Au mois de juin 1727, la communauté des pêcheurs de Dunkerque adresse une requête au comte de Maurepas, alors secrétaire d’État à la Marine (1723-1749), dans laquelle elle réclame l’autorisation de se servir de la carte, un filet traînant à petites mailles dont l’usage, jugé néfaste, vient de lui être interdit par un arrêt du Conseil du roi du 24 novembre 1726. À l’encontre de cette mesure de police prise au nom de la « conservation » de la ressource halieutique, les membres de la communauté entendent établir l’innocuité de l’engin incriminéFootnote 1. Ils invoquent pour cela des savoirs acquis grâce à leur propre « expérience » de pêcheurs, mais également grâce à une « expérience » de pêche réalisée à la demande de l’autorité royale une quarantaine d’années auparavant :
Le filet dont est question ne préjudicie ni au frai du poisson, ni à celuy qui est éclos et qui séjourne à la côte. Au contraire par ce filet uniquement propre pour pêcher des sauterelles qui se nourrissent de frai, et des crabes qui mangent le poisson du premier âge, on conserve l’un et l’autre, en détruisant ces insectes de mer […]. Cela est fondé sur l’expérience. Si cependant on en doutoit, en vérifiant la chose sur les lieux, on reconnoitra qu’en ce fait comme en tant d’autres les supliants assurent la vérité. Feu M. Delahestroy, lieutenant général de l’amirauté de cette ville fit cette expérience en exécution des ordres de la Cour il y a environ quarante ans. Il se rendit à la rade de cette ville, là on pescha en sa présence avec la carte ; et reconnoissant par luy-même qu’elle n’endommageait pas ny le frai ny le poisson éclos, sur l’avis qu’il en donna, on ne deffendit pas l’usage de ce filet si ancien que l’établissement primordial de la pesche dans cette villeFootnote 2.
S’inscrivant dans une première séquence de réforme de la police des pêches ouverte par la promulgation de l’ordonnance de la Marine de 1681, la scène décrite dans cet extrait témoigne d’un mode de gouvernement expérimental des ressources de la mer, dont cet article cherche à analyser les premières manifestations sous l’Ancien Régime, puis la normalisation au cours du xixe siècle. De par son rôle crucial dans l’approvisionnement de Paris et de Versailles en produits de la mer, la Manche a longtemps servi de laboratoire à la réglementation des pêches côtières en France, raison pour laquelle j’ai décidé d’en faire le terrain d’observation de cette enquêteFootnote 3. Ce choix a permis en outre de procéder à des sondages ciblés dans les abondantes archives centrales de la Marine, dans lesquelles une trentaine de cas d’« expériences » (ou de séries d’« expériences ») similaires à celle conduite à Dunkerque à la fin du xviie siècle ont pu être identifiésFootnote 4. Réalisées entre les années 1680 et la décennie 1850, ces expériences prennent la forme de longs récits, parfois transcrits dans des procès-verbaux, parfois simplement enchâssés dans des rapports d’enquête, mais qui s’inscrivent toujours dans des procédures d’expertise que je me suis efforcé de reconstituer le plus finement possible à partir des documents retrouvés dans les archivesFootnote 5.
Ces expériences, également qualifiées d’« essais », pour certaines, ou d’« épreuves », pour d’autres, relèvent d’une pratique non économique de la pêche dont le but n’est pas l’exploitation d’une ressource, mais la production d’un savoirFootnote 6. Effectuées le plus souvent par des enquêteurs dépêchés « sur les lieux » par les autorités centrales, elles consistent à expérimenter des techniques d’exploitation présumées dommageables afin de « vérifier » si elles ont réellement les effets néfastes qui leur sont imputés. Leur finalité première est donc d’ordre réglementaire : elles visent à fonder sur des « faits » les mesures de police prises par l’administration de la Marine pour parvenir à concilier au mieux tous les intérêts engagés par l’usage de telle ou telle technique controversée − ceux des communautés de pêcheurs, bien entendu, mais aussi ceux des armateurs, des négociants, du public, de l’État et même des « générations futures », à l’intention desquelles il importe de « conserver » les richesses de la nature afin qu’elles puissent à leur tour les exploiterFootnote 7.
Disons-le d’emblée, les expériences dont il est question dans cet article ont beau être présentées par ceux qui les conduisent ou les commandent comme les instruments d’un gouvernement savant de la mer, elles n’ont que peu à voir avec la méthode expérimentale telle qu’elle a pu se développer à partir du xviie siècle dans le sillage de la « révolution scientifique »Footnote 8. Comme les historiens et historiennes des sciences l’ont montré depuis longtemps, la prolifération du mot « expérience » à l’époque moderne cache en réalité une grande variété de pratiques expérimentales, qui sont loin de se résumer au modèle de l’« expérience cruciale » ou même de se conformer à la démarche inductiveFootnote 9. Il en va ainsi des expériences de pêche analysées ici. Dotées d’une valeur décisive, elles reposent sur l’observation méticuleuse des effets provoqués sur l’environnement marin par l’utilisation contrôlée d’un engin en un lieu, à un moment et pendant un temps donnés. Pour autant, elles n’ont pas de visée exploratoire à proprement parler en ce sens que les expérimentations réalisées en mer ou sur les rivages ne constituent pas des moyens de découverte scientifique, mais des instruments d’expertise mobilisés à des fins de régulation. Cette enquête sur les usages de l’expérience ne concerne donc pas tant l’émergence d’une culture expérimentale moderne que les rapports entre les modes de gouvernement de la nature et les modes de production des savoirs ainsi que la manière dont ils se reconfigurent à mesure que se multiplient les interventions de l’État à l’échelle des environnements locauxFootnote 10. Elle vient par conséquent se placer sur un terrain d’ores et déjà balisé, à la charnière de l’histoire environnementale, de l’histoire du droit et de l’histoire des sciences et des techniquesFootnote 11. Toutefois, son originalité consiste à investir ce terrain depuis le monde de la pêche, d’une part, et à partir d’une interrogation spécifique sur les formes concurrentes du savoir et de l’expérience qui y coexistent, d’autre partFootnote 12.
Curieusement, l’abondante historiographie consacrée à la réglementation des pêches préindustrielles est absolument silencieuse sur les pratiques expérimentales qui m’intéressent ici. Nulle mention, dans cette littérature, d’expériences conduites sur les côtes anglaises, écossaises, italiennes, espagnoles, états-uniennes ou chinoises entre la fin du xviie et le milieu du xixe siècle ; et pas davantage sur les côtes françaises, d’ailleursFootnote 13. Enfin si, une ! Mais il s’agit d’un cas limite, car l’expérience en question, réalisée en 1770 sur les rivages de Normandie, visait à mettre un terme à un conflit au sujet des règles encadrant la récolte du varechFootnote 14. Ce cas mis à part, les expériences de pêche relatées par l’historiographie sont beaucoup plus tardives. Les premières à avoir retenu l’attention des historiens et des historiennes ont eu lieu aux États-Unis, dans le cadre d’un conflit lié à la multiplication des pêcheries sur les rivages du Massachusetts au début des années 1870, ainsi qu’au Royaume‑Uni, dans le sillage d’une commission royale formée en 1883 pour enquêter sur les effets destructeurs imputés au chalutage à vapeur. Contemporaines de la création d’agences étatiques promouvant une gestion rationnelle de la ressource – l’United States Fish Commission (1871) dans un cas, le Fishery Board for Scotland (1882) dans l’autre –, ces différentes expériences ont été analysées comme des moments de bascule dans l’histoire du gouvernement des environnements marins. Elles auraient en effet marqué les débuts d’une science halieutique fondée sur la quantification, la modélisation et l’expérimentation, et participé, dès lors, à la disqualification d’un ancien régime de régulation au sein duquel les pêcheurs avaient encore leur rôle à jouer et leur mot à dire, non seulement en tant qu’usagers de la ressource, mais aussi comme détenteurs de « savoirs écologiques locaux » acquis par la pratique du métierFootnote 15.
À suivre Jean‑Baptiste Fressoz et la lecture qu’il propose du conflit autour du varech évoqué à l’instant, ce qui se jouerait sur les rivages normands au début des années 1770 ne serait, au fond, pas si différent. Là aussi, des experts mandatés par l’administration centrale auraient contribué à fragiliser « la gestion coutumière » de la ressource et à disqualifier du même coup ses acteurs et leur « connaissance intime des environnements »Footnote 16. Comment ? En procédant justement à une expérience qui leur aurait permis de redéfinir « les bons usages de la nature » sur la base de nouveaux savoirs : des savoirs non plus vernaculaires et empiriques issus de la pratique, mais savants et expérimentaux dérivés d’une expertise ponctuelleFootnote 17. Déjà présent chez James Scott, qui faisait de la foresterie d’État allemande un exemple paradigmatique de savoir de gouvernement de la nature, ce grand récit de la mise sous contrôle étatique des environnements par la science et les experts au nom de la rationalisation de leur exploitation a été maintes fois discuté et amendé au profit de versions moins surplombantes et plus nuancées, mettant notamment l’accent sur les résistances opposées et les infléchissements imposés par les acteurs locaux aux projets portés par les autorités centralesFootnote 18. Il s’agit de la perspective que j’adopte ici en regardant la police des pêches et les savoirs qui la fondent comme le produit d’une négociation permanente entre les communautés de pêcheurs et l’administration de la MarineFootnote 19.
