’explorer l’espace à partir de chaque nœud/individu comme si ce dernier se « promenait » de manière aléatoire sur les arêtes du réseau. En géographie urbaine, on imagine un marcheur qui sort de chez lui et explore la ville au hasard. En moyenne, à quel rayon doit-il aller autour de son point de départ pour avoir une image assez précise de la composition globale de la population ? Dans une ville bien mélangée, cette distance est courte, alors que dans une ville très ségrégée elle est de l’ordre de la taille de la ville. Dans notre cas, à chaque pas de la marche aléatoire sur le réseau, on calcule parmi les individus déjà rencontrés la proportion d’un groupe donné – qu’il s’agisse des femmes, des vedettes, des fonctionnaires, du Gai Paris, etc. Lorsque tout le réseau a été exploré par le « marcheur » Footnote 85 , cette proportion est évidemment égale à celle du groupe dans l’ensemble de l’échantillon. S’il s’avère que la distribution des individus dans l’espace est indépendante des groupes (c’est-à-dire que les incriminations se distribuent uniformément sur l’ensemble du corps social), un marcheur n’aura en moyenne pas besoin d’explorer une grande partie du réseau pour connaître assez bien la part de chaque groupe dans l’échantillon global : il pourra se contenter d’un nombre de pas bien inférieur au nombre d’individus dans le réseau. En revanche, si certains groupes ont des positions singulières, le nombre de pas nécessaires tendra à être plus grand, signalant alors la présence d’hétérogénéités dans l’espace des incriminations. En l’espèce, l’existence d’une ségrégation des femmes dans l’espace des incriminations ( s  ≥  52), suggérée dans l’ACM « propos anti-nationaux », « attitude pro-allemande », « sexe » et « relations avec l’ennemi », peut désormais être confirmée. Certes, l’incrimination « sexe » étant utilisée exclusivement contre les femmes, elle contribue évidemment à singulariser leur position dans l’espace des incriminations (fig. 2). Mais il suffit de mobiliser la même méthode dans l’espace des incriminations autres que « sexe » pour constater que cette singularité n’est pas uniquement due à cette incrimination. Si l’on examine à présent les vedettes vis-à-vis des anonymes, l’hétérogénéité apparaît nettement moins marquée que pour la distinction artistes femmes vs  hommes. Cette observation suggère l’existence d’une véritable clémence à l’égard des vedettes, comme nous allons l’établir à l’aide de techniques de régression (en l’occurrence, de GLM). En revanche, pour les artistes femmes, nous verrons que ces techniques sont insuffisantes, et qu’il faudra mobiliser des approches plus novatrices pour établir, en la saisissant dans sa spécificité, la discrimination envers les femmes : car celle-ci ne s’est pas tant jouée dans une variation du degré de sévérité pour un même jeu d’incriminations qu’au travers du processus d’épuration dans son ensemble.

Figure 2 – Analyse multi-échelles de la « ségrégation » des femmes dans l’espace des incriminations

Note : Ces deux graphiques représentent les faisceaux des trajectoires de convergence vers la proportion réelle de femmes dans l’échantillon global (soit 34 %). Pour chaque nœud du réseau (l’espace des incriminations), on trace l’évolution de la proportion moyenne de femmes parmi les individus rencontrés au gré d’une marche aléatoire partant de ce nœud. Il s’agit ensuite de comparer les trajectoires obtenues sur le réseau avec la distribution observée du genre (à gauche) et celles obtenues sur un réseau « randomisé », c’est-à-dire présentant la même structure mais où l’on a réalisé une permutation aléatoire du genre des individus (à droite). Dans ce dernier cas, la convergence des trajectoires est nettement plus rapide (le faisceau se resserre plus vite autour de la moyenne), ce qui indique la présence d’hétérogénéités notables dans le réseau réel.

Logiques jurisprudentielles

Dès lors que des hétérogénéités sont repérables dans l’espace des incriminations – notamment la ségrégation des femmes –, ces différences expliquent-elles pour autant celles observées dans les peines prononcées ? Cela renvoie à l’existence ou non de logiques jurisprudentielles, qui ont pu non seulement évoluer au fil du temps, mais aussi s’accompagner de phénomènes de discrimination.

Des incriminations aux peines

Peut-on par exemple postuler l’existence dans la CGES d’une relation systématique entre le type d’incrimination et la lourdeur de la peine, sur le mode d’un barème plus ou moins implicite ? Le cas échéant, est-il possible de l’inférer à partir des données ? Sachant qu’une échelle de peine a été établie lors de la préparation des textes législatifs encadrant l’épuration artistique, nous émettons l’hypothèse qu’il est possible de bien représenter les peines exprimées en mois d’interdiction comme une fonction affine ou linéaire des incriminations, à savoir que la variable dite de réponse (ici la peine) peut s’écrire comme une somme de contributions proportionnelles à chacun des facteurs (ici les incriminations). La variable peine prend des valeurs entre 0 et 12, et les facteurs sont représentés par des variables indicatrices (ainsi, la variable indicatrice « Radio-Paris propagande » IRPP vaut 1 si l’incrimination « Radio-Paris propagande » apparaît dans le dossier, 0 sinon). On peut citer l’exemple de la Radiodiffusion française qui fixa un barème de 15 jours d’interdiction par cachet perçu à Radio-Paris : la fonction linéaire reliant réponse et facteurs – le « modèle de régression linéaire » – prend alors la forme d’une simple relation de proportionnalité, à savoir peine = 15 jours × nombre de cachets. Si un facteur apparaît dans un modèle, ce peut être avec un coefficient positif s’il aggrave la peine, ou négatif s’il la réduit – jouant en quelque sorte comme une circonstance atténuante. En l’absence d’un barème explicite, il faut explorer l’ensemble des modèles de régression linéaire – des formules de barème – susceptibles d’être reconstruits à partir des 25 incriminations. Dans la mesure où chacune des incriminations peut ou non être retenue, il existe 2 25 soit 33 554 432 modèles possibles – sans parler des interactions possibles entre variables. Une manière de procéder pour la sélection et la hiérarchisation de facteurs (ici les incriminations ou les caractères) consiste à classer les modèles en fonction d’un critère de qualité Footnote 86 . S’il est courant de ne conserver que le modèle le plus probant (soit une inférence mono-modèle), des avancées algorithmiques permettent aujourd’hui d’utiliser des techniques d’inférence multi-modèles Footnote 87  : au lieu de ne conserver que le modèle (ici, la formule de barème) décrivant le mieux les données, on travaille à partir des cinq, dix, voire cent meilleurs modèles. Ceci permet de limiter les risques de surinterprétation d’artefacts, inhérents à l’inférence mono-modèle.

Dans notre situation, on s’attend à ce que soient retenues comme facteurs des incriminations ayant pesé lourdement et systématiquement sur les peines, quand bien même elles concerneraient peu d’individus ; en revanche, les incriminations qui n’ont pas eu d’effet systématique sur les peines – qu’elles concernent ou non un grand nombre d’individus – ne seront pas retenues. Cinq facteurs apparaissent dans plus de 80 des 100 meilleurs modèles : la « collaboration notoire » (CNT), la participation aux « émissions de propagande de Radio-Paris » (RPP), les « propos anti-nationaux » (PRO), le « travail pour le poste allemand de Radio-Stuttgart » (RSS) et les « bénéfices et avantages divers tirés des relations avec l’occupant » (BEN). Considérant que les incriminations CNT, RSS et BEN ont certes conduit à des peines sévères mais représentent peu de cas, nous réduisons l’échantillon en retirant les individus concernés par celles-ci. Sont confirmés comme facteurs principaux d’aggravation des peines la collaboration aux « émissions de propagande de Radio-Paris » ainsi que les « propos anti-nationaux ». À partir des coefficients calculés par le GLM, nous obtenons un barème d’un peu moins de 2,5 mois d’interdiction Footnote 88 pour « Radio-Paris propagande » ( s  = 10) et de presque 3 mois pour « propos anti-nationaux » ( s  = 9). Ces nouveaux résultats sont notables pour l’étude de l’épuration artistique, car si la participation à des émissions de propagande constituait une faute tangible, ce n’était pas le cas des « propos anti-nationaux », par nature difficilement objectivables et, surtout, sujets à interprétation, voire à manipulation. Qu’une telle incrimination en définitive assez hasardeuse ait pu conduire à un barème de 3 mois d’interdiction supplémentaire rejoint donc ici les logiques propres au jugement des pairs pointées par François Rouquet pour l’épuration administrative, avec la batterie des « délits mineurs d’opinion, des attitudes ambiguës, des disputes locales Footnote 89  ».

