L’expérience de la distance et de la séparation est habituelle pour les communautés maritimes. En temps de paix, les hommes s’absentent souvent la moitié de l’annéeFootnote 1. En temps de guerre, c’est à plusieurs années de séparation que les familles font face en cas de capture par l’ennemi. Ces groupes ont ainsi pu être décrits comme des sociétés de l’absence dans lesquelles les déplacements fréquents des hommes, les forts taux de mortalité masculine et, partant, le veuvage précoce donnent aux femmes une plus grande autonomieFootnote 2. Pendant de longues périodes, celles-ci vivent sans maris ni fils. Cette séparation n’est cependant jamais absolue, et ces femmes ne sont jamais « sans hommes » ni ressourcesFootnote 3. Dans ce contexte, les correspondances apparaissent comme la source par excellence pour saisir cette expérience de l’attente dans sa matérialité mêmeFootnote 4.
Les historiennes et historiens du xxe siècle sont familiers de ce type d’écrits. Les échanges épistolaires entre les patients d’hôpitaux psychiatriques ou les populations carcérales et l’extérieur ont permis de mieux comprendre l’expérience vécue et les émotions de femmes et d’hommes de divers milieux sociaux en situation de crise ou de subordinationFootnote 5. S’appuyant sur des milliers de lettres de familles, les spécialistes de la Grande Guerre ont par exemple analysé les rapports entre les couples et les conséquences psychologiques du conflitFootnote 6. Pour l’époque moderne, ce type de documents tend à soulever des questions différentes, telles que l’alphabétisation, l’agentivité des femmes et les modes d’écriture de soi. D’après Susan E. Whyman, on voit, au xviiie siècle, une « démocratisation et une augmentation générale de l’écriture de lettresFootnote 7 ». Le nombre croissant de familles dispersées entre l’Europe et les colonies ainsi que la multiplication des voyages contribuent sans doute à cette évolutionFootnote 8. Écrire des lettres constitue la manière la plus efficace de rester en contact avec les siens. Pour l’essentiel, cependant, l’historiographie n’a prêté que peu d’attention aux familles d’un milieu social plus populaire que la bourgeoisie, par manque de sources.
Aux National Archives situées à Kew, à l’ouest de Londres, se trouve un carton intitulé par les archivistes « Letters to prisoners of war mostly addressed to the crew of the Galatea at Rochefort and forwarded to England (1757-1758)Footnote 9 ». Celui-ci contient 104 lettres repliées en enveloppes, réparties en trois petits paquets (fig. 1). Roger Chartier et Jean Hébrard ont évoqué le « sentiment d’effraction » provoqué par la lecture de « lettres oubliées »Footnote 10. Écrites sur un papier épais et de bonne qualité, ces missives sont constituées d’une feuille pliée en deux, créant de cette manière un bifeuillet de quatre pages. Généralement écrit à l’encre noire, parfois complété d’ajouts au crayon, le texte est dense et s’étale sur les deux, trois ou même quatre premiers foliosFootnote 11. Le repli cacheté de cette dernière feuille (rabattue jusqu’à 4 ou 6 fois) constitue l’enveloppe et dissimule le contenu de ces lettres (fig. 2). C’est donc sur le quatrième et dernier folio qu’est inscrite l’adresse. Parmi les 104 enveloppes contenues dans la boîte d’archives, 75, dont certaines sont à peine plus grandes qu’une carte à jouer, contiennent des lettres écrites pour la plupart par les familles des membres de l’équipage de la Galatée, une frégate française capturée par la Navy pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763). Envoyés de différents ports français de la Manche et de l’Atlantique, mais manquant toujours leur destination, ces courriers ont suivi le navire à la trace sans jamais le rattraper, de port en port, de Brest à Rochefort, puis Bordeaux, jusqu’à Plymouth, lieu d’amarrage de la frégate après sa capture. Là, les lettres se dérobent encore à leurs destinataires et restent dans le port du Devon pendant des semaines, des mois ou des années. Cent ans plus tard, en 1856-1857, les pièces officielles concernant la capture du bateau, avec des centaines d’autres cartons de la High Court of Admiralty, sont transférées à la Tour de Londres. Au cours du xixe siècle, ces cartons sont déposés au Public Record Office, à Chancery Lane, dans le cœur de Londres, avant de terminer leur course aux National Archives à la fin du xxe siècle. Les lettres, quant à elles, ont d’abord suivi un autre chemin : les marins étant faits prisonniers, ces correspondances passent par les bureaux de l’office chargé des prisonniers de guerre, qui dépend lui aussi de l’Amirauté. Elles achèvent également leur trajectoire, nous l’avons vu, aux National Archives. La distinction que permet l’anglais entre « archives » et « records » est sans doute utile pour approcher au plus près la nature de ces écrits du for privé conservés dans des archives d’ÉtatFootnote 12. Initialement pensées comme records (traces ou preuves), ces lettres furent dans un premier temps conservées pour leur utilité immédiate, soit qu’on espérait y trouver des informations précieuses sur les mouvements de la flotte française, soit qu’on avait l’intention de retrouver leurs destinataires. Par manque de personnel qualifié ou par négligence, les lettres furent oubliées. Les années passant et la paix conclue, elles changèrent alors de statut et devinrent « archives », préservées pour la postérité. Parler de lettres « oubliées » ou « perdues », alors qu’elles ont été cataloguées dans des archives d’État, passe bien sûr injustement sous silence le travail des archivistes. Il n’en reste pas moins qu’elles n’ont été ni ouvertes ni lues avant le xxie siècle.