Alors qu’il a été souvent question depuis les années 1980 de replacer les pêcheurs et leurs « savoirs écologiques locaux » au centre des politiques de conservation pour imaginer des modèles de « cogestion » des pêches à la fois plus durables et plus équitables, cet article propose une histoire au ras des flots de la régulation halieutique afin d’éclairer les processus de longue durée qui ont conduit à leur éviction progressiveFootnote 20. En effet, les travaux des ethnologues, puis des sociologues et des politistes nous ont habitués à l’idée d’une disqualification des praticiens de la pêche par des spécialistes de la gestion des stocks qui se seraient progressivement éloignés des réalités du terrain au cours du xxe siècle, en particulier dans l’après‑guerre. Cependant, ce processus de relégation reste assez mal connu dans ses détails, tandis que l’avant qu’il présuppose et vers lequel il serait implicitement question de faire retour relève largement d’un mythe de l’âge d’orFootnote 21. Il s’agit ici d’apporter une contribution à l’histoire de cet avant de la gestion halieutique contemporaine (quand le « ménagement » tenait lieu de « management ») à partir de l’analyse de quelques cas d’expériences de pêche réalisées sur une petite portion du littoral français, entre la fin du xviie et le milieu du xixe siècle.
La première partie de l’article permet d’expliquer comment la réglementation édictée par l’administration de la Marine au nom de la « conservation » des ressources résulte d’une dialectique entre la requête et l’enquête qui se traduit, au fil des décennies, par un phénomène de « prolifération réglementaire » – puisque les mesures adoptées ne cessent d’être réajustées en fonction des particularités revendiquées par les communautés localesFootnote 22. Dans ces conditions, cette même administration en vient alors à envisager de plus en plus souvent le recours à l’expérience comme un moyen de « prendre un parti définitif » à propos de certaines pratiques particulièrement controversées. Toutefois, plusieurs cas analysés dans la deuxième partie invitent à penser que ce pouvoir attribué aux expériences relève avant tout d’une fiction, dans la mesure où celles-ci ne servent en réalité qu’à légaliser des usages d’ores et déjà adoptés ; à instituer l’existant, en somme. Ce constat implique finalement de s’intéresser à la participation des pêcheurs aux expériences menées sur leurs côtes pour réglementer leurs pratiques. Il en ressort que le paradigme de la disqualification des praticiens par les experts n’est pas forcément le plus adéquat pour rendre compte de l’émergence de ce nouveau mode de gouvernement expérimental des ressources de la mer, car celui-ci repose sur des savoirs hybrides, issus de la confrontation sur le terrain entre ceux qui exploitent la mer et ceux qui la gouvernent.
La fabrique de la police des pêches
Précédée d’une longue « visite des côtes » confiées par Jean-Baptiste Colbert au maître des requêtes Henri‑François Lambert d’Herbigny, l’ordonnance de la Marine du mois d’août 1681 est le résultat d’une entreprise de « réformation » visant à uniformiser l’application du droit maritime dans les ports du royaumeFootnote 23. Entièrement consacré à la pêche, son livre 5 est l’équivalent d’une loi de police générale dont les dispositions – une soixantaine d’articles au total − viennent se substituer à celles, très imprécises, d’un ancien édit d’Henri III daté de mars 1584 ainsi qu’à un ensemble hétéroclite de « règlements particuliers & locaux » édictés « soit par des arrêts du Conseil, déclarations du Roy ou lettres patentes, soit par des ordonnances des amirautés »Footnote 24. Cette nouvelle législation instaure un cadre juridique qui se maintient tout au long du xixe siècle, en dépit des changements institutionnels provoqués par la Révolution française. Il repose sur le principe selon lequel la pêche pratiquée « tant en pleine mer que sur les grèves » est une activité « libre & commune » à tous, même si cette liberté est en réalité assortie de limitesFootnote 25. Ainsi la pêche en bateau est-elle réservée exclusivement aux pêcheurs « classés » qui doivent accepter, en contrepartie, de servir de manière intermittente dans la Marine royaleFootnote 26. Par ailleurs, l’exploitation des ressources de la mer est soumise à de nombreuses restrictions. René‑Josué Valin les résume de la façon suivante dans son célèbre Nouveau commentaire sur l’ordonnance de la Marine du mois d’août 1681 :
En même temps que nos rois ont dérogé à leur droit de souveraineté […] en laissant à leurs sujets la liberté de la pêche en mer & sur les grèves, sans en exiger aucun tribut, ils se sont réservés le droit de veiller à la police de cette pêche, & par-là de régler la manière de la faire, de prescrire les temps & les lieux où elle pourroit être pratiquée ou interdite ; enfin de déterminer la forme & la maille des filets & engins qui pourront y être employés. Rien, après tout, de plus naturel & de plus conforme au bon ordre, pour l’amélioration et la conservation même de la pêche, dont sans cela, la source tariroit en peu de tempsFootnote 27.
Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, cette police est exercée localement par les officiers des amirautés, mais ceux-ci sont de plus en plus étroitement contrôlés par le secrétariat d’État à la Marine qui s’appuie à la fois sur les commissaires en charge dans les quartiers maritimes et sur des inspecteurs envoyés en mission pour faire du Bureau des classes l’organe d’un gouvernement centralisé de la pêche et des pêcheursFootnote 28. La réglementation constitue le domaine d’intervention privilégié de cet embryon d’administration, dont la tâche consiste principalement à poursuivre l’œuvre de réforme initiée au temps de Colbert. En effet, l’ordonnance de la Marine n’a pas permis de « remédier » à tous les « abus » qui avaient « dépeuplé [les] côtes » et il apparaît rapidement nécessaire de compléter les mesures de conservation adoptées par ses rédacteurs pour prévenir le risque d’une nouvelle « disette du poisson »Footnote 29. L’enjeu est de taille, car on craint que le déclin de la ressource n’entraîne celui de l’activité elle-même. De ce point de vue, la police des pêches correspond bien au modèle de la « police classique » identifié naguère par Michel Foucault, à savoir une police « préventive », dotée d’un large périmètre d’intervention et n’ayant que peu à voir avec l’institution sécuritaire essentiellement préoccupée du maintien de l’ordre qu’elle est devenue dans la période postrévolutionnaireFootnote 30. De fait, elle constitue sous l’Ancien Régime « un instrument au service de la gloire du Roi et de l’État » puisqu’en assurant la conservation de la ressource, elle vise non seulement à « procurer l’abondance » en poisson dans le royaume, mais également à « faire croître [ses] forces » en multipliant le nombre de pêcheurs mobilisables dans la MarineFootnote 31. Si la police des pêches devient aussi une affaire de surveillance et de maintien de l’ordre en mer au cours du xixe siècle, cette économie politique des ressources de la mer se perpétue presque à l’identique jusque sous le Second Empire et sert ainsi de justification pendant plus de 150 ans aux mesures de conservation imposées par l’administration centrale de la MarineFootnote 32.
Réformer la police des pêches
Dès les années 1710, le « public » de la capitale et les membres de la cour se plaignent à nouveau de la « rareté du poisson frais » en provenance des ports de la MancheFootnote 33. Dans un premier temps, les officiers des amirautés des provinces de Normandie et de Picardie sont sommés de rédiger des mémoires exposant leurs « avis » sur les moyens de faire cesser les « abus » responsables de la « disette ». Face à l’absence de consensus sur les mesures à mettre en œuvre, le Conseil de Marine décide rapidement « d’envoyer sur les lieux une personne intelligente pour examiner à fond ce qui regarde cette matière »Footnote 34. En 1722, le choix du régent se porte sur la personne de François Le Masson du Parc, un simple commis du bureau des classes de Dieppe dont les « capacités » sont néanmoins connues à Versailles grâce au réseau de soutiens qu’il est parvenu à se constituer pour entreprendre l’écriture d’une vaste Histoire des pesches Footnote 35.
Lorsqu’il reçoit en 1726 des lettres patentes du roi qui le nomment officiellement « commissaire de la Marine pour faire l’inspection des pesches du poisson de mer », Le Masson du Parc a déjà procédé à une longue tournée sur les côtes de la Manche entre 1723 et 1724, puis travaillé avec l’intendant des classes Raudot à la création d’un nouveau « Détail » du Bureau des classes spécialement dédiées aux questions halieutiquesFootnote 36. Au cours de ses premières années de mission, il conçoit les grandes lignes d’une réforme de l’ordonnance de la Marine, à laquelle il continue d’œuvrer jusqu’à ce que le commissaire Verdier lui succède en 1737. Parmi toutes les déclarations royales que les procès-verbaux de ses visites ont inspirées, celle du 23 avril 1726 pour le « rétablissement de la pêche » est sans doute la plus emblématiqueFootnote 37. Adoptée en vue de « procurer l’abondance dans [le] royaume », cette loi contient deux mesures principales : l’interdiction de récolter, pêcher ou vendre le frai du poisson, d’une part, et l’interdiction de se servir de filets traînants, d’autre part. Il s’agit en particulier de proscrire la dreige employée par les pêcheurs normands, que Le Masson a pu voir à l’œuvre en 1724 et qu’il considère comme l’une des principales causes de la « disette » en raison de son incidence sur les fonds et le « poisson du premier âge »Footnote 38 (fig. 1).