Si nous resserrons l’échantillon autour des seuls artistes du Gai Paris, le fait d’avoir effectué des tournées en Allemagne (TAL) – facteur pour lequel on observe un coefficient négatif – apparaît en revanche comme un facteur d’atténuation des peines. Mais corrélation ne vaut pas causalité ( cum hoc ergo propter hoc ) : il pourrait encore ici s’agir d’un pur artefact statistique, car les individus ayant en commun cette incrimination pourraient avoir écopé de peines moins lourdes pour des raisons totalement autres. Les techniques de régression permettent d’affiner nos premiers résultats statistiques, qui faisaient uniquement état d’une forte surreprésentation du Gai Paris dans l’incrimination TAL. Ceci invite à se demander si cette variable ne révélerait pas, en creux, un profil d’individus ayant bénéficié d’une relative clémence. Nous avons déjà souligné le fait que l’occupant s’était montré extrêmement pressant à l’endroit des artistes du Gai Paris, maniant la menace et l’intimidation – surtout auprès des plus jeunes – pour qu’ils se produisent en Allemagne dans des cabarets ou encore dans des usines. Nous pouvons alors raisonnablement penser que les commissions d’épuration, convaincues de la réalité de ces pressions, se sont montrées clémentes à l’égard de ces artistes partis jouer en Allemagne – d’autant plus qu’elles prévoyaient des mesures « d’absolution » si la personne incriminée pouvait établir l’existence de contraintes suffisantes pour « avoir paralysé sa propre volonté » Footnote 90 .

Revenons maintenant à l’échantillon complet pour introduire comme facteurs du GLM les caractères des individus (sexe, famille professionnelle, etc.). Les incriminations jouent désormais le rôle de variables de contrôle permettant de distinguer dans les peines la part « expliquée » par celles-ci et la part relevant d’un traitement différencié des groupes. Si un caractère définissant un groupe apparaît dans une « formule de barème » avec un coefficient positif, cela signifie qu’à incriminations égales (« toutes choses égales par ailleurs » donc), un individu présentant ce caractère s’est généralement vu plus sévèrement condamné qu’un autre ne le présentant pas. On découvre alors ici que le facteur de la notoriété a joué un rôle particulièrement fort d’atténuation des peines, contribuant à réduire les sentences d’1 mois et demi pour les artistes de notoriété 1 et jusqu’à plus de 3 mois pour les artistes de notoriété 2 ( s  = 9) ! Rappelons notre hypothèse de référence neutre, à savoir l’existence d’une plus grande sévérité à l’endroit des vedettes. Nous avions vu que l’observation de peines moyennes plus faibles ne permettait aucunement à elle seule de faire de la notoriété un facteur aggravant ou atténuateur des peines Footnote 91 . Il est désormais établi que les épurateurs tendaient à être plus indulgents à l’endroit des artistes de renom. Plus encore, la notoriété est le seul facteur à ressortir de manière franche parmi les caractères des individus. En revanche, le facteur « femme » reste équivoque : s’il est retenu dans les meilleurs modèles proposés par le GLM, c’est avec un coefficient tantôt positif, tantôt négatif, et jamais avec un bon niveau de confiance ( s  < 1). Il faut dès lors aborder cette question avec d’autres outils pour comprendre la nature positive ou négative d’une éventuelle discrimination à l’égard des femmes dans les peines prononcées par la CGES. Il est important ici de souligner que le recours à une utilisation simple de la régression sans inférence multimodèle aurait conduit à une erreur d’interprétation, puisqu’en se fondant sur un seul modèle, le caractère aurait très bien pu ne pas être retenu et, s’il l’avait été, un seul coefficient serait apparu, soit positif, soit négatif. On aurait alors conclu à tort que le fait d’être une femme, à incriminations égales avec un homme, avait uniformément aggravé ou atténué la peine.

Une discrimination subtile

Abondamment explorées dans les sciences humaines et sociales, les discriminations sont le plus souvent traitées uniquement à travers des modèles de régression et, qui plus est, presque toujours dans un simple cadre d’inférence mono-modèle. Or ces problèmes sont désormais abordés avec des méthodes renouvelées dans d’autres champs disciplinaires, notamment en informatique théorique (qui est la science des algorithmes). L’utilisation croissante de techniques d’intelligence artificielle dans les logiques de recommandation et les prises de décision – politiques, juridiques, etc. – pose en effet la question cruciale de l’équité des algorithmes, celle-ci faisant courir le risque de discriminations involontaires Footnote 92 . Les nouvelles méthodes développées en informatique théorique visent donc à appréhender des structures dites « causales » au sein de processus complexes rendus difficiles à analyser par l’intrication de multiples facteurs, ce qui est le cas de bon nombre d’algorithmes de recommandation. Elles se fondent le plus souvent sur une modélisation prenant la forme d’un type particulier de réseau appelé modèle graphique probabiliste, ou plus couramment réseau bayésien. Les réseaux bayésiens sont aujourd’hui très utilisés, notamment dans la recherche médicale pour distinguer les multiples facteurs susceptibles de concourir à l’apparition de maladies. Nous questionnons ici l’éventuelle présence de discriminations dans le processus complexe de l’épuration des artistes de scène en adaptant une technique récente d’apprentissage et d’analyse algorithmiques faisant intervenir un réseau bayésien et conçue initialement pour évaluer l’équité d’algorithmes de sélection Footnote 93 . Ce faisant, nous détournons un outil d’analyse de processus d’intelligence artificielle pour l’appliquer à un processus historique humain.

Modéliser l’épuration par un réseau bayésien causal

Nous concentrant sur la CGES, nous partons cette fois d’un graphe dit complet et orienté, qui comporte comme nœuds la totalité des modalités des variables (genre, familles professionnelles, notoriété, incriminations et peines) et comme arêtes la totalité des liens orientés (entre chaque paire de nœuds  A et  B , il y a donc deux liens : un de  A vers  B et un de  B vers  A ). Il s’agit ensuite de décimer des liens du graphe selon trois règles : tout d’abord, la temporalité des variables (c’est-à-dire qu’un genre peut conduire à une peine, mais l’inverse n’est pas possible) ; puis, une règle de probabilité croissante ( A  conduit à  B si la probabilité de  B dans le sous-échantillon défini par  A est plus grande que la probabilité de  B dans le sous-échantillon restant) ; enfin, une règle d’inférence (plus difficilement compréhensible pour les « non-initiés » aux statistiques) suivant laquelle on décime encore certaines arêtes selon un principe de maximisation de la vraisemblance du graphe, étant donné les observations recueillies dans notre corpus – parmi tous ceux encore possibles, on choisit le réseau d’arêtes ayant la plus grande probabilité de produire les données observées. Le résultat de cette procédure d’apprentissage de structure est donc un réseau bayésien inféré (appris) à partir des données, en l’espèce un réseau dit de « Suppes-Bayes » (fig. 3), qui traduit visuellement et saisit mathématiquement la structure d’ensemble du processus, depuis les caractères des individus jusqu’aux peines, en passant par les incriminations.

Figure 3 – Réseau de Suppes-Bayes obtenu par apprentissage sur les caractères des individus, les faits reprochés et les peines prononcées par la CGES

Note : La taille d’un nœud est proportionnelle au sous-échantillon correspondant. Pour qu’il puisse exister une arête d’un nœud  A vers un nœud  B , il faut que  A soit antérieur ou contemporain à  B et que la probabilité de  B dans le sous-échantillon défini par  A soit plus grande que la probabilité de  B dans le sous-échantillon restant. Plus  A renforce la probabilité de  B , plus l’arête est épaisse.

Code couleur : En bleu et vert, les caractères des individus ; en jaune, la notoriété ; en blanc, les incriminations ; en noir, les peines.

Acronymes : GAL.1 correspond à la présence de l’incrimination gala, GAL.0 à son absence. Peine. n correspond à une peine de n  mois d’interdiction. Pour les acronymes d’incriminations, voir le tableau 1.