La (re)découverte de ces « archives accidentelles » – car jamais pensées au départ comme telles – pose les mêmes défis interprétatifs que les Prize Papers Footnote 13. Le renouvellement en cours que connaît l’histoire sociale des mondes maritimes passe en effet par les travaux sur ces « papiers de prise », une collection immense également hébergée aux National Archives. Ces documents en 19 langues, pour la plupart saisis à bord des 35 000 bateaux capturés par la Royal Navy entre 1652 et 1817, sont d’une extrême variété, contenant des instructions aux capitaines, des rôles d’équipage, des partitions musicales, des livres, des journaux, des cartes à jouer, des bijoux ou des graines « exotiques ». Faute de temps, les « sacs aux lettres » en toile de jute qui se trouvaient à bord des bateaux au moment de leur capture n’ont pas tous été jetés par-dessus bord, comme de coutumeFootnote 14. Les Prize Papers, qui remplissent plus de 4 000 boîtes d’archives, contiennent environ 160 000 lettres parmi lesquelles un grand nombre n’a jamais été ouvert. Ces documents, dont le catalogage a débuté de façon systématique en 2013, font depuis quelques années l’objet de publications et de projets internationaux de numérisation de grande envergureFootnote 15. Les lettres adressées à l’équipage de la Galatée, qui ont elles aussi échappé à la destruction, ne font pas partie de cette collection. À la différence des Prize Papers, elles n’ont pas été saisies à bord d’un bateau, puisqu’elles sont arrivées en Angleterre par voie postale. Elles ont cependant elles aussi fait plusieurs détours avant de terminer leur course dans ces archives.
L’échelle d’analyse privilégiée dans cet article est celle d’un seul navire, focalisation qui permet, comme l’ont montré les biographies historiques de bateaux, de disséquer les relations de pouvoir au sein d’un espace closFootnote 16. Mon approche est cependant différente, et le choix de la Galatée doit tout au hasard. Dans sa banalité même – il s’agit d’un bateau de taille moyenne, une frégate, comme l’on en trouve des centaines dans la marine française de l’époque –, ce navire présente l’avantage d’offrir un échantillon assez représentatif de l’expérience collective vécue par les marins et leurs familles dans la France du xviiie siècle. Ce bateau offre bien une unité de lieu : les 180 navigants environ qui se trouvent à son bord ne sont pas une juxtaposition d’individus, mais une société en miniature. Les bateaux n’en deviennent pas pour autant des îles isolées du monde extérieur ; des océans de papier relient ces mondes flottants à la terreFootnote 17. En ce sens, le bateau peut être appréhendé comme le nœud de réseaux d’information intriqués.
À partir du corpus de lettres adressées à l’équipage de la Galatée, cet article propose une contribution au carrefour de l’histoire sociale de la lecture et des ego-documents et de l’histoire des communautés maritimes. Cet ensemble riche et cohérent permet de comprendre comment les populations navigantes et leurs familles et proches, dans toute leur diversité sociale, parviennent à rester en contact les uns avec les autres. Les lettres aux marins, qui aident à entretenir des relations mises en danger par la distance et l’incertitude du retour, offrent donc à l’historien et l’historienne des clefs d’analyse pour saisir la résilience des liens familiaux en temps de guerre. À rebours d’une approche qui verrait dans ces documents une trace de l’émergence de la famille nucléaire ou de l’intimité moderne, c’est bien comme vecteur d’une histoire sociale que je propose de les saisir. Ainsi les correspondances jouent-elles un rôle essentiel dans la circulation de l’information et dans la survie de l’unité familiale. Il ne s’agit pas d’envisager ces lettres comme marqueur d’échanges « ‘personnels’, ‘privés’ et ‘intimes’Footnote 18 ». Au contraire, j’avance l’idée qu’elles sont le tissu de relations sociales multiples et complexes, sur le bateau, dans les ports et entre la mer et la terre. L’écriture des lettres, comme leur lecture, engage donc de multiples individus, bien au-delà des simples signataires et destinataires.