Jusqu’alors, seuls les filets qui « se traînent sur les grèves », c’est-à-dire employés sur ou depuis le rivage, étaient interdits par l’ordonnance de la Marine d’août 1681, de sorte que cette nouvelle loi élaborée à partir des côtes de la Manche suscite d’emblée des protestationsFootnote 39. Ainsi, l’année même de sa promulgation, les pêcheurs et armateurs de la province de l’Aunis adressent des requêtes au comte de Maurepas pour revendiquer le droit d’utiliser un filet également connu sous le nom de dreige, mais différent de celui employé en Normandie. Arguant qu’il n’est « nullement nuisible à l’empoissonnement des côtes », ils supplient qu’on leur laisse « la liberté de continuer leur ancien usage, attendu qu’il leur est impossible de pêcher d’une autre manière ». Dépêché dans l’amirauté de La Rochelle « pour vérifier le fait », Le Masson du Parc peut constater l’innocuité de cet engin « appelé improprement dreige » par les pêcheursFootnote 40. Il convient alors de la nécessité d’assouplir la réglementation sur les filets traînants. Dans un premier temps, l’application de la déclaration du 23 avril 1726 est seulement suspendue à titre dérogatoire et provisoire dans quelques amirautés de l’Atlantique en vertu d’un principe d’« interdiction, sous réserve d’autorisation », ce qui est tout à fait révélateur du fonctionnement de la police sous l’Ancien RégimeFootnote 41. Cependant, comme l’on s’aperçoit au terme de cette période d’essai qu’il n’en est « résulté aucun préjudice pour la pêche », cette mesure de tolérance est étendue à l’ensemble des côtes par une nouvelle déclaration datée du 20 décembre 1729 qui autorise le filet en question à la condition « d’en faire usage sous les noms seulement de ret traversier ou chalut, pour empêcher les abus qui pourroient résulter s’il continuoit d’être appelé dreige »Footnote 42.
Ménager les poissons et les pêcheurs
Comme cet exemple le montre, la mission d’inspection confiée à Le Masson du Parc évolue avec le temps : d’une mesure générale destinée à être imposée au monde de la pêche dans son ensemble, son action glisse progressivement vers un mode d’intervention plus ciblé, souvent dérogatoire au régime commun (au moins dans un premier temps). Reposant sur une dialectique entre la requête et l’enquête, cette seconde forme d’intervention tient davantage compte des circonstances locales, quitte à ajuster les dispositions prévues par la loi si celles‑ci s’avèrent exagérément défavorables à certaines communautés de pêcheursFootnote 43. Loin d’être spécifique aux années 1720, cette tension entre des mesures qui s’imposent à tous au nom de l’intérêt général et des mesures qui s’adaptent aux réalités locales en considération d’intérêts particuliers est en réalité caractéristique de la manière dont s’élabore la législation sur les pêches entre la fin du xviie et le milieu du xixe siècleFootnote 44.
Celle-ci poursuit des objectifs contradictoires que le médecin normand Charles-François Tiphaigne de La Roche a bien identifiés dans son Essai sur l’histoire œconomique des mers occidentales de France publié en 1760. En effet, s’il importe de « ménager » la ressource, c’est‑à‑dire d’en « prendre soin » et d’en « user avec œconomie » afin de remédier à « la dépopulation des côtes », il faut tout autant « ménager » les pêcheurs, en prenant garde de ne pas les « lier […] au point de les réduire à ne pouvoir pratiquer leurs pêches avec fruit ». Il s’agit en somme de trouver « une juste compensation » entre des objectifs aussi délicats à concilier que la conservation du poisson, d’un côté, et la multiplication des produits de la pêche et des pêcheurs, de l’autre. Pour Tiphaigne de La Roche, la solution réside dans « un petit nombre de règlemens mis à leur portée, & une pleine liberté à tout autre égard »Footnote 45. Cependant, la dynamique à l’œuvre va plutôt dans le sens d’une prolifération et d’une fragmentation du droit des pêches, d’autant plus que celui-ci ne tire pas uniquement sa source de la législation royale, mais également des arrêts de règlement et des ordonnances rendus respectivement par les parlements et les amirautés pour adapter ou compléter localement les mesures prises par les autorités centralesFootnote 46.
L’impossible codification des pêches
À la veille de la Révolution, une réforme en profondeur est à nouveau envisagée dans le sillage de la longue tournée d’inspection que le maître des requêtes Marc‑Antoine Chardon réalise entre 1781 et 1785 en qualité de « commissaire départi pour la visite des ports, havres, pêches, pêcheries, droits maritimes & l’observation des ordonnances dans les amirautésFootnote 47 ». Toutefois, le Comité des pêches, créé en 1785 à la demande du secrétaire d’État à la Marine de Castries (1780-1787) pour œuvrer au « rétablissement » de cette industrie, disparaît dès 1790, et la réforme n’aboutit pas. La même année, le décret de la Constituante des 8‑12 décembre maintient provisoirement « toutes les lois, statuts et règlements sur la police et les procédés de la pêche » dans l’attente d’un « nouveau code des pêches ». Celui-ci ne voit pas non plus le jour, quand bien même la suppression des amirautés par décret des 9‑13 août 1791 vient alors accentuer le flou réglementaire dans les ports de la Manche et de l’AtlantiqueFootnote 48. Il faut ensuite attendre 1806 pour que ce projet de codification soit remis à l’agenda par le ministre de la Marine Denis Decrès (1801-1814), avant d’être encore une fois abandonnéFootnote 49. Le fait est que la conservation des ressources de la mer est loin d’être une priorité sous la Révolution et l’Empire, y compris pour les administrateurs de l’Inscription maritime qui héritent en l’an iv des compétences des anciens officiers de l’amirauté en matière d’administration et de police de la pêcheFootnote 50. En dépit de quelques lois relatives à l’usage des filets traînants sur les côtes méditerranéennes, la lutte contre les pratiques destructrices est en effet rapidement éclipsée par des questions militaires autrement plus urgentes, telles que la mobilisation des gens de mer dans la flotte nationale, la surveillance des côtes ou l’interdiction de la pêche de nuit, destinée à empêcher les pêcheurs d’entrer en contact avec l’ennemiFootnote 51.
L’idée d’élaborer un Code des pêches maritimes refait surface en 1816, puis en 1821, mais ces deux entreprises de refonte législative achoppent sur des difficultés d’ordre juridictionnel, de sorte que l’administration de la Marine doit à nouveau s’en remettre à des lois particulières − à certaines pêches ou à certaines localités – pour remédier à des « abus » qui, dit‑on, se sont introduits à la faveur des troubles révolutionnaires et n’ont depuis cessé de se multiplierFootnote 52. Finalement, ce n’est qu’en 1849, à la suite de plaintes et de conflits répétés tout au long de la monarchie de Juillet, qu’une commission présidée par le député à l’Assemblée Prosper de Chasseloup‑Laubat est chargée de préparer un projet de réforme visant à mettre en ordre une réglementation devenue non seulement confuse, mais inadaptée et inapplicable.
Néanmoins, le travail de cette commission ne débouche pas sur le Code longtemps escompté, mais sur un décret‑loi daté du 9 janvier 1852 : posant en principe que « l’exercice de la pêche côtière […] exige des mesures de police trop nombreuses et trop variées pour pouvoir être converties en articles de loi », il remet à l’administration de la marine le soin d’édicter « les nombreuses prescriptions de détail à imposer aux pêcheurs dans l’intérêt du bon ordre et de la conservation du poisson, c’est‑à‑dire dans leur propre intérêt ». S’ensuit alors une longue procédure d’examen et de compilation des usages locaux, qui débouche sur l’élaboration des quatre décrets du 4 juillet 1853 portant règlement sur la police de la pêche maritime côtière dans les arrondissements de Cherbourg, Brest, Lorient et Rochefort :
Dans chaque quartier de l’inscription maritime, une commission formée des hommes les plus compétents procéda, conformément à des instructions très détaillées émanant du ministère, à la confection du règlement local ; elle prit pour base de son travail les études déjà faites en 1816 et en 1821 ; elle les révisa avec soin, en tenant compte de l’expérience acquise et des besoins nouveaux ; elle entendit toutes les observations que les intéressés ou les personnes ayant des connaissances spéciales sur la matière voulurent lui présenter, et finalement elle adressa son projet au préfet maritime de l’arrondissement […]. Une commission supérieure, instituée dans chaque chef‑lieu d’arrondissement, centralisa les règlements locaux et formula le règlement général applicable à l’arrondissement tout entierFootnote 53.
En somme, ces décrets se présentent comme le résultat d’une consultation encadrée, mais ouverte, visant à ménager les intérêts particuliers des communautés locales afin d’atteindre un certain degré de consensus autour de la nouvelle police des pêches. De fait, celle-ci n’est plus pensée à l’échelle de tout le pays, ni même du Ponant, mais au niveau des arrondissements maritimes, placés depuis le Consulat sous l’autorité d’un préfetFootnote 54. En outre, elle intègre des « dispositions spéciales » à chaque quartier afin de tenir compte des règles élaborées localement par le passéFootnote 55. Pourtant, loin de tarir les plaintes, la mise en application de ces décrets entraîne l’écriture de centaines de pétitions individuelles ou collectives à l’adresse non seulement du ministre de la Marine, mais aussi de l’empereur et de l’impératrice. Toutes émanent d’acteurs du monde de la pêche, qui revendiquent à la fois une légitimité et une compétence à se prononcer sur la fabrique du droit encadrant la pratique de leur activité. Se disant touchés dans leurs moyens d’existence, ils réclament un « examen nouveau et approuvé » de certaines mesures qu’ils jugent injustifiéesFootnote 56. Dans un premier temps, l’administration de la Marine s’en tient à la ligne de fermeté fixée par le ministre Théodore Ducos (1851‑1855), mais celle-ci ne résiste pas longtemps à la vague pétitionnaire : au cours des années 1850, de nombreuses commissions d’enquêtes finissent par être nommées en vue d’aller examiner, au cas par cas, si les réclamations de ces « intéressés » sont fondées et s’il y a lieu d’aménager à nouveau la réglementation pour l’adapter aux particularités locales.