Cet outil de visualisation des probabilités conditionnelles permet d’explorer les données avec beaucoup d’aisance. Nous retrouvons ici logiquement des associations commentées plus haut, comme l’appartenance au Gai Paris qui augmente la probabilité de se voir reprocher la participation à des galas de propagande (GAL). Le réseau mis ici en place permet de préciser la nature de cette probabilité en donnant à voir des interactions plus fines : ainsi, le lien entre Gai Paris et « tournées en Allemagne » (TAL), jusqu’alors établi par les tests de statistique élémentaire, se fait en réalité surtout par l’intermédiaire des danseurs et des circassiens. D’autres associations encore moins évidentes se dégagent nettement. Par exemple, le réseau donne à voir que la « collaboration notoire » (CNT) a fortement renforcé la probabilité de recevoir la peine maximale (12 mois). Ce lien fort entre la peine maximale et une incrimination qui semble de prime abord difficilement objectivable incite à confronter cette observation à l’étude des dossiers individuels. Et il s’avère en effet que l’incrimination « collaboration notoire » (CNT) s’est fondée sur des faits de collaboration graves et avérés. Plus subtil encore : il apparaît clairement dans la figure 3 que le fait d’être une femme augmente sensiblement la probabilité d’écoper d’une peine de 6 mois, ce qui constitue le premier signal d’une différence de traitement entre hommes et femmes en matière de condamnations, résultat aussi neuf qu’intrigant.

Nous pouvons aller encore plus loin pour tenter d’évaluer l’éventuelle nature discriminatoire du processus dans son ensemble. À l’instar de Francesco Bonchi et de ses co-auteurs, nous appliquons sur notre réseau de Suppes-Bayes une variante de l’algorithme « PageRank » (inventé en 1998 par les fondateurs de Google) appelée « Personalized PageRank Footnote 94  ». L’algorithme de Google consiste à attribuer un score (son rang ou « rank » en anglais) à chaque nœud d’un réseau (en l’occurrence une page sur Internet) en calculant le nombre de visites qu’il recevrait d’un marcheur ou d’une marcheuse aléatoire évoluant sur ce même réseau. Si, comme dans l’espace des incriminations, le « marcheur » se promène au hasard en suivant généralement les arêtes du réseau, on introduit également un processus de « téléportation » aléatoire : à des instants aléatoires, le marcheur « saute » vers n’importe quel nœud du réseau au lieu d’aller forcément vers un nœud voisin. Dans le cadre d’un tel processus, la théorie des probabilités – plus spécifiquement celle des chaînes de Markov – permet de calculer la probabilité pour le marcheur de se trouver sur un nœud donné après un nombre de pas donné. On peut alors démontrer mathématiquement que lorsque le nombre de pas tend vers l’infini, cette probabilité converge vers une valeur constante pour chaque nœud : « PageRank » calcule cette valeur constante et la définit comme score pour chaque nœud. Ainsi, sur le réseau des pages du Web Footnote 95 , le score calculé par Google correspond à la probabilité, au bout d’un temps long, de se trouver sur cette page, quel que soit le point de départ de la navigation. « Personalized PageRank » quant à lui varie quelque peu en ce qu’il privilégie certains nœuds du réseau vers lesquels le marcheur va se téléporter préférentiellement lorsqu’il interrompt sa marche sur les arêtes, ce qui permet d’attribuer des scores prenant en compte des nœuds de départs spécifiques.

Dans notre cas, nous choisissons comme nœuds privilégiés l’ensemble des attributs caractérisant les individus du corpus : pour chacun d’entre eux, tout nœud correspondant à une peine se voit attribuer un score calculé par l’algorithme « Personalized PageRank ». En additionnant l’ensemble de ces scores, nous obtenons un coefficient de discrimination par individu. Il devient alors possible d’observer la distribution des coefficients de discrimination pour des groupes sur lesquels nous souhaitons resserrer l’analyse. Il apparaît ainsi que les coefficients de discrimination des artistes femmes tendent à être plus élevés que ceux des artistes hommes (fig. 4). Cette observation – résultat attesté par une très bonne valeur- s  = 25 – fait enfin apparaître que c’est bien l’ensemble du processus (soit le jeu des incriminations et des peines) qui n’est pas indifférent au genre, puisqu’il conduit plus systématiquement les femmes que les hommes vers des sanctions – ce qui ne veut pas dire que les sanctions prononcées contre les femmes furent systématiquement plus lourdes, ou moins lourdes.

Figure 4 – Distribution du coefficient de discrimination dans la CGES en fonction du genre

Note : La distribution correspondant au groupe des femmes (en vert et en trait plein) est décalée vers la droite par rapport à celle des hommes (en jaune et en pointillé). Ceci signale une tendance à des coefficients plus forts chez les femmes, attestant la discrimination.

Il devient même possible d’identifier la « nature » de cette discrimination, en examinant cette fois des coefficients de discrimination sur des sous-ensembles des peines (inférieures ou égales à n  mois, ou supérieures ou égales à n  mois). On découvre alors que les femmes ont été plus sévèrement condamnées que les hommes sur la partie basse de l’échelle des peines (par exemple, à 6 mois d’interdiction là où un homme aurait écopé de 3 mois ou seulement d’un blâme) et, en revanche, moins sévèrement sur la partie haute (par exemple, à 6 mois là où un homme aurait écopé de 9 ou 12 mois) Footnote 96 . Il s’agit là d’un résultat totalement inédit et fondamental qui invite à formuler de nouvelles hypothèses sur les représentations de la collaboration au féminin au sein de ces commissions d’épuration exclusivement masculines. Remarquons de nouveau que sans le recours à l’analyse algorithmique conçue grâce au travail interdisciplinaire, le phénomène de convergence vers le milieu de l’échelle des peines (6 mois) lorsqu’il s’est agi de condamner des femmes serait resté purement et simplement « caché » dans les données.

D’autres sous-groupes pourront être analysés à cette aune, tel celui du Gai Paris, que notre méthode (réseau de Suppes-Bayes et « Personalized PageRank ») permet d’identifier comme subissant une discrimination ( s  = 29). Là encore, c’est bien l’analyse statistique qui nous offre un faisceau d’indices permettant de guider l’analyse historique. En l’occurrence, cette nouvelle approche invite à repenser cette catégorie d’artistes relativement ignorés des élites cultivées, socialement peu insérés et surtout moins protégés par une structuration syndicale dont nous avons souligné le rôle.

Le jeu du temps

Avant de conclure, il reste à aborder la question temporelle. Les historiens postulent en effet souvent que le temps a joué sur la sévérité des peines. En l’occurrence, à comparer les peines prononcées par les trois instances, des différences notables apparaissent : les peines moyennes décroissent ( s  = 26), si bien que l’on pourrait naïvement avancer que le temps a atténué les peines prononcées. Pour séduisante qu’elle soit, une telle interprétation suppose que les condamnations prononcées par les trois instances constituent des variables similaires dont les valeurs sont homogènes dans le temps. Ce faisant, on ignore la complexité historique du processus de l’épuration, à savoir justement qu’un nombre de mois d’interdiction prononcé par la CGES ou par le comité national n’a pas la même valeur. Car le « jeu du temps » tel que nous le définissons recouvre deux acceptions : bien sûr, l’effet du temps sur la sévérité des peines, mais aussi son effet sur le sens des peines prononcées. Autrement dit, un même nombre de mois d’interdiction n’a pas la même signification à différents moments du processus, d’autant que les trois instances n’ont pas statué selon les mêmes règles ni avec la même autorité – le comité national étant seul à avoir prononcé des peines définitives. Cette polysémie d’une même variable illustre encore une fois la nécessité du travail interdisciplinaire, dont la subtilité même oblige à co-construire un système d’analyse.