Les lettres qui ont survécu sont l’exception et non la règle et, dans le cas qui nous occupe, elles n’ont pas été lues, ni même ouvertes. Dans un premier temps, il convient de s’arrêter sur leur itinéraire tortueux. Comme l’a noté la linguiste Susan M. Fitzmaurice, « cette expérience de lecture d’une correspondance du seul point de vue de la partie survivante permet de prendre conscience que la lettre est une forme éphémèreFootnote 19 ». En outre, et c’est l’objet de la seconde partie, ces sources mettent en relation de multiples émetteurs et récepteurs, et esquissent dès lors les éléments d’une culture partagée qui gagne à être analysée comme communauté épistolaire. Les stratégies de composition et d’écriture adoptées par les auteurs et les autrices pour compenser la fragilité essentielle des lettres font l’objet de la troisième partie. En effet, les défis pratiques que présente la communication épistolaire expliquent l’anxiété partagée par tous les acteurs et les techniques, à la fois langagières et matérielles, utilisées pour garantir la continuité de l’échange. L’incertitude, la séparation et la distance sont la raison même de l’existence de ces documents, qui permettent d’entendre des voix souvent absentes des archives. La dernière partie est ainsi consacrée à celles qui constituent la majorité des signataires, les femmes. Comment comprendre les professions d’amour ? Plutôt que lire ces correspondances familiales comme le reflet estompé ou la reproduction de modèles littéraires d’expression des sentiments dans l’espace privé, il faut avant tout les envisager comme le lieu d’une « écriture ordinaire » ou « sans qualités »Footnote 20. Il s’agit donc de traquer les dynamiques sociales qui formalisent l’expression des émotions.
À la recherche des lettres perdues
En 1758, le conflit qui fait rage depuis plus de deux ans rend aléatoires les communications postales. La guerre de Sept Ans est alors à un tournant. En difficulté, la Grande-Bretagne remporte plusieurs victoires en Amérique à l’été 1758 qui font basculer les rapports de force. Le gouvernement de William Pitt l’Ancien cible le Canada, place forte de la présence française en Amérique du Nord, et les armées britanniques assiègent Louisbourg, en Nouvelle-France. Afin d’empêcher les Français d’acheminer des secours, deux escadres, commandées par l’amiral Edward Hawke, sont envoyées pour faire le blocus de la côte atlantique françaiseFootnote 21. De son côté, la marine française prépare une expédition depuis Rochefort forte de « 6 navires de ligne et 2 frégates, avec 40 bateaux transportant 3 000 hommes de troupe » ayant ordre de forcer le blocus et de faire voile vers LouisbourgFootnote 22.
La Galatée, une frégate de 24 canons, 200 tonneaux et 35,7 mètres de longFootnote 23 construite à Brest en février 1744, fait partie de cette escadre. À cette date, elle a déjà pris part à la guerre de Succession d’Autriche et traversé l’Atlantique à plusieurs reprises. En janvier 1758, la Galatée fait escale à Brest afin de recharger ses provisions et d’embarquer des matelots avant de se diriger vers Rochefort en février. Si quelques déserteurs et des malades quittent alors le navire, d’autres marins et soldats viennent grossir ses rangs. En mars, la frégate arrive finalement à Pauillac, dans l’estuaire de la Gironde, où d’autres hommes s’enrôlent et des provisions sont chargées à bordFootnote 24. Entre janvier et mars, la Galatée voit près de 60 marins débarquer dans différents ports atlantiques – ces départs étant compensés peu ou prou par autant d’arrivéesFootnote 25. Au moment du combat qui mène à sa capture, la Galatée transporte un équipage de 181 matelots et de 28 soldatsFootnote 26.
Sans être vétuste pour l’époque, le bateau a connu des jours meilleurs. Les ordres du capitaine Jacques Dubois fils, âgé de 22 ans, datés du 7 mars 1758, sont saisis avec le bateau. Ils précisent :
La frégate la Galatée ne se trouvant pas en etat de prendre un chargement de vivres assez fort pour lui donner la destination de servir de fluste, j’ai pensé qu’elle pourroit du moins prendre quelques navires sous son escorte pour les convoyer aux colonies. Je vous prescris en consequence de vous rendre dans la riviere de Bordeaux, et lors que vous y serez arrivé, vous irez prendre des ordres de M. de Rostan sur les navires qu’il vous dira que vous devez escorter à QuebecFootnote 27.