Naissance d’une police des pêches expérimentale
L’essor d’un mode de gouvernement expérimental des ressources de la mer doit être envisagé à l’aune de cette construction dialectique de la police des pêches. Réalisées sur le terrain, les expériences de pêche sont en effet censées fournir aux autorités centrales les moyens de rendre un avis éclairé sur les conflits qui s’élèvent à propos du bien‑fondé de la réglementation – voire, idéalement, de les trancher une fois pour toutes sur la base de faits présentés comme incontestables. D’après la requête des pêcheurs de Dunkerque citée en introduction, l’usage consistant à tester les engins de pêche présumés abusifs pour évaluer leurs effets sur la ressource remonterait au moins aux années 1680. Toutefois, aucune autre mention d’expérience de pêche n’a pu être repérée ensuite dans les sources jusqu’en 1729. Cette année‑là, les officiers de l’amirauté de Calais rédigent un mémoire à l’adresse de Maurepas dans lequel ils se proposent d’« éprouver » la dreige en usage dans leur ressort pour démontrer son innocuitéFootnote 57. Comme cette expérience de papier le suggère, l’expérimentation fait donc partie des instruments de gouvernement à disposition pour réguler les usages de la mer à cette époque. Cependant, on y recourt très rarement et, de façon significative, Le Masson du Parc ne le fait jamaisFootnote 58. Certes, il réalise des « épreuve[s] de chalut » au large de Dieppe et de Cancale lors de ses tournées d’inspection, mais la finalité de ces « expériences » est d’ordre strictement pédagogique. En réalité, il s’agit de simples démonstrations organisées à l’intention des pêcheurs locaux afin de leur « prouver qu’ils pourroient se servir avec succès de cet instrument » autorisé par la déclaration royale du 20 décembre 1729Footnote 59.
L’expérience, nouvel instrument d’expertise environnementale sous l’Ancien Régime
Si quelques indices épars témoignent de l’essor à bas bruit d’une « police expérimentale » de la pêche dans le sillage de l’ordonnance de la Marine, celle-ci ne gagne en visibilité que dans les dernières décennies du xviiie siècle, marquées par l’apparition de nouvelles formes d’expertise environnementaleFootnote 60. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le conflit autour de la récolte du varech mentionné en introduction. Sous l’Ancien Régime, cette catégorie englobe un ensemble d’algues que l’on épand sur les champs pour amender les terres, mais qui peuvent également être brûlées pour produire de la soude, nécessaire à la fabrication du verre. Le statut juridique de ces « choses du crû de la mer » a été clarifié par l’ordonnance de la Marine de 1681, qui instaure une distinction entre deux types d’algues : d’une part, celles « jeté[e]s par le flot sur les grèves », qui peuvent être récoltées par tous, et d’autre part, celles « croissant en mer », dont l’exploitation est réservée aux seuls « riverains »Footnote 61. En d’autres termes, les unes sont instituées par la législation royale comme des res nullius appropriables par quiconque en tout lieu et en tout temps, tandis que les autres sont considérées comme des res communes. À ce titre, elles sont gérées par les habitants des paroisses littorales, qui doivent se réunir chaque année en assemblée pour décider collectivement du calendrier de la récolte et des modalités de partage de celles qui poussent « à l’endroit de leur territoire »Footnote 62. C’est la seconde catégorie de varech – le varech « vif », par opposition au varech « épave » − que l’on retrouve au cœur de l’affaire, alors que l’essor de la production verrière au cours du xviiie siècle a entraîné des besoins croissants en soude.
Cette demande accrue s’accompagne de conflits d’usages au sein des communautés riveraines de la Manche qui, loin de présenter un front uni contre le « brûlage du varech », sont en réalité divisées sur l’affectation de cette ressource. Certains habitants dotés de terre souhaiteraient la voir réservée à l’amendement des champs quand d’autres, plus pauvres mais soutenus par les maîtres de verreries qui les rémunèrent, voudraient pouvoir la réduire en soude à leur guise afin d’en tirer un revenu complémentaireFootnote 63. Par ailleurs, elle est considérée par ceux qui s’adonnent à la pêche comme nécessaire à la « conservation » du poisson, puisque celui-ci y dépose son frai. On s’accuse ainsi entre riverains de créer des « disettes » : tandis que les uns déplorent « la disette du verre » consécutive à « la disette des soudes » et l’attribuent à une réglementation trop restrictive, les autres se plaignent, qui de « la disette du poisson », qui de « la disette d’engrais », quand ce n’est pas de « la disette des fruits » imputée aux fumées nocives propagées par les fours à soude des « brûleurs de varech »Footnote 64.
Le conflit ressurgit et prend une tournure politique à la fin des années 1760, lorsque la Société d’agriculture de Rouen adresse au procureur général du parlement de Normandie un mémoire en forme de requête signé par un grand nombre de riverains réclamant un retour aux restrictions anciennement imposées par une déclaration royale du 30 mai 1731Footnote 65. Rendue au terme de « visites exactes sur les côtes », celle-ci prescrivait un usage exclusivement agricole du varech et réglait la manière de le récolter : à la faucille ou au couteau (pour ne pas le déraciner en l’arrachant), au cours d’une brève saison annuelle de trente jours étalés entre les mois de mars et d’avrilFootnote 66. Cependant, dès 1739, des riverains du pays de Caux sollicitent un second examen de la question. Une nouvelle « information » a donc lieu et, au regard des nombreuses familles qui tirent une partie de leur subsistance de la production de soude dans les amirautés de Dieppe, Saint‑Valéry‑en‑Caux et Fécamp, des dispenses royales sont accordées pour autoriser leurs habitants à procéder à une seconde récolte de varech durant les mois d’été, durant lesquels il est possible de faire sécher les algues avant de les brûlerFootnote 67. Or, dans son réquisitoire, le procureur général du parlement de Normandie rappelle les dispositions de la déclaration de 1731, mais passe sous silence ces aménagements actés en 1739, de sorte que l’arrêt de règlement pris le 10 mars 1769 par cette cour vient à nouveau interdire « à toutes personnes de couper le varech sur les côtes de Normandie pour le réduire en cendre & le convertir en soude »Footnote 68.
À la suite des démarches entreprises auprès du Bureau du commerce par les maîtres des verreries normandes pour faire casser cet arrêt, le contrôleur général des Finances finit par solliciter un avis de l’Académie des sciences. Considérant que « les faits […] n’ont pas été suffisamment constatés » par le passé et que les désaccords « se renouvelleront encore si la décision qu’on doit prononcer ne porte pas sur des principes inébranlables », il insiste pour que deux naturalistes, Auguste Fougeroux et Mathieu Tillet, soient dépêchés sur les lieux afin d’y réunir de nouveaux éléments avant de rendre « une décision vraiment définitive » au sujet de la récolte du varechFootnote 69. Arrivés sur place, les deux enquêteurs se livrent d’abord à des observations en différents points des côtes normandes, desquelles ils induisent notamment que le varech ne sert pas à la reproduction du poisson (puisqu’ils n’y ont trouvé « aucune trace de frai »). Puis ils décident de « consulter le véritable oracle des physiciens, l’expérience »Footnote 70. Après s’être exposés à la fumée des fours à soude, ils concluent de cette « épreuve » que le brûlage du varech n’est pas une activité véritablement nocive, seulement incommodanteFootnote 71. Enfin, pour déterminer s’il est vraiment « plus avantageux de couper le varech que de l’arracher » comme le préconisait la déclaration de 1731, ils choisissent au mois d’avril 1770 « un canton de varech » qu’ils divisent en trois parties où les algues sont respectivement arrachées, coupées à différentes hauteurs et laissées en l’étatFootnote 72. Quelques mois plus tard, le premier canton, le plus fourni en varech, vient amener la preuve que cette ressource peut faire l’objet d’une seconde récolte annuelle à condition de l’arracher avec ses racines plutôt que d’en couper les tiges. Cette pratique est finalement sanctionnée par une nouvelle déclaration royale du 30 octobre 1772 qui, venant casser l’arrêt du parlement de Rouen du 10 mars 1769, légalise l’arrachage du varech et accorde « à tous les riverains qui voudront fabriquer des soudes » le droit de procéder durant l’été à une seconde récolte – comme cela se pratiquait déjà sur les côtes du Pays de Caux depuis 1739Footnote 73.
L’expérience de Fougeroux et Tillet n’est pas sans faire penser aux expérimentations sylvicoles réalisées par Buffon dans les années 1730 à la demande de Maurepas − lequel se préoccupe alors de « remédier » à toutes sortes de « disettes » (de poisson, de matelots, mais aussi de bois de marine). Néanmoins, les « épreuves en grand » de Buffon, menées sur plusieurs années à l’échelle de différents « cantons » de forêt, obéissent à une démarche inductive et exploratoire du type « voyons ce qui se passe si » − en l’occurrence, si l’on fait varier d’un canton à l’autre les manières de planter, d’entretenir ou de couper les arbresFootnote 74. Malgré les apparences, la démarche de Fougeroux et Tillet se révèle complètement différente dans la mesure où ils ont, pour leur part, des attentes très précises quant à l’issue de leur expérience. Ils ne cherchent pas à découvrir quelque chose d’inédit à propos du varech, mais à vérifier ce que leur ont affirmé certains riverains, à savoir que l’usage illégal, mais répandu, d’« arrach[er] les plantes » au lieu de les couper permet de « ménage[r] les jeunes » pousses, qui produisent alors « une seconde récolte au mois de septembre »Footnote 75.
Les arts de pêche traînants : résurgence d’une controverse sous la Restauration
De ce point de vue, cette expérience présente plutôt des similitudes avec celle réalisée par le lieutenant général de l’amirauté de Dunkerque à la fin du xviie siècle pour démontrer que la carte ne détruisait ni le frai ni le poisson nouvellement éclos, tel que l’affirmaient les pêcheurs de la localité. L’une comme l’autre visent à expérimenter des pratiques d’exploitation présumées abusives afin de pouvoir constater si elles produisent réellement les effets qui leur sont attribués. Très ponctuel sous l’Ancien Régime, le recours à ce nouvel instrument d’expertise tend à se normaliser au cours du xixe siècle, notamment à la faveur des conflits accompagnant la généralisation des filets traînants à partir de la Restauration.