Trois situations reflètent bien la complexité issue d’une telle polysémie. Premièrement, lorsque le comité national n’a pas prononcé de sanctions à l’endroit d’un individu précédemment condamné, ce qui d’un point de vue statistique fait évidemment baisser la peine moyenne de cette instance. Il ne faut ici pas forcément conclure à un geste de clémence : les juges peuvent parfois avoir tout simplement entériné une sortie de peine déjà purgée. C’est vraisemblablement le cas pour l’actrice Christiane Delyne. Arrêtée à la Libération et accusée d’avoir conservé des photos de Hitler à son domicile Footnote 97 , elle est sanctionnée de 12 mois d’interdiction par la CGES pour collaboration notoire. Quand elle comparaît un an plus tard, le 7 décembre 1945, devant le CNE, sa peine est donc purgée. Le CNE ne retient aucune sanction, ce qui aboutit à une peine dont la valeur 0 n’est que nominale, puisqu’en l’occurrence elle n’induit pas une moindre sévérité que les 12 mois prononcés par la CGES. Il est un deuxième cas de figure où, s’il n’y a pas eu de peine supplémentaire à purger, une sanction non nulle n’en a pas moins été prononcée : celui de Marcel Vibert. Cet acteur connu a touché 368 cachets à Radio-Paris, dont certains pour des émissions de propagande parmi les plus virulentes, et a tourné dans le film de propagande Forces occultes  (1943). Devant la CGES, Vibert écope de la peine maximale de 12 mois, jugement confirmé par un arrêté ministériel le 14 février 1945 avec une date d’effet au 15 septembre 1944. Lorsque le comité national rejuge le dossier Vibert le 10 novembre 1945, l’acteur a purgé sa peine et a pu reprendre ses activités professionnelles. Or le Comité juge quand même nécessaire de lui rappeler la sanction prononcée un an plus tôt : il lui inflige donc encore une peine de 12 mois, mais avec la même date d’effet rétroactive que la CGES, ce qui aboutit à confondre les peines. La sanction supplémentaire est, comme pour Christiane Delyne, nulle, même s’il écope symboliquement d’une peine nominale de 12 mois. Troisième situation tout aussi révélatrice de la polysémie des variables, celle de la chanteuse lyrique Suzy Gossen, première chanteuse au Lido durant l’Occupation. La CGES lui inflige le 12 janvier 1945 une peine de 12 mois aux motifs qu’elle « s’est fait remarquer par son admiration pour les Allemands et par son bonheur et sa tristesse lors des succès ou des revers allemands », et qu’elle a « entretenu une liaison avec un officier allemand qu’elle présentait, aux uns comme son fiancé, aux autres comme son mari » Footnote 98 . Étant de nationalité belge, la commission demande en outre le retrait de sa carte de travail en France. Si Suzy Gossen a donc déjà purgé sa peine lorsqu’elle comparaît devant le CNE le 1 er  mars 1946, ce dernier arbitre en faveur d’une peine de 4 mois à compter du 1 er  janvier 1946, ce qui aboutit in fine à une peine effective de presque 16 mois Footnote 99 . Rien de clément alors dans cette peine nominale de 4 mois : le comité national a au contraire signifié à Suzy Gossen qu’elle méritait une condamnation plus lourde.

Là encore, si l’on veut établir, et non seulement postuler, l’effet atténuateur du temps sur le processus d’épuration, il faudra mener un examen systématique particulièrement long et délicat de manière à reconstruire les peines effectives Footnote 100 et, probablement, élaborer de nouveaux outils statistiques.

L’épuration de la société française à la Libération demeure un objet historique intranquille, traversé d’enjeux politiques sans cesse réactualisés et teinté d’un moralisme rétrospectif encombrant. Son étude appelle dès lors une vigilance herméneutique redoublée qui implique une conscience aiguë des dangers « de la compartimentation et des exclusives intellectuelles » que C. Lévi-Strauss pointait dans la conclusion de son article « Les mathématiques de l’homme ». Tout ce qui peut concourir à une démarche de recherche rigoureuse est bienvenu : quelles que soient les méthodes de pensée, elles « ne sauraient être à jamais irréductibles pour les différents domaines de la connaissance Footnote 101  ». À travers l’étude du processus de l’épuration professionnelle dans le monde du spectacle, cet article a donc poursuivi une double ambition. La première cherchait à montrer tout l’intérêt de recourir à la puissance d’abstraction offerte par le formalisme mathématique dès lors qu’elle permet de mieux aborder un phénomène complexe dans sa généralité. Tout a priori pour ou contre une telle démarche ne peut être qu’inepte, a fortiori lorsque la compartimentation invoquée se révèle inadéquate – comme l’opposition supposée entre approches quantitatives versus approches qualitatives. Nous avons pointé quelques situations courantes où des analyses, bien que relevant d’une observation historiquement experte, reposent sur des erreurs de raisonnement qui seraient facilement évitées en s’inspirant de statistiques élémentaires – les tests d’hypothèses et le paradoxe de Simpson constituant à cet égard deux exemples notables. Au-delà de cette question des « standards » scientifiques, l’article a poursuivi une ambition plus large : inscrire l’histoire de l’épuration et ses problèmes dans un cadre commun d’analyse et de modélisation de systèmes complexes, où il n’est plus question de distinguer des catégories et/ou des disciplines, mais bien de faire converger un ensemble de dispositifs pour établir des résultats étayés Footnote 102 .

Dans cette double perspective, des résultats originaux ont été obtenus, que ce soit à l’aide de méthodes statistiques classiques, quoique revisitées ici à l’aune de discussions scientifiques récentes, ou d’approches plus contemporaines telles que les réseaux bayésiens ou des techniques d’apprentissage algorithmique, qui ont permis de représenter le processus de l’épuration artistique dans sa globalité. Ainsi le réflexe d’indulgence des épurateurs à l’endroit des artistes de renom a-t-il été clairement établi. Il a aussi été démontré que si les épurateurs ont hésité à appliquer la peine maximale des 12 mois, ils l’ont fait à travers l’incrimination de la « collaboration notoire » ; apparemment arbitraire en raison de son caractère vague, cette incrimination n’a effectivement été retenue, comme l’a révélé l’étude des dossiers individuels, que dans des cas de collaboration particulièrement graves. Ont également été mises en évidence des discriminations touchant les artistes du Gai Paris, invitant ici à enrichir l’historiographie de l’épuration d’études consacrées à des professions par trop invisibilisées et soumises à un état de nécessité – cet « état de détresse » caractérisé par les difficultés matérielles de la vie quotidienne sous l’Occupation.

Quant à la discrimination touchant les femmes, l’enjeu était d’importance. En effet, si l’interprétation genrée enrichit aujourd’hui considérablement l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale Footnote 103 , il est d’autant plus nécessaire de mettre à la disposition des études sur l’épuration au féminin des outils d’analyse permettant une administration la plus rigoureuse possible de la preuve, afin de ne pas en rester au stade des simples hypothèses, même largement partagées. C’est pourquoi cette question a traversé tout l’article, lui donnant son point de fuite : elle nous a conduits à recourir à des méthodes toujours plus complexes, voire à engager une démarche inédite. Les discriminations peuvent en effet procéder d’une logique de système qu’il faut saisir à travers d’autres outils que des statistiques classiques – des outils empruntant à des mathématiques formelles d’ailleurs pas si éloignées de celles mobilisées par A. Weil et C. Lévi-Strauss. C’est une telle logique de processus globalement discriminatoire que nous avons mise au jour dans l’épuration professionnelle, en aboutissant, entre autres, à un résultat tout sauf trivial et solidement étayé statistiquement : la discrimination des femmes a pris une forme plurivoque, avec des condamnations à la fois plus systématiques que pour les hommes et en même temps un jeu subtil d’aggravation ou d’atténuation des peines pour des incriminations équivalentes. Là où des artistes hommes n’auraient reçu qu’un blâme ou 3 à 4 mois d’interdiction, les femmes ont été plus souvent susceptibles d’écoper de 6 mois. A contrario , lorsque la gravité des incriminations retenues a conduit à prononcer des peines de 9 ou 12 mois contre les hommes, les femmes se sont vues plus systématiquement attribuer 6 mois. Y a-t-il eu une forme d’indolence, voire de nonchalance à juger les dossiers des femmes, les commissions constituées exclusivement d’hommes se contentant de les sanctionner d’une peine moyenne ? La question mérite d’être posée.