Prenons le cas du chalut normand, un filet dont « la forme, les dimensions et le poids ont fait naître une sorte de guerre entre les pêcheurs […] de la Seine Inférieure et [ceux] du CalvadosFootnote 76 ». Soutenus par les représentants du commerce de Dieppe, de Saint‑Valéry‑en‑Caux et de Fécamp, les premiers réclament, à partir de 1816, l’interdiction pure et simple de cet engin, au motif qu’il serait responsable de la « dépopulation des côtes »Footnote 77 :
D’où sont provenus ces changements ? Où trouve-t-on la cause de ces malheurs qui accablent nos marins ? Dans l’emploi abusif d’un filet traînant […] qui, chargé par les côtés d’armures et par le bas de chaînes de fer dont le poids va toujours croissant, racle et laboure tous les fonds sur lesquels il passe, déracine et enlève les herbes servant d’abri et de réduit aux poissons, rompt les lits de leur frai, et écrase par sa pesanteur ou emporte sans profit ceux du premier âge. Nul doute qu’un filet de cette nature ne soit éminemment contraire à la propagation du poisson et destructeur des pêchesFootnote 78.
Appuyés par les membres de la chambre de commerce de Honfleur, « les pêcheurs de la côte du Sud » récusent quant à eux ces allégations et revendiquent même la liberté de s’écarter des dispositions prévues par l’ordonnance royale du 31 octobre 1744 − la dernière loi en date, mais qui serait selon eux « tombée en désuétude »Footnote 79. En effet, le « chalut de droit » consacré par la législation d’Ancien Régime n’a pas grand-chose à voir avec le « chalut de fait » employé au début du xixe siècle, un engin beaucoup plus massif et résistant, dont « la gueule » est maintenue ouverte par des armatures en métal et une lourde vergue en bois lestée de chaînesFootnote 80. Consciente de cet écart entre les normes et les pratiques, l’administration centrale de la Marine s’était résolue, en 1812, à acter provisoirement « la continuation de l’usage du chalut tel que les pêcheurs de Honfleur et du Calvados s’en servaient depuis 40 ans ». En ces temps rendus difficiles par la cherté des subsistances et les contraintes de la guerre, une circulaire de Decrès avait ainsi été adressée aux commissaires des quartiers maritimes de la Manche pour leur demander de ne « pas inquiéter les pêcheurs pour des pratiques déjà adoptées et qui peuvent augmenter leurs bénéfices, quand bien même elles seraient un peu contraires aux anciens règlementsFootnote 81 ».
Acceptée sur le moment, cette mesure de tolérance est immédiatement contestée au retour de la paix : empiétant délibérément sur les compétences de l’administration de la Marine en matière de police des pêches, la municipalité de Dieppe s’implique alors ouvertement dans le conflit aux côtés de la chambre de commerce. Pour protéger ses membres « intéressés à la pêche du poisson frais » de la concurrence jugée déloyale des chalutiers, elle fait republier puis afficher l’ordonnance du 31 octobre 1744 afin d’entraver leur accès au marché dieppois et à ses débouchés. Début 1818, plusieurs patrons de Honfleur venus débarquer leur poisson dans le port sont victimes de cette politique dissuasive : déférés devant le tribunal correctionnel pour usage de chaluts non réglementaires, ils se voient condamnés à 20 livres d’amende et trois mois de prison, tandis que leurs engins de pêche leur sont confisqués pour être « détruits et brisés »Footnote 82.
Au vu du climat de tension qui s’installe à Dieppe, l’administration centrale consent à ce que cette ordonnance y soit remise en vigueur provisoirement, au moins « jusqu’à ce que le résultat des discussions d’une assemblée convoquée au Havre eût mis à portée de prononcer sur l’usage du chalutFootnote 83 ». Présidée par un commissaire général de la Marine, Chabanon, cette assemblée se tient dans les derniers jours de mars 1818 et réunit, en présence des commissaires de l’Inscription maritime des quartiers concernés, des représentants de toutes les communautés impliquées dans le conflit, en particulier des membres des chambres de commerce de Dieppe et de Honfleur ainsi que des maîtres de bateaux venus de Saint‑Valéry‑en‑Caux, Dieppe, Fécamp, Honfleur et Trouville. Les premières séances sont consacrées à un débat contradictoire autour des principaux arguments avancés contre le filet employé par les « pêcheurs de la côte du Sud », mais comme « adversaires » et « partisans » ne parviennent pas à s’accorder, un lieutenant de vaisseau est chargé de « faire à la mer des expériences propres à éclairer sur les effets du chalut ». Chaque partie ayant pu désigner un témoin, cet officier sort accompagné d’un capitaine au long cours et d’un maître de bateau pêcheur pour réaliser une série d’« épreuves » au large de Dieppe, du Tréport et du Havre. D’après le procès-verbal dressé par ce dernier au retour de sa mission le 30 mars, il en résulte, premièrement, que « le chalut d’Honfleur » ne nuit pas au « poisson du premier âge » dans la mesure où il « n’a ramené qu’une faible quantité de petits poissons en raison de la pêche abondante qu’il contenait en poissons de grande dimension » ; deuxièmement, qu’il ne laboure pas les fonds et « ne produit point l’effet de la drague à laquelle on le compare puisque, traîné à dessein pendant une heure sur une huitrière, il n’a rapporté qu’un petit nombre d’huîtres »Footnote 84.
Au terme de délibérations houleuses conclues après le retrait de la délégation dieppoise, l’assemblée finit par admettre l’inoffensivité du chalut et la possibilité de son maintien, mais à la condition qu’il soit encadré par des « règles fixes » déterminant précisément sa taille, son poids et les matériaux entrant dans sa compositionFootnote 85. Couchées dans un projet de loi entériné quelques semaines plus tard par une ordonnance royale du 13 mai 1818, ces dispositions prévoient un petit nombre de modifications à apporter aux engins déjà en usage pour les rendre conformes au nouveau modèle réglementaire, mais elles consacrent dans l’ensemble un « chalut de droit » très similaire au « chalut de fait » alors employé par les pêcheurs du Calvados.
La normalisation du recours à l’expérience sous le Second Empire
Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, une police des pêches plus expérimentale s’impose donc à la faveur des conflits qui s’élèvent autour de la réglementation des « arts traînants ». Le constat vaut pour la Manche, où de nouvelles expériences de chalutage sont réalisées en 1822 et en 1844, mais aussi pour la Méditerranée, où plusieurs expériences semblables sont menées en 1819 dans le cadre d’une longue procédure d’enquête destinée à réunir « des preuves positives » sur les effets du chalut‑bœuf – un modèle de chalut qui a la particularité d’être tracté par deux embarcationsFootnote 86. Toutefois, c’est seulement dans les premières années du Second Empire que l’on assiste à une véritable normalisation du recours à l’expérience, qui devient alors un instrument de gouvernement ordinaire dans le monde de la pêche.
Ainsi est-ce tout naturellement que le capitaine de frégate Henri Martineau des Chesnez et le commissaire de la Marine de Goupil se livrent à des expérimentations lorsqu’ils sont chargés, à l’automne 1855, d’enquêter sur des installations connues sous le nom de « bas‑parcs »Footnote 87. Il s’agit de filets tendus verticalement sur des piquets plantés en demi‑cercle sur le rivage de manière à former une enceinte dans laquelle le poisson est retenu piégé lorsque la marée descend. Exploités par des riverains, notamment par des femmes et des anciens, ces bas‑parcs sont associés à des emplacements de pêche attribués chaque année aux différents foyers de la paroisse lors de la procédure du « partage des grèves »Footnote 88. En l’occurrence, l’enquête menée par les deux représentants de la Marine vise à examiner la légitimité des réclamations faites par les pêcheuses et les pêcheurs de plusieurs localités du sous‑arrondissement de Dunkerque dans six pétitions successivement adressées au ministre de la Marine puis à l’empereur et à l’impératrice entre le mois de novembre 1853 et le mois d’avril 1855Footnote 89 (fig. 2). Ils protestaient contre plusieurs mesures imposées par le décret du 4 juillet 1853 portant règlement sur la pêche côtière dans l’arrondissement maritime de Cherbourg, et notamment contre son article 161. Celui‑ci fixait la largeur des mailles des filets tendus sur leurs bas‑parcs à 5,4 cm2 (au lieu des 4 cm2d’usage) afin de laisser s’échapper les poissons n’atteignant pas la taille « réglementaire » (elle‑même établie pour chaque espèce par l’article 127 du décret).
Selon les deux enquêteurs, le « but véritable » de toutes les pétitions était non seulement de faire prendre conscience aux autorités que des mailles aussi larges rendaient la pêche « économiquement parlant impossible » − puisque tous les poissons parvenaient à s’échapper des filets −, mais également de les convaincre que les mailles de 4 cm2 ne nuisaient pas à la « conservation des espèces » et pouvaient donc continuer à être employées sans inconvénient. Dans ces circonstances, la tâche initialement fixée aux enquêteurs consistait à « étudier […] le degré de nocivité des bas-parcs » équipés de mailles de 4 cm2 pour déterminer « dans quelle mesure on pourrait faire droit aux demandes des pêcheurs ». Au préalable, cela nécessitait de vérifier « si, en effet, l’application de l’article 161 du décret était impossible ». Tel était l’avis « des commissaires de l’inscription maritime de tous les quartiers, des syndics, experts, gardes maritimes & gardes jurés » qu’ils avaient pu consulterFootnote 90. C’était aussi celui « de tous les pêcheurs ». Néanmoins, « si respectable que [leur] parût cette opinion exprimée d’une manière si unanime, il importait cependant que la [leur] fut encore basée sur des faits ». Pour cela, ils s’emploient donc pendant plusieurs semaines à réaliser une vingtaine d’« expériences » avec des bas‑parcs qu’ils installent en différents endroits de la côte depuis Dunkerque jusqu’à Saint‑Valéry‑sur‑Somme. Ces installations, qualifiées de « parcs d’épreuves » ou de « systèmes de parcs », sont représentées par des croquis enchâssés dans le corps du rapport d’enquête.
Chacune de ces installations correspond à un protocole particulier, mais elles fonctionnent toutes avec un filet témoin. Cela consiste à monter sur un même parc deux (parfois trois) filets dotés de mailles différentes de manière à pouvoir compter et mesurer les poissons retenus par chacun d’entre eux et ainsi évaluer et comparer leurs « effets » respectifs. Par exemple, le protocole suivi lors de l’expérience décrite dans la figure 2 montre « que si le parc à maille de 0m030 eut été seul tendu, il retenait 29 poissons, dont un seul ayant rigoureusement la longueur réglementaire ; que si le parc à maille de 0m040 eut été seul tendu, il laissait échapper 21 poissons de trop petites dimensions », mais en retenait 8, « dont [5] non réglementaires ».
Ces « épreuves répétées dans plusieurs quartiers » autorisent les enquêteurs à avancer, dans un premier temps, les deux conclusions suivantes. D’abord, elles « prouvent péremptoirement » que les bas‑parcs « tels qu’ils doivent être installés aux termes du décret ne peuvent donner des produits de pêche suffisants pour que les riverains se conforment aux dimensions de mailles […] réglementaires ». En somme, les enquêteurs démontrent que l’« opinion générale » par rapport à la maille de 5,4 cm2 est effectivement « basée sur des faits ». Cependant, leurs expériences les conduisent également « à reconnaître que les bas parcs à maille de 4 cm2 employés par les riverains avant le décret de 1853 doivent être prohibés en principe » dans la mesure où ils retiennent « une trop grande quantité de poisson du premier âge pour qu’il soit possible d’en admettre l’emploi réglementaire ».
À la suite de ce double constat, leur travail d’expérimentation cesse de se limiter à une simple procédure de vérification pour prendre les allures d’une véritable démarche de recherche. Dès lors, la question n’est plus de savoir quels sont les effets des filets employés par les pêcheurs, mais de se « prononcer sur la dimension des mailles avec lesquelles la pêche deviendrait réellement praticable sans être dangereuse » pour la ressource. L’enjeu des expériences consiste donc désormais à « rechercher […] la dimension de maille qu’il conviendrait d’assigner à ces filets » afin de définir expérimentalement ce que les deux enquêteurs appellent « une maille éprouvée ». Après avoir testé différentes tailles intermédiaires, « [leurs] expériences [les] amènent enfin à regarder les filets à mailles de 4,5 cm en carré (à l’état humide) comme sans nocuité » − un calibre qui devient réglementaire deux ans plus tard à la suite d’un nouveau décret du 13 juin 1857 modifiant l’article 161 dénoncé par les pétitionnairesFootnote 91.
Le pouvoir instituant de l’expérience
Dans toutes ces affaires, le recours à l’expérience participe à l’élaboration d’un avis savant, destiné à éclairer l’administration centrale sur les fondements des plaintes ou des revendications qui sont remontées jusqu’à ses bureaux. Si les témoignages des praticiens interrogés figurent généralement dans les rapports aux côtés des récits d’expérience, les « faits » établis de manière expérimentale jouissent toutefois d’une position privilégiée dans la hiérarchie des connaissances produites au cours de ces enquêtes. Considérés comme des « preuves », ils conféreraient à l’expérience un pouvoir quasi instituant. De fait, celle-ci est toujours présentée dans les sources comme une procédure d’expertise « décisive », censée permettre aux autorités de « prendre un parti définitif » en instaurant de nouvelles règles, fixes et incontestablesFootnote 92. Bien entendu, cette vision relève largement de la fiction car, dans la pratique, les mesures de police élaborées sur la base des expériences de pêche viennent le plus souvent consacrer des usages déjà existants. Elles contribuent effectivement à « réduire la distance entre le monde des faits et le monde du droit », mais en faisant en sorte que le second épouse la forme du premier, et non l’inverseFootnote 93. Cela ressort très bien dans la déclaration royale du 30 octobre 1772, qui légalise l’arrachage du varech et acte le principe d’une seconde coupe estivale autorisée jusqu’alors à titre dérogatoire. De même, le « chalut de droit » prescrit par l’ordonnance du 13 mai 1818 est une copie presque conforme du « chalut de fait », déjà employé par les pêcheurs de Honfleur avant la Révolution. Quant à la maille de 4,5 cm2 prescrite par le décret du 13 juin 1857, elle est certes un peu plus large que celle réclamée par les riverains et les riveraines, mais tout de même beaucoup moins que celle prescrite par le décret du 4 juillet 1853. Toujours inscrit dans une procédure d’enquête déclenchée par des requêtes, le recours à l’expérience apparaît ainsi, à travers ces différents cas, comme l’instrument d’un incessant travail de réalignement des règles juridiques sur les normes et les pratiques sociales, dont le désajustement perpétuel constitue le moteur de la dynamique réglementaire à l’œuvre dans le monde de la pêche.
La production du savoir halieutique
Si l’idée de pouvoir « prendre un parti définitif » sur la base d’une procédure d’expertise ponctuelle est une fiction, c’est également que la frontière entre les connaissances tirées de l’expérience ordinaire de la pêche et celles produites au cours des expériences de pêche est loin d’être aussi nette que le laissent parfois entendre ceux qui les conduisent ou les commandent. En effet, de même que les usages locaux sont pris en compte et façonnent les mesures de régulation imposées par l’administration centrale, les savoirs des praticiens alimentent et informent les rapports remis par les enquêteurs. Ils concourent ainsi à la production d’un savoir halieutique fondamentalement hybride, tout à la fois vernaculaire et savant, empirique et expérimental, professionnel et administratifFootnote 94.
Expériences de pêche et expérience de la pêche
De façon plus ou moins visible, les pêcheurs apparaissent en effet comme les « techniciens » des expériences destinées à évaluer les effets de leurs propres pratiquesFootnote 95. Ils y participent tout d’abord en tant que fournisseurs ou fabricants des engins nécessaires à leur réalisation, même si leur contribution matérielle est rarement évoquée de manière explicite, sinon pour justifier un délai ou des dépenses supplémentaires. Chargé par le ministre de la Marine et des Colonies Ferdinand Hamelin (1855‑1858) de procéder à des expérimentations sur les pêcheries de Cancale à l’automne 1856, le commissaire de l’Inscription maritime de Saint‑Malo se retrouve ainsi à devoir négocier avec un ensemble d’acteurs locaux pour parvenir à mener à bien sa mission d’expertise. Plusieurs pêcheurs refusent par exemple de fabriquer « les quatre bourraches et le filet enveloppe » nécessaires pour respecter le protocole expérimental établi par son supérieur hiérarchique, tandis que le détenteur de la pêcherie choisie pour réaliser les expériences réclame de son côté « une somme de 900f pour son abandon pendant 40 jours » ainsi que tout le poisson qu’il aura aidé à capturer durant cette périodeFootnote 96.
Sans être toujours mentionnés dans les procès‑verbaux, les pêcheurs sont également impliqués dans le déroulement des procédures d’expertise. Ils pourraient d’ailleurs en être considérés comme les principaux acteurs, puisque ce sont eux qui dirigent les bateaux, manipulent les engins et récoltent les fruits de la pêche. D’un usage courant dans les rapports des enquêteurs, l’expression « faire une expérience » signifie en réalité bien souvent qu’ils ont fait « faire une expérience ». Pour autant, les praticiens ne sont pas forcément cantonnés à un rôle de simples exécutants, car il leur arrive de participer à la conception des protocoles expérimentaux (ne serait-ce qu’en désignant les lieux de pêche appropriés), voire d’influencer les résultats de ces derniers (du moins certains le postulent‑ils).
Leur implication transparaît bien, par exemple, dans une série d’expériences de chalutage réalisées en Normandie en avril 1822, quatre ans seulement après celles qui avaient servi de base à l’ordonnance du 13 mai 1818. Elles sont pensées par le commissaire général Chabanon comme de véritables « épreuves » destinées à « imposer [enfin] silence aux interprétations de localité », alors que les chambres de commerce normandes opposées à cette nouvelle législation étaient parvenues à porter l’affaire devant le Conseil d’État. D’où, tout d’abord, le choix du Havre comme lieu des expériences, puisque ce port est « à peu près désintéressé […] en matière de pêche » ; puis le recours à deux maîtres de bateau expérimentés de Dieppe et de Honfleur, indemnisés aux frais de la Marine ; et, enfin, l’élaboration d’un protocole précis et rigoureux visant à garantir la fiabilité de ces « expériences comparatives »Footnote 97. L’objectif est d’« essayer » un nouveau type de chalut développé par les pêcheurs de Boulogne afin de déterminer s’il est aussi efficace, mais moins destructeur, que le modèle permis par l’ordonnance du 13 mai 1818 (fig. 3).