Ajoutons que les quelques résultats décrits dans cet article ne sont qu’une première étape dans l’analyse interdisciplinaire de notre jeu de données de l’épuration artistique à la Libération. À terme, la mise en œuvre d’autres méthodes mathématiques devrait rendre possible la capture d’autres indices – et, par conséquent, une description toujours plus fine des différences de traitement s’exerçant sur tel ou tel groupe social – et également de ce que nous avons appelé « le jeu du temps ». Parce que l’épuration professionnelle fut d’abord un jugement par les pairs, il reste notamment à mieux intégrer dans l’analyse la spécificité de chaque scène artistique, avec les rivalités propres aux milieux du cinéma et des variétés et, a contrario , pour les musiciens classiques, la force des amitiés nouées durant les longues années de formation au Conservatoire, qui ont constitué des facteurs d’exonération peut-être encore plus puissants que les solidarités corporatives relevées dans la fonction publique. Enfin, une enquête future pourrait consister à mener une étude croisée des différents régimes de l’épuration artistique en France – judiciaire, administrative et professionnelle –, seule à même d’embrasser la totalité du processus. Pour en saisir la complexité historique, outre la mobilisation d’outils existants, son analyse devra peut-être en inventer d’autres. Car il n’y a pas de définition permanente possible de ce qui est atteignable par les méthodes statistiques, ni de ce qui est « mathématisable » ou non. D’une part, parce que les méthodes statistiques évoluent constamment et que l’enjeu même de la recherche en statistiques est de développer des méthodes permettant d’atteindre ce que l’on n’atteignait pas auparavant. D’autre part, parce qu’il en va plus généralement de même pour le monde mathématique : celui-ci n’est pas donné une fois pour toutes ; au contraire, ses frontières mouvantes se voient régulièrement redessinées (parfois très profondément) par la définition de nouveaux objets abstraits qui peuvent ouvrir d’un coup d’immenses perspectives. Et un tel bouleversement peut enfin très bien survenir au gré de l’interaction avec les sciences humaines et sociales. Ici, comme le soulignait C. Lévi-Strauss :

Il ne s’agit pas seulement, ni même surtout, d’emprunter en bloc aux mathématiques des méthodes et des résultats achevés. Les besoins propres aux sciences sociales, les caractères originaux de leurs objets imposent aux mathématiciens un effort spécial d’adaptation et d’invention. La collaboration ne saurait être à sens unique. D’un côté, les mathématiques contribueront au progrès des sciences sociales, mais, de l’autre, les exigences propres à ces dernières ouvriront aux mathématiques des perspectives supplémentaires. En ce sens, il s’agit donc de mathématiques nouvelles à créer Footnote 104 .

La collaboration avec les sciences mathématiques ne doit donc en aucun cas être perçue, du point de vue des chercheurs et des chercheuses en sciences humaines et sociales, comme un renoncement à leur expertise disciplinaire. Au contraire, elle vient la prolonger en offrant les moyens d’un autre langage à même d’enrichir le répertoire de chacun et de pluraliser les modes d’accès au réel. Les archéologues, les historiens et historiennes de l’art, les philologues collaborent depuis longtemps avec des physiciens et des physiciennes, des chimistes et des biologistes pour dater des artefacts ou étudier la diffusion matérielle des œuvres. Ils co-construisent alors un système d’analyse commun, qui suppose pour chacune des parties un indispensable déplacement . Ici, la collaboration d’une historienne et d’un physicien théoricien a fait germer l’idée originale de traiter un processus historique impliquant les mécanismes intimes d’une décision humaine comme un processus algorithmique complexe, pour leur appliquer les mêmes techniques d’analyse de discriminations : car, en définitive, à moins d’avoir une information parfaite sur chaque étape d’un processus historique, l’historien et l’historienne se retrouvent face à une opacité (une « boîte noire ») assez semblable à celle qui caractérise potentiellement les processus algorithmiques de décision ou de sélection. Cette collaboration interdisciplinaire implique nécessairement une forme d’humilité scientifique et, faute de pouvoir tout maîtriser à soi seul, une capacité de délégation de confiance. Il importe donc de mettre en place des cadres où des chercheuses et des chercheurs venant de disciplines différentes peuvent s’employer à expliciter au maximum leur travail, tout en acceptant que, passé un certain point, les uns ou les autres ne comprennent plus tout, et se laissent guider un moment le long du chemin. En ce sens, nous rejoignons F. Braudel lorsqu’il écrit Footnote 105  : « Pour moi, l’histoire est la somme de toutes les histoires possibles, – une collection de métiers et de points de vue, d’hier, d’aujourd’hui, de demain. »

References

1. « [L]es personnes célèbres sont le support de jugements moraux nourrissant un procès continu d’identification/distinction », écrivent aussi Myriam Juan et Nicolas Picard dans « Célébrité, gloire, renommée. Introduction à l’étude historique du fait d’‘être connu de ceux que l’on ne connaît pas’ », Hypothèses , 15-1, 2012, p. 87-96, ici p. 95.

2. Edgar Morin, « Les stars », Esprit , 244-11, 1956, p. 674-687, ici p. 676.

3. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre , vol. 3, Le Salut, 1944-1946 , Paris, Plon, 1959, p. 136.

4. Conférence prononcée le 5 avril 1946 au théâtre Marigny sous les auspices de la Conférences des ambassadeurs : Pierre-Henri Teitgen, Les cours de justice , Paris, Éd. du Mail, 1946, p. 36.

5. Sur cette question, voir Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, xix e -xxi e  siècle , Paris, Éd. du Seuil, 2011.

6. Sur cette question, voir Karine Le Bail, « La musique épurée », in   La musique au pas. Être musicien sous l’Occupation , Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 207-271.

7. François Mauriac, « La loterie », Le Figaro , 27 déc. 1944, repris dans id. , Le bâillon dénoué. Après quatre ans de silence , Paris, Grasset, 1945, p. 205.

8. Pierre Laborie, « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième Siècle. Revue d’histoire , 18, 1988, p. 101-117, ici p. 113.

9. Celle-ci a fait l’objet de plusieurs études sectorielles : Jean-Pierre Bertin-Maghit, « Chronique d’une épuration », in   Le cinéma sous l’Occupation. Le monde du cinéma français de 1940 à 1946 , Paris, Olivier Orban, 1989, p. 191-216 ; Serge Added, « Épilogue : douce épuration », in   Le théâtre dans les années Vichy, 1940-1944 , Paris, Ramsay, 1992, p. 311-328 ; Claude Singer, « Les contradictions de l’épuration du cinéma français (1944-1948) », Raison présente , 137, 2001, p. 3-37 ; Emmanuelle Loyer, « Le théâtre et l’épuration », in  M. O. Baruch (dir.), Une poignée de misérables. L’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale , Paris, Fayard, 2003, p. 286-300 ; Yannick Simon , Composer sous Vichy , Lyon, Symétrie, 2009 ; G. Sapiro, La responsabilité de l’écrivain , op. cit.  ; K. Le Bail, La musique au pas , op. cit .

10. Voir Olivier Martin, « Mathématiques et sciences sociales au xx e  siècle », O. Martin (dir.), n o  spécial « Mathématiques et sciences sociales au cours du xx e  siècle », Revue d’histoire des sciences humaines , 6, 2002, p. 3-13, ici p. 3.

11. Marc Bloch, « Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien » [1949], L’Histoire, la Guerre, la Résistance , éd. par A. Becker et É. Bloch, Paris, Gallimard, 2006, p. 843-985, ici p. 867.

12. Il suffit de citer la géométrie euclidienne, la théorie des ensembles ou celle des groupes.

13. Sur ce sujet, voir Claire Lemercier et Carine Ollivier, « Décrire et compter. Du bricolage à l’innovation : questions de méthodes », Terrains & Travaux , 19-2, 2011, p. 5-16 ; Claire Lemercier et Claire Zalc, « Le sens de la mesure : l’histoire et les nouveaux usages de la quantification », in  C. Granger (dir.), À quoi pensent les historiens ? Faire de l’histoire au xxi e  siècle , Paris, Autrement, 2013, p. 135-164.

14. Maurice Fréchet et Maurice Halbwachs, Le calcul des probabilités à la portée de tous , éd. par É. Brian, H. Lavenant et L. Mazliak, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, [1924] 2019.

15. André Weil, « Sur l’étude algébrique de certains types de lois du mariage (Système Murngin) », in  C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté , Paris, PUF, 1949, p. 278-285.

16. Antoine Prost et Christian Rosenzveig, « La Chambre des députés (1881-1885). Analyse factorielle des scrutins », Revue française de science politique , 21-1, 1971, p. 5-50.