Assez curieusement, il n’était pas prévu que celui‑ci soit employé au cours des expériences, mais, au dernier moment, un « patron de Dieppe appelé Lecesne [se] joint spontanément avec son bateau aux [deux] autres afin de fournir un terme immédiat de comparaison ». Au cours de trois sorties en mer successives, plusieurs fonds sont dragués par les trois bateaux sous la surveillance d’un officier de marine, l’enseigne de vaisseau Foubert. Commandant de la goélette Le Pourvoyeur, celui‑ci s’était vu confier quelques mois plus tôt une mission d’inspection et de surveillance de la pêche au chalut, et c’est en cette qualité qu’il supervise depuis son bord les opérations se déroulant en mer. Il « veille » à ce que les filets soient tous « employés de la même manière », puis fait placer les produits de chaque expérience « dans des mannes recouvertes, ficelées et portant le nom de chaque bateau respectif ». Celles‑ci sont finalement « ouvertes à terre » et leur contenu se voit examiné publiquement « en présence du commissaire général de la Marine, du directeur du port, des officiers, patrons et équipages des divers bâtiments ». Cette dimension spectaculaire permet de consolider les « faits matériels » produits par ces expériences ponctuelles afin de les transformer en « des preuves irrécusables » du caractère inoffensif du chalut tel qu’il a été consacré par l’ordonnance du 13 mai 1818. Au lieu « de labourer les fonds, d’arracher les herbes marines, de ramasser les rochers, de rapporter du poisson de mauvaise qualité, de retenir le fretin et le frai, etc. », ce chalut garantirait au contraire « une exploitation productive pour le présent et sans danger pour l’avenir »Footnote 98.
27 mars. Pêche à 9 lieues 1/2 de La Hève. Fond de 26 brasses. Filets levés après 2 h 1/2 d’immersion | ||
Nouveau chalut | Patron Paulmier | Beaucoup d’huîtres ; très peu de poisson |
Patron Duchemin | Presqu’autant d’huîtres ; un peu plus de poisson | |
Chalut actuel | Patron Lecesne | Peu d’huîtres ; belle pêche en poisson |
28 mars. Pêche à 6 lieues 1/2 de La Hève. Fond de 25 brasses. Filets levés après 4 h 1/4 d’immersion. | ||
Nouveau chalut | Patron Paulmier | Filet défoncé. Bourrelet accru du double en diamètre par les étoiles, oursins, herbes, etc. qui s’y trouvaient attachés. Paraissant avoir labouré le fond. Huit à dix mannes d’huîtres. Fond de coquilles, d’ordures, etc. Un peu de poisson |
Patron Duchemin | Filet défoncé. Même état du bourrelet. Même résultat sur les autres points. Un peu moins de poisson que le précédent | |
Chalut actuel | Patron Lecesne | Pêche superbe en poisson. Presque point d’huîtres ni de fond |
Loin d’être convaincus, les opposants au chalut considèrent pour leur part que ces « expériences de commande » sont provoquées dans des conditions bien trop éloignées de la pratique réelle de la pêche pour avoir une quelconque valeur probatoire. En effet, « où sont faites les expériences », se demandent-ils ? Sur une côte « abandonnée par les pêcheurs faute de poisson » ! D’ailleurs, poursuivent-ils, quand bien même elles auraient lieu « dans des parages et à une distance convenables », des « expériences […] dont le résultat peut être modifié par le pêcheur, soit en filant plus ou moins son câble, soit en forçant plus ou moins de voile, peuvent‑elles être [réellement] concluantes »Footnote 99 ?
L’expertise comme mobilisation de savoirs subalternes
Si ces critiques ne surprennent pas sous la plume de négociants convaincus de longue date des effets pernicieux du chalut, il est plus étonnant de constater que l’officier Foubert lui‑même ne se fait pas d’illusions sur la validité de ces expériences, qu’il a pourtant présentées comme décisives dans son procès‑verbal du 22 avril 1822. Ainsi, lorsqu’il décide, quelques mois plus tard, de « s’embarquer clandestinement » pour faire « une petite expérience de chalut » à bord d’un bateau pêcheur, son but est de « voir travailler avec le filet de fait et non avec celui de droit dont aucun ne se sert »Footnote 100 − hormis « les bateaux d’expériencesFootnote 101 ». Son choix s’arrête sur un patron de Trouville, « reconnu à Dieppe pour le premier chalutier sous le rapport d’habileté comme sous tout autre » :
J’avais prévenu le patron qu’il devait agir comme si je n’étais pas à son bord [...]. Je suis très satisfait de ce que j’ai vu et les 24 heures que j’ai passées là m’ont mieux fait juger de la chose que je ne l’aurais fait en demeurant à mon bord. Je vous assure que j’ai bien mérité de la patrie, dans l’excursion que j’ai faite, car nous avons été pris de gros tems dans la nuit ; l’oscillation extrêmement vive du bateau, l’odeur du poisson, la malpropreté habituelle de ces embarcations m’ont rendu malade au point que j’en sens encore. Je n’ai pu malgré ma souffrance m’empêcher de rire de l’exclamation que fit un des matelots du bord en me voyant faire des haut‑le‑cœur. « Ah, commandant, me dit-il, que vous devez souffrir ! Vlà que vous rendez le fiel. » Malgré mon mal, je n’en ai pas moins vu et visité tout dans le plus petit détailFootnote 102.
Dans cet extrait, l’enquêteur montre qu’il a conscience des biais possibles de l’expérimentalisme, comme d’autres de ses pairs ; son attitude reflète également la tension entre, d’un côté, la tendance à suspecter, voire à dénigrer, les connaissances détenues par les pêcheurs au motif qu’elles seraient infondées ou partisanes et, de l’autre, la prise en compte de « l’avis des pratiques de l’endroit », selon l’expression d’un officier garde‑pêche en fonction sur les côtes de la Manche au milieu des années 1850Footnote 103. Il a été vu, par exemple, comment des ramasseurs de varech ont contribué à « la formulation des problèmes » auxquels l’expérience des naturalistes Fougeroux et Tillet visait à apporter des réponsesFootnote 104. De leur côté, le capitaine de frégate Martineau des Chesnez et le commissaire de la Marine de Goupil n’hésitent pas à écrire dans leur rapport sur les bas‑parcs que « les personnes les plus compétentes en matière de pêche » sont « celles qui ne fondent pas leurs opinions sur les dires des pêcheurs, mais sur leur expérience de la pêche à pied et de ses résultats ». Toutefois, ils reconnaissent, quelques pages plus loin, qu’eux‑mêmes se sont forgé un avis sur les bas‑parcs en s’appuyant aussi bien « sur des faits » établis de manière expérimentale que « sur les allégations contenues dans les pétitions des riverains »Footnote 105.
En dépit de la posture condescendante adoptée sur le papier par nombre d’enquêteurs, ceux‑ci s’appuient largement sur les savoirs des pêcheurs, qui restent les principaux producteurs d’une connaissance halieutique acquise avant tout au travail par la « médiation technique » des engins de pêcheFootnote 106. Ils le font d’ailleurs d’autant plus naturellement que la plupart d’entre eux n’arrivent sur les lieux qu’avec un bagage limité et essentiellement livresque, qui se réduit en général à la lecture de quelques traités comme ceux de Valin ou de Duhamel du Monceau. Ainsi l’officier Foubert présente‑t‑il sa mission d’enquête sur le chalut comme « une année d’école » durant laquelle il a beaucoup appris auprès « des pêcheurs du pays », et notamment de ceux « qui raisonnent leur métier »Footnote 107. Placés « en situation d’expertise » sans être pour autant de véritables experts en matière de pêche, les enquêteurs dépêchés sur les côtes par l’administration de la Marine participent donc à la formalisation d’un savoir de gouvernement des ressources de la mer dont les racines sont incontestablement locales et vernaculairesFootnote 108.
La visite des bancs d’huîtres : histoire d’une procédure de régulation
Un dernier cas permettra de mieux montrer comment ce savoir administratif se construit en incorporant peu à peu des connaissances, mais aussi des pratiques et des procédures élaborées à l’échelle des communautés de pêcheurs. Au printemps 1786, une enquête est menée dans la baie de Cancale pour découvrir les causes de l’épuisement progressif des vastes bancs d’huîtres sauvages qui en couvraient encore le fond à cette époqueFootnote 109. Depuis plusieurs années, les gardes‑jurés de Cancale déplorent que cette ressource soit « devenue rare », laissant présager une « dépopulation entière des huitrières »Footnote 110. D’après un règlement de l’amirauté de Saint‑Malo, « fait du consentement de tous les maîtres de bateaux » et promulgué le 16 août 1766 à la suite d’une procédure d’instruction locale, ces préposés des pêcheurs ont pour tâche principale de « visiter les bancs de la baye et draguer sur chacun d’eux » tous les ans. Le but de cette visite est de permettre à la communauté de décider collectivement, après délibération, de ceux qui pourront être « mis en pêche » et de ceux qui, à l’inverse, devront être « mis en réserve », soit parce qu’ils « contiennent une très grande quantité de jeunes huîtres », soit parce qu’ils sont « trop affoiblis par la pêche précédenteFootnote 111 ». Cependant, à la fin du xviiie siècle, les bancs se trouvent « tellement dépeuplés qu’il n’y a plus à choisir sur lesquels établir la pêche »Footnote 112. Face à cette situation qui met en péril l’approvisionnement de la capitale, le ministre de la Marine et le contrôleur général des Finances décident d’envoyer le commissaire Chardon à Cancale en compagnie de l’abbé Dicquemare, un correspondant de l’Académie des sciences connu pour ses recherches sur la reproduction des huîtres. La mission d’enquête qui leur est confiée consiste à « examiner le fond de la baye » et à « faire en même tems des observations sur la nature de l’huître, sur son fray, sur les ménagemens qu’il exige pour sa conservation » afin de « mettre [l’administration centrale] en l’état de faire des règlemens »Footnote 113.
Tous deux arrivent à Cancale à la fin du mois de mai 1786, où ils sont rejoints par le procureur du roi de l’amirauté de Saint‑Malo, qui met aussitôt à leur service « un bateau commandé par un patron du pays expert dans la pêche des huîtres, avec un équipage composé des meilleurs pêcheurs » (notons en passant que l’adjectif « expert » s’applique ici aux pêcheurs et non aux enquêteurs). Ils embarquent dans la journée du 27 mai : « pourvus de deux dragues de la nature de celles qui sont en usage pour la pêche », ils se font conduire sur différents bancs situés au large de Cancale et font procéder à plusieurs « ferrées » sur chacun d’entre euxFootnote 114. Soucieux de « connaître l’huître par l’expérience et [de n’]écrire que sous la dictée de la nature », ils font vider le contenu des filets sur le tillac du bateau pour l’examiner en présence des pêcheursFootnote 115. Ils détaillent ensuite minutieusement ce travail d’observation dans leur procès-verbal avant d’exposer les enseignements qu’ils en ont tirés :
Nous n’avons trouvé […] dans le résultat de tous les coups de drague qui ont été donnés que très peu d’insectes marins destructeurs de l’huître, d’où il semble que l’on doit conclure que la dépopulation de l’huître de la baye de Cancale doit être principalement attribuée à la manière dont on pêcheFootnote 116.
Remarquons ici leur maîtrise des « conventions relatives à la construction des faits », depuis la constitution de l’équipage (doté d’une solide réputation locale) comme témoin des observations, jusqu’à cette technique littéraire éprouvée consistant à passer de la première à la troisième personne pour accompagner le processus de montée en généralité, et produire ainsi l’apparence d’un verdict incontestableFootnote 117. À cet égard, il serait intéressant de savoir qui, de l’administrateur ou du naturaliste, tient la plume et maîtrise si bien la rhétorique expérimentaleFootnote 118. Quoi qu’il en soit, elle leur permet de retranscrire dans un registre savant la procédure vernaculaire de la visite des bancs, alors même qu’ils se contentent de répliquer le protocole suivi chaque année par les gardes-jurés de la communauté des pêcheurs de Cancale. Comme eux, ils s’appuient sur des sondages ponctuels pour établir, à partir des échantillons ainsi collectés, un diagnostic sur l’état général de la ressource. De cette « expérience », les deux enquêteurs concluent que « les principaux ennemis des huîtres » ne sont pas tant les vers, les crabes ou les étoiles de mer que les pêcheurs eux‑mêmesFootnote 119. En d’autres termes, la « dépopulation de la baye » ne procède pas d’une quelconque « cause phisique », mais d’un « deffaut de police & de surveillance » − raison pour laquelle le procès‑verbal de Chardon et Dicquemare s’accompagne d’un projet de règlement visant à « rétablir dans la baye de Cancale l’abondance des huîtres, dont elle n’est privée que par la trop grande quantité qu’on en a pêché et la manière abusive dont on en a fait la pêche »Footnote 120.
Acté par un arrêt du Conseil du roi du 20 juillet 1787, ce règlement illustre bien comment les pratiques de régulation environnementale élaborées à l’échelle locale peuvent se voir confirmées, mais aussi encadrées et formalisées à la faveur de leur transcription dans la législation. Après 1787, les maîtres de bateaux peuvent en effet continuer de se réunir en « assemblée générale » pour « arrête[r], à la pluralité des suffrages, la liste des bancs sur lesquels la pêche sera permise pendant l’année et l’état des bancs [qui seront mis] en réserve ». Cependant, la procédure de visite destinée à « connaître [leur] état […] et la qualité des huîtres qui les composent » est désormais strictement codifiée, et placée sous le contrôle d’un inspecteur des pêches préposé par les officiers de l’amirauté de Saint‑Malo « à l’effet de surveiller les gardes jurés »Footnote 121. L’avenir postrévolutionnaire de cette manière de gouverner les huîtres élaborée par les maîtres de Cancale vers le milieu du xviiie siècle est encore plus intéressant, dans la mesure où l’administration de la Marine fait en sorte qu’elle essaime dans d’autres communautés où cette ressource est exploitée, avant d’en généraliser l’application par les décrets du 4 juillet 1853 sur l’exercice de la pêche côtière. À partir de cette date, une commission mixte de pêcheurs et d’administrateurs est chargée dans chaque port de soumettre un procès‑verbal de visite à la délibération des maîtres de bateau. Les décisions font ensuite l’objet d’un arrêté du préfet maritime déterminant la date d’ouverture et de clôture de la saison, ainsi que les bancs pouvant être dragués. Bien que jugée « par trop démocratique » par certains administrateurs locaux qui refusent d’être « soumis à l’avis d’une simple communauté de pêcheurs », cette procédure présente, du point de vue des responsables de la Marine, un double avantage : « d’un côté, on enlève à ces communautés tout prétexte à réclamation contre les dispositions adoptées pour l’exploitation des huitrières, et d’un autre côté, on peut retirer de leur expérience des indications intéressantes » pour assurer « leur sage ménagement et leur conservation »Footnote 122.
En plus de documenter un fait inédit dans l’historiographie des pêches préindustrielles, à savoir le recours ancien et de plus en plus fréquent à l’expérience comme instrument de gouvernement par l’administration de la Marine française, cet article a mis en évidence le rôle central joué par les communautés de pêcheurs dans la fabrique des mesures de police destinées à conserver les ressources dont elles tirent leurs moyens d’existence. Longtemps détentrices exclusives du savoir halieutique, elles parviennent à défendre leur particularisme technique et juridique face à une administration de la Marine centralisatrice qui doit souvent se résoudre à tenir compte des normes et des pratiques sociales en usage à l’échelle locale.
Cependant, plus l’administration souhaite embrasser cette complexité des situations particulières, plus la réglementation prolifère. Cela entraîne un phénomène d’inflation à la fois qualitative et quantitative, dont l’ampleur se mesure bien si l’on met en regard la soixantaine d’articles très imprécis contenus dans le livre 5 de l’ordonnance de la Marine de 1681 avec les 266 articles extrêmement techniques du décret du 4 juillet 1853 réglementant la police des pêches côtières dans l’arrondissement de Cherbourg – en sachant que les décrets applicables aux arrondissements de Brest, Lorient et Rochefort en comptent respectivement 449, 245 et 198… Loin de contribuer à tarir les réclamations des communautés locales, cette prolifération réglementaire a plutôt tendance à les alimenter. En dépit des nombreux aménagements actés au cours des années 1850, le successeur de Ducos, Prosper de Chasseloup‑Laubat (1860-1867), est ainsi chargé en 1861 « d’examiner de nouveau les règlements » afin de « les dégager des mesures qui ne seraient pas indispensables pour sauvegarder la reproduction du poisson et des coquillages et pour maintenir l’ordre parmi les pêcheurs »Footnote 123. Destiné à « libérer la pêche de ses entraves », ce travail aboutit à l’édiction d’un décret impérial sur la pêche côtière du 10 mai 1862Footnote 124. D’inspiration clairement libérale, ce décret long de seulement trois pages et quatorze articles vient détricoter toute la réglementation élaborée dans le sillage de l’ordonnance de la Marine de 1681 pour la ramener à « un petit nombre de dispositions » − ce que recommandait déjà, on l’a vu, le médecin Tiphaigne de La Roche un siècle plus tôt dans son Histoire œconomique des mers occidentales de France. Il s’agit alors d’essayer de gouverner la pêche « le moins possible », comme dirait M. Foucault. Cela passe par une simplification radicale de sa police ainsi que par une reconnaissance du rôle que les communautés de métier ont à jouerFootnote 125. Au‑delà d’une distance de trois milles au large des côtes, la pêche est de ce fait déclarée libre de toute restriction, même si des arrêtés préfectoraux peuvent être pris temporairement à la demande des pêcheurs pour faire interdire certaines pratiques, à la condition que « cette mesure [soit] commandée par l’intérêt de la conservation des fonds ». En deçà de la limite des trois milles, des règles continuent à s’appliquer. À l’exception des mesures de régulation de la ressource huîtrière, qui restent inchangées, elles sont toutefois beaucoup plus souples qu’auparavant. Ainsi, quelques années seulement après les expériences menées sur les bas‑parcs du sous‑arrondissement de Dunkerque, le calibre minimal des mailles imposé pour tous les filets est fixé à 2,5 cm2. Par ailleurs, les engins de pêche ne sont plus assujettis à aucune autre condition de forme, de dimension ou de poids. Quant à l’usage des filets traînants, qui a toujours été interdit à proximité immédiate des côtes depuis la déclaration du 20 décembre 1729, il peut désormais être autorisé par arrêté ministériel dans les zones où il ne présente aucun inconvénient.
Ne voir dans ce décret du 10 mai 1862 qu’une énième manifestation du tournant libéral pris par le Second Empire au début des années 1860 comporterait le risque de, peut-être, rater l’essentiel. Certes, Chasseloup‑Laubat se prend à rêver, quelques années plus tard, d’un temps où il suffirait, pour « satisfaire aux besoins de conservation des différentes espèces de poissons […], de réduire toute la réglementation à l’établissement de cantonnements dans lesquels la pêche serait interdite pendant quelques mois de l’année, laissant sur tous les autres points une entière liberté aux pêcheursFootnote 126 ». En attendant, la simplification réglementaire opérée en 1862 s’est en réalité traduite par un renforcement des pouvoirs de l’administration de la Marine. À une logique policière de la réglementation à l’infini, cette réforme a substitué une logique administrative du gouvernement par l’arrêté, qui permet de moduler finement dans le temps et dans l’espace l’application d’un petit nombre de règles uniformes. Ce faisant, cette réforme est aussi venue normaliser un mode de gouvernement dérogatoire de la pêche hérité de l’Ancien Régime et reposant, selon les cas, sur un principe d’interdiction, sous réserve d’autorisation ou sur un principe d’autorisation, sous réserve d’interdiction.