17. Frédéric Lebaron et Brigitte Le Roux, « Géométrie du champ », Actes de la recherche en sciences sociales , 200-5, 2013, p. 106-109, ici p. 106. On pourrait encore citer les travaux sur l’histoire de l’alphabétisation et du recours à l’analyse factorielle de leurs données de François Furet et Jacques Ozouf (dir.), Lire et écrire. L’alphabétisation des Français, de Calvin à Jules Ferry , Paris, Éd. de Minuit, 1977.

18. Claude Lévi-Strauss, « Les mathématiques de l’homme », Esprit , 243-10, 1956, p. 525-538. Cet article avait précédemment été publié dans le Bulletin international des sciences sociales , 6-4, 1954, p. 643-653.

19. Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales. La longue durée », Annales ESC , 13-4, 1958, p. 725-753, ici p. 737.

20. Ibid. , p. 748.

21. Ibid. , p. 743.

22. R. Michael Alvarez (dir.), Computational Social Science: Discovery and Prediction , New York, Cambridge University Press, 2016 ; Matthew J. Salganik, Bit by Bit: Social Research in the Digital Age , Princeton, Princeton University Press, 2019.

23. Stéphane Lamassé et Fabrice Rossi, « Éditorial », S. Lamassé et F. Rossi (dir.), n o  spécial « Humanités et Statistiques », Journal de la Société française de statistique , 158-2, 2017, p. 1-6, ici p. 6.

24. André Weil, Œuvres scientifiques/Collected Works , vol. 1, New York, Springer-Verlag, 1979, p. 568 (cité par Claude Lavoie, « Claude Lévi-Strauss et les mathématiques », https://archimede.mat.ulaval.ca/amq/bulletins/mai12/Article_Levi-Strauss.pdf, p. 9).

25. S. Lamassé et F. Rossi, « Éditorial », art. cit., p. 6.

26. Karine Karila-Cohen et al.  (dir.), n o  spécial « Histoire quantitative », Annales HSS , 73-4, 2018.

27. F. Braudel, « Histoire et sciences sociales », art. cit., p. 746.

28. Jacques Cellier et Martine Cocaud, Traiter des données historiques. Méthodes statistiques/techniques informatiques , Rennes, PUR, 2001 ; Claire Lemercier et Claire Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien , Paris, La Découverte, 2008.

29. L’interface de traitement de données pour les étudiants et les chercheurs en sciences humaines et sociales, AnalyseSHS, développée par le PIREH à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, permet de mettre en œuvre des statistiques descriptives et multidimensionnelles.

30. Nous entendons « artefact statistique » dans une acception large, proche du deuxième sens d’« artefact » donné dans le CNRTL : « P. métaph., ‘Peut se dire de tout ce qui, provenant d’autre chose, peut camoufler ou surcharger les manifestations qu’on observe.’ (Lafon 1963) » – l’idée étant ici qu’une telle surcharge puisse venir d’une fluctuation aléatoire dans l’échantillon observé.

31. Nelson Goodman distingue le temps de la réalisation de l’œuvre ( execution ) et tout ce qui contribue à la faire fonctionner, soit le rendement social de l’œuvre, qu’il désigne par le terme d’implémentation. Pour les arts d’exécution ( performing arts ), il avance que « les processus de réalisation ( execution ) et d’implémentation sont temporellement entrelacés ; car le premier fonctionnement d’une pièce se produit lorsqu’elle est jouée ( performed ) devant un public ». Nelson Goodman, « L’implémentation dans les arts », in   L’art en théorie et en action , trad. par J.-P. Cometti et R. Pouivet, Paris, Gallimard, [1984] 2013, p. 63-68, ici p. 65.

32. F. Braudel, « Histoire et sciences sociales », art. cit., p. 743-744.

33. Alain Bancaud, « La construction de l’appareil juridique », in  M. O. Baruch (dir.), Une poignée de misérables , op. cit. , p. 61-97, ici p. 69-70.

34. Ibid. , p. 64.

35. Sur la figure de l’artiste entrepreneur, voir Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’année sociologique , 22-3, 1971, p. 49-126, ici p. 53-54 ; id. , « Bref impromptu sur Beethoven, artiste entrepreneur », Sociétés & représentations , 11-1, 2001, p. 13-18, ici p. 15-18.

36. Pierre-Michel Menger, « La profession de comédien. Formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi », Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 1997.

37. Eliot Freidson, « Les professions artistiques comme défi à l’analyse sociologique », Revue Française de Sociologie , 27-3, 1986, p. 431-443, ici p. 431.

38. « L’Épuration. Mireille Balin et Albertini mais pas encore de Monzie ! », Ce soir , 28 sept. 1944, p. 2.

39. Article sur l’Affaire de la rue Lauriston de Madeleine Jacob, « Dita Parlo ‘dans le bain’… et pas un mot à la reine-mère ! », Franc-Tireur , 14 sept. 1944, p. 1-2.

40. Créé le 7 juillet 1941, le Comité d’organisation des entreprises de spectacles (COES) fut un organisme central de la vie culturelle sous l’Occupation, en relation avec la Propaganda-Abteilung Frankreich. Il fut dissous en 1946.

41. Paris, Archives nationales (ci-après AN), F/21/8102, Rapport du Congrès de l’Union du Spectacle, « 17-2-45 ».

42. Les troupes fixes des villes de province et les tournées régionales échappent à sa juridiction.

43. L’ordonnance du 13 octobre 1944 instituant une interdiction professionnelle dans l’industrie des spectacles s’inscrivait dans le cadre de l’ordonnance du 22 juin 1944 relative aux organismes dits « comités d’organisation », modifiée par l’ordonnance du 7 octobre 1944.

44. C. Singer, « Les contradictions de l’épuration du cinéma français (1944-1948) », art. cit., p. 10.

45. AN, F/21/8102, Rapport du Congrès de l’Union du Spectacle, « 17-2-45 ».

46. AN, F/21/8102, courrier du « Club Saint Just » adressé à Édouard Bourdet, « 6-01-1945 ».

47. Ordonnance n o  45252 du 17 février 1945 relative à l’épuration des professions d’artistes dramatiques et lyriques et de musiciens exécutants, Journal Officiel du 18 février 1945, p. 851.

48. Ces derniers seront jugés dans le cadre de l’ordonnance du 16 octobre 1944 relative à l’épuration dans les entreprises .

49. C’est le cas de l’immense star du cinéma français Ginette Leclerc. Arrêtée le 8 septembre 1944 et écrouée avec onze agents de la Gestapo sous le chef d’inculpation d’intelligence avec l’ennemi, elle est remise en liberté provisoire 5 mois plus tard sur l’autorisation du commissaire du gouvernement Anglade, qui classera l’affaire le 5 octobre 1946. Le 3 janvier 1946, pour les incriminations de « relations avec l’ennemi » et de tournages pour la « Continental », le CNE lui inflige quand même une peine de 6 mois d’interdiction. AN, Z/6/NL/316, cour de justice du département de la Seine, dossier 757, Geneviève Menut dite « Ginette Leclerc », et AN, F/21/8110, dossier d’épuration de Ginette Leclerc.

50. Il ne sera officiellement suspendu qu’en 1949.

51. France Libre , 31 août 1945, p. 1-2, ici p. 2.

52. À l’instar de la Commission centrale d’épuration pour les Communications ou du Conseil supérieur d’enquête pour l’Éducation nationale. François Rouquet, Une épuration ordinaire, 1944-1949. Petits et grands collaborateurs de l’administration française , Paris, CNRS Éditions, [1993] 2011, p. 90, n. 3.

53. Karine Le Bail, « La radio, tribunal des musiciens français ? », in   La musique au pas , op. cit ., p. 249-271.

54. Étant donné le caractère parcellaire des archives liées à l’épuration, tout bilan du nombre d’individus passés en commission ne peut être considéré comme définitif, d’où la mention « au moins ».

55. Relevant de l’administration des Beaux-Arts, rattachés depuis 1870 au ministère de l’Éducation nationale, les archives de l’épuration administrative font partie de la sous-série F/21. F/21/8102 à 8126 : Direction des spectacles et de la musique, Épuration, 1941-1949. F/21/8102 : Épuration du personnel des spectacles ; F/21/8102-8103 : Commission gouvernementale d’épuration des entreprises de spectacles ; F/21/8105-8113 : Comité national d’épuration des professions d’artistes dramatiques, lyriques et de musiciens exécutants.

56. « Liste complète au 14 février 1949 des Artistes sanctionnés par le comité d’épuration », citée par J.-P. Bertin-Maghit, Le cinéma sous l’Occupation , op. cit. , Annexe XXI.

57. Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), archives Pierre Schaeffer, 199/1381. Document adressé aux comédiens, artistes lyriques, artistes de music-hall, émanant de la Fédération du spectacle, l’Union des syndicats du film, le comité de Front national du théâtre et le comité de Front national du cinéma, s. d.

58. AN, cour de justice du département de la Seine, dossiers d’affaires jugées (1944-1951), Z/6/NL/316, dossier 7576, Constantin Rossi.

59. AN, F/21/8110, dossier d’épuration de Maurice Chevalier.

60. Gabriel Tarde, Psychologie économique , vol. 1, Paris, Alcan, 1902, p. 70. Cité par Alain Chenu, « Des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité. Sociologie des couvertures de Paris Match , 1949-2005 », Revue française de sociologie , 49-1, 2008, p. 3-52, ici p. 6, n. 2.

61. Alain Chenu parle de « labels de célébrité superlative » (A. Chenu, « Des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité. Sociologie des couvertures de Paris Match , 1949-2005 », art. cit., p. 11).

62. Les analyses de Serge Added, Laurence Bertrand Dorléac ou encore Jean-Pierre Bertin-Maghit vont dans le même sens.

63. Ainsi, 90 % du panel n’a qu’une ou deux incriminations, et plus de la moitié de celles-ci concerne moins de 9 individus.

64. Il s’agit des dossiers de Georges Chamarat, Suzy Delair, Tania Fedor, Danielle Darrieux, Fernandel, André Gabriello, Ginette Leclerc, Jean Servais. On relève une même sous-représentation de l’incrimination liée au doublage de films de propagande allemands (SYN), avec seulement 7 individus.

65. Voir supra note 49.

66. Les historiens se sont très tôt emparés de ces outils d’analyse géométrique des données, si l’on songe à Antoine Prost et, plus largement, à la dynamique lancée dans les années 1970 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : Léo Dumont, Octave Julien et Stéphane Lamassé, « Articuler histoire et informatique, enseignement et recherche : le PIREH de l’université Panthéon-Sorbonne », Humanités numériques , 1, 2020, https://doi.org/10.4000/revuehn.284.

67. Mathématiquement, un graphe  G est un couple de deux ensembles, G  = ( V , E ), tel que les éléments du deuxième ensemble, E , sont des couples d’éléments du premier ensemble, V . Ainsi, on peut interpréter  E comme un ensemble de liens – d’arêtes – entre les éléments de  V interprétés quant à eux comme des sommets ou des nœuds. Un graphe est également l’objet mathématique utilisé pour modéliser un réseau.

68. Peter J. Bickel, Eugene A. Hammel et J. William O’Connell, « Sex Bias in Graduate Admissions: Data from Berkeley », Science , 187-4175, 1975, p. 398-404.

69. Fabien Lostec, « Les collaboratrices face aux tribunaux de l’épuration : le cas de la Loire inférieure », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest , 127 - 2, 2020, p. 125-153, ici p. 150.

70. Sur les usages et mésusages de la valeur- p , voir Regina Nuzzo, « Scientific Method: Statistical Errors », Nature , 506, 2014, p. 150-152 ; Ronald L. Wasserstein, Allen L. Schirm et Nicole A. Lazar, « Moving to a World Beyond ‘ p < 0.05’ », The American Statistician , 73, supplément 1, 2019, p. 1-19.

71. Définie comme s  = - log₂  p , où log₂ désigne le logarithme en base 2 ; «  s  » faisant référence au mathématicien américain Claude Shannon, un des fondateurs de la théorie de l’information. Voir Sander Greenland, « Valid P -Values Behave Exactly as They Should: Some Misleading Criticisms of P -Values and Their Resolution with S -Values », The American Statistician , 73, supplément 1, 2019, p. 106-114.

72. Signalons que dans l’exemple tiré de l’article de F. Lostec, « Les collaboratrices face aux tribunaux de l’épuration », art. cit, p. 676-677, la valeur- s est égale à 10, si bien que l’on pouvait clairement rejeter ses conclusions.

73. Tel que visualisé dans la figure 1.

74. John A. Nelder et Robert W. M. Wedderburn, « Generalized Linear Model », Journal of the Royal Statistical Society. Series A (General) , 135-3, 1972, p. 370-384.

75. Pour contourner cet écueil, il existe des procédures statistiques (dites de tests multiples) qui prennent en compte, dans le calcul de la valeur- p (et donc de la valeur- s ), la multiplicité des tests réalisés.

76. Agnès Callu, « Les music-halls et cabarets ou les petites entreprises du ‘Gai Paris’ sous l’Occupation », in  A. Callu, P. Eveno et H. Joly (dir.), Culture et médias sous l’Occupation. Des entreprises dans la France de Vichy , Paris, CTHS, 2009, p. 217-231.

77. Pierre Philippe, L’air et la chanson , Paris, Grasset, 2003, p. 24.

78. Pour constituer notre corpus du Gai Paris, nous avons isolé les familles « variétés », « music-hall » et « cirque », en excluant les comédiens et les acteurs. Hormis les forains (cracheurs de flammes et autres briseurs de chaînes que l’on vient regarder sur l’esplanade entre Blanche et Pigalle), notre Gai Paris s’apparente à la classification qu’en fit le Comité d’organisation des entreprises de spectacles (COES) en 1942 (au « Groupe des spectacles forains, des spectacles de curiosités, music-halls, cirques, etc. », Officiel du spectacle , 1, 1942, p. 2).

79. Cette incrimination concerne 34 % des artistes de notoriété 2 et encore 20 % de ceux de notoriété 1, contre seulement 2 % des anonymes ( s  = 22).

80. Pour une introduction détaillée à l’ACM, voir par exemple Julien Duval, « Analyse des correspondances multiples », Politika , https://www.politika.io/fr/notice/analyse-correspondances-multiples.

81. Les résultats de l’ACM sont disponibles en ligne : https://julienrf.shinyapps.io/StatEp. Pour une utilisation plus avancée, sous R, le paquet FactoMineR fournit l’ensemble des outils d’analyse géométrique des données. Voir Sébastien Lê, Julie Josse et François Husson, « FactoMineR: An R Package for Multivariate Analysis », Journal of Statistical Software , 25-1, 2008, p. 1-18.

82. Luc Capdevila, « La ‘collaboration sentimentale’ : antipatriotisme ou sexualité hors-normes ? (Lorient, mai 1945) », F. Rouquet et D. Voldman (dir.), n o  spécial « Identités féminines et violences politiques (1936-1946) », Cahiers de l’IHTP , 31, 1995, p. 67-82.

83. Anne Simonin, « La femme invisible : la collaboratrice politique », Histoire@Politique , 9-3, 2009, https://doi.org/10.3917/hp.009.0096, ici p. 1.

84. Voir la figure 1.

85. Ceci n’est possible que si le graphe présente une propriété appelée connexité, à savoir que l’on peut passer de n’importe quel nœud du réseau à n’importe quel autre en suivant les arêtes. Dans notre cas, le graphe n’est pas connexe mais il le devient si l’on exclut deux incriminations isolées et très faiblement représentées (le « commerce illicite » et la « télévision allemande » concernant chacune un seul individu n’ayant aucune autre incrimination).

86. Par exemple les moindres carrés ordinaires (OLS) ou le critère d’information bayésien (BIC).

87. Nous utilisons le paquet glmulti développé sous  R par Vincent Calcagno et Claire de Mazancourt, « Glmulti: An R Package for Easy Automated Model Selection with (Generalized) Linear Models », Journal of Statistical Software , 34-12, 2010, p. 1-29.

88. Ce résultat pourra à l’avenir être affiné en tenant compte du nombre d’émissions de propagande reprochées ou à tout le moins d’un volume estimé : en effet, les commissions n’ont pas jugé à la même enseigne un artiste ayant effectué 2 ou 3 émissions et un autre accusé d’avoir participé à plus de 100 émissions de propagande.

89. François Rouquet, « Libération et épuration au ministère des Communications », in   Le rétablissement de la légalité républicaine, 1944. Actes du colloque, 6, 7, 8 octobre 1994, organisé par la Fondation Charles de Gaulle, la Fondation nationale des sciences politiques, l’Association française des constitutionnalistes et la participation de l’université de Caen , Bruxelles/Paris, Éd. Complexe, 1996, p. 527-542, ici p. 536.

90. AN, F/21/8102, courrier manuscrit d’Édouard Bourdet, futur délégué aux Spectacles au secrétariat des Beaux-Arts à un destinataire inconnu demeurant au 1, rue Bonaparte, 27 août 1944. Bourdet propose quelques modifications à un projet d’arrêté concernant l’épuration du monde du spectacle. L’article 5 prévoyait des mesures « d’absolution » en faveur de toute personne incriminée si celle-ci était en mesure d’établir que « les faits relevés à sa charge ont été accomplis par elle sous l’empire d’une erreur indépendante de toute faute de sa part ou sous la pression d’une contrainte suffisante pour avoir paralysé sa propre volonté. La même mesure d’absolution pourra aussi intervenir au profit de toute personne qui après une faiblesse momentanée, se sera rachetée dans la suite par des actes de courage civique, démonstratifs de son patriotisme ».

91. Subsistait en effet l’hypothèse que si les vedettes avaient été moins sévèrement condamnées en moyenne, c’était peut-être qu’elles s’étaient moins compromises.

92. Sur l’équité des algorithmes, voir Sorelle A. Friedler, Carlos Scheidegger et Suresh Venkatasubramanian, « On the (Im)Possibility of Fairness », 2016, arXiv:1609.07236 ; Patrice Bertail et al. , « Algorithmes : biais, discrimination et équité », 2019, https://www.telecom-paris.fr/wp-content-EvDsK19/uploads/2019/02/Algorithmes-Biais-discrimination-equite.pdf.

93. Francesco Bonchi et al. , « Exposing the Probabilistic Causal Structure of Discrimination », International Journal of Data Science and Analytics , 3, 2017, p. 1-21. Les quatre auteurs combinent une approche d’apprentissage de réseau bayésien à une théorie probabiliste de la causalité de Patrick Suppes, A Probabilistic Theory of Causality , Amsterdam, North Holland Pub. Co., 1970.

94. Lawrence Page et al. , « The PageRank Citation Ranking: Bringing Order to the Web », Technical Report, Stanford InfoLab SIDL-WP-1999-0120, 1999. Pour « Personalized PageRank », voir Glen Jeh et Jennifer Widom, « Scaling Personalized Web Search », in   Proceedings of the 12th International Conference on World Wide Web , New York, Association for Computing Machinery, 2003, p. 271-279, https://dl.acm.org/doi/10.1145/775152.775191.

95. Rappelons ici qu’Internet et le Web sont deux choses différentes : Internet est une entité constituée par la mise en réseau d’ordinateurs, le Web un ensemble de pages et d’hyperliens qui s’appuie sur cette mise en réseau. PageRank est un outil d’analyse du Web.

96. Au passage, cela permet de comprendre pourquoi les modèles de régression retenus par le GLM ne parvenaient pas à trancher entre un effet atténuateur ou un effet aggravant du caractère « femme ».

97. Il n’a pas été trouvé de dossier ouvert par les cours de justice.

98. AN, F/21/8109, dossier d’épuration de Suzy Gossens dite Suzy Gossen, 12 janv. 1945.

99. Il n’a pas été possible de vérifier si Suzy Gossen avait pu reprendre ses activités entre le 12 janvier 1945, au terme de sa peine, et le nouveau jugement du 1 er  mars 1946.

100. S’il s’avère qu’il existe des différences significatives entre les peines effectives prononcées par les commissions, il conviendra alors d’émettre de nouvelles hypothèses – les profils des dossiers sont-ils les mêmes d’une instance à une autre, existe-t-il des effets de contexte, de sociologie des commissions, etc. ? Nous n’épuisons bien sûr pas ici toutes les questions qui se posent dans une analyse comparative.

101. C. Lévi-Strauss, « Les mathématiques de l’homme », art. cit., p. 538.

102. Nous ne sommes du reste pas les seuls à nous inscrire dans cette démarche, les médiévistes étant à cet égard en pointe. Citons notamment l’historien Florent Hautefeuille et le mathématicien Bertrand Jouve, « La définition des élites rurales (xiii e -xv e  siècle) au carrefour des approches historiques, archéologiques, mathématiques », Mélanges de l’École française de Rome-Moyen Âge , 124-2, 2012, https://doi.org/10.4000/mefrm.843 ; Fabrice Rossi, Nathalie Villa-Vialaneix et Florent Hautefeuille, « Exploration of a Large Database of French Notarial Acts with Social Network Methods », Digital Medievalist , 9, 2013, https://doi.org/10.16995/dm.52 ; Yacine Jernite  et al. , « The Random Subgraph Model for the Analysis of an Ecclesiastical Network in Merovingian Gaul », The Annals of Applied Statistics , 8-1, 2014, p. 377-405. Citons également la communauté « The Connected Past », dédiée à l’application de la science des réseaux en archéologie et en histoire, l’organisation « Digital Medievalist », le groupe « Res-Hist » ou encore la revue Journal of Historical Network Research , qui visent à favoriser le développement de l’analyse de réseaux en histoire et en archéologie. Il existe quelques exemples de collaboration en histoire contemporaine, notamment : Marc Barthelemy et al. , « Self-Organization versus Top-Down Planning in the Evolution of a City », Nature Scientific Reports , 3, 2153, 2013, https://doi.org/10.1038/srep02153.

103. Sur la question du genre en histoire, voir Françoise Thébaud, « Genre et histoire en France. Les usages d’un terme et d’une catégorie d’analyse », Hypothèses , 8-1, 2005, p. 267-276.

104. C. Lévi-Strauss, « Les mathématiques de l’homme », art. cit., p. 538.

105. F. Braudel, « Histoire et sciences sociales », art. cit., p. 734.

Figure 0

Tableau 1 –Incriminations, par ordre décroissant d’individus concernés

Figure 1

Figure 1 – Représentation des individus et des incriminations sous la forme d’un graphe bipartiNote : Cette modélisation, présentée ici en capture d’écran, est en réalité interactive (disponible sur https://julienrf.shinyapps.io/StatEp/) ; on peut ainsi naviguer dans l’espace des incriminations.

Figure 2

Figure 2 – Analyse multi-échelles de la « ségrégation » des femmes dans l’espace des incriminationsNote : Ces deux graphiques représentent les faisceaux des trajectoires de convergence vers la proportion réelle de femmes dans l’échantillon global (soit 34 %). Pour chaque nœud du réseau (l’espace des incriminations), on trace l’évolution de la proportion moyenne de femmes parmi les individus rencontrés au gré d’une marche aléatoire partant de ce nœud. Il s’agit ensuite de comparer les trajectoires obtenues sur le réseau avec la distribution observée du genre (à gauche) et celles obtenues sur un réseau « randomisé », c’est-à-dire présentant la même structure mais où l’on a réalisé une permutation aléatoire du genre des individus (à droite). Dans ce dernier cas, la convergence des trajectoires est nettement plus rapide (le faisceau se resserre plus vite autour de la moyenne), ce qui indique la présence d’hétérogénéités notables dans le réseau réel.

Figure 3

Figure 3 – Réseau de Suppes-Bayes obtenu par apprentissage sur les caractères des individus, les faits reprochés et les peines prononcées par la CGESNote : La taille d’un nœud est proportionnelle au sous-échantillon correspondant. Pour qu’il puisse exister une arête d’un nœud A vers un nœud B, il faut que A soit antérieur ou contemporain à B et que la probabilité de B dans le sous-échantillon défini par A soit plus grande que la probabilité de B dans le sous-échantillon restant. Plus A renforce la probabilité de B, plus l’arête est épaisse.Code couleur : En bleu et vert, les caractères des individus ; en jaune, la notoriété ; en blanc, les incriminations ; en noir, les peines.Acronymes : GAL.1 correspond à la présence de l’incrimination gala, GAL.0 à son absence. Peine.n correspond à une peine de n mois d’interdiction. Pour les acronymes d’incriminations, voir le tableau 1.

Figure 4

Figure 4 – Distribution du coefficient de discrimination dans la CGES en fonction du genreNote : La distribution correspondant au groupe des femmes (en vert et en trait plein) est décalée vers la droite par rapport à celle des hommes (en jaune et en pointillé). Ceci signale une tendance à des coefficients plus forts chez les femmes, attestant la discrimination.