La Galatée doit accompagner douze navires de transport de troupe jusqu’à LouisbourgFootnote 28. Le 25 mars, François Peyrenc de Moras, le secrétaire d’État français à la Marine, ordonne au capitaine de « ne rien negliger pour [se] mettre au plustost en etat de partir desque les navires [qu’il doit] escorter seront prêts a [le] suivre », ajoutant que les « connaissances [qu’il a] de la navigation [lui] feront choisir la route [qu’il jugera] la plus sure et la plus praticable »Footnote 29. Le samedi 8 avril 1758, à 15 heures, la Galatée rencontre dans le golfe de Gascogne un navire de guerre anglais, le HMS Essex, qui lui donne la chasse. La frégate ne se rend pas sans combattre, mais le déséquilibre des forces est trop important. Après une demi-heure d’un feu nourri de part et d’autre, la Galatée abaisse ses voiles à 22 heures 30. Les 64 canons de l’Essex ont fait des ravages : 5 hommes sont morts et 18 autres blessés, parmi lesquels Dominique Schlin, un soldat de Turin embarqué pour passer au Canada, dont la jambe gauche a été emportée par un bouletFootnote 30. Le 18 avril, après avoir louvoyé pour éviter d’être pris à son tour, l’Essex et sa prise arrivent à Plymouth. Comme c’est la coutume, l’équipage français est débarqué et ses membres envoyés en tant que prisonniers de guerre dans différents dépôts anglaisFootnote 31. Qu’advient-il ensuite des hommes de la Galatée ? On sait que le taux de mortalité des prisonniers français de la guerre de Sept Ans est élevé, d’autant que la durée de détention durant ce conflit est particulièrement longue (parfois plus de quatre ans)Footnote 32. Certains, trop affaiblis, meurent même à l’hôpital, à peine rentrés en FranceFootnote 33. Il est cependant probable que la plupart survivent et continuent à exercer le métier de marins. Certains indices le suggèrent : dans les années 1760-1770, les rôles d’équipage de plusieurs bateaux négriers havrais mentionnent les noms des matelots Nicolas Clément Quesnel et Pierre Bellanger ainsi que celui du calfat Jean Baptiste Emmanuel Gilbert, anciens membres de l’équipage de la Galatée Footnote 34.
Outre des instructions officielles sans grande valeur stratégique, la paperasse restant à bord comprend le rôle d’équipage, qui consigne la liste des marins embarqués sur le bateau. Interrogé par la High Court of Admiralty à Plymouth, le capitaine Dubois admet avoir jeté par-dessus bord « plusieurs paquets de documents » qu’il était supposé transmettre au commandement militaire français au CanadaFootnote 35. Cette prise de guerre n’a donc rien d’exceptionnel, et l’événement est à peine mentionné dans les journaux londoniens. De Plymouth, le bateau est amené à Portsmouth où, après inspection, la Navy décide qu’il est en trop mauvais état pour servir dans la flotte britanniqueFootnote 36. Il est finalement vendu aux enchères quelques mois plus tardFootnote 37. Voilà pour la « grande » histoire.
En temps de paix, depuis les années 1660, la circulation du courrier entre l’Angleterre et la France s’opère avec une efficacité croissante grâce au système des paquebotsFootnote 38. En temps de conflit, les routes commerciales habituelles se voient perturbées par les navires de guerre et les corsaires, et le trafic des paquebots est pour l’essentiel interrompu quelques semaines après le début des hostilités. Pour autant, focaliser l’étude sur ces lettres n’est pas l’occasion de faire une histoire « inversée » de l’État qui montrerait les échecs de la communication lors des guerres : ces lettres, de fait, attestent tout à la fois la capacité des États à intercepter l’information et la faculté des gens de mer à communiquer.
Pourquoi et comment ces documents ont-ils fini leur course dans ces archives londoniennes ? Sur chaque enveloppe sont inscrites plusieurs adresses, de plumes différentes, signes d’un parcours chaotique. Le 30 janvier 1758, Françoise Hamelin écrit à son mari Henry Artur : « La presente soit donne a hanry artur a bord de La galettee a la rade de breste endeligance abreste a rochefort En angleterre. » La lettre n’arrivera jamais à destination, car le matelot caennais est débarqué à Rochefort le 1er mars 1758Footnote 39. L’enveloppe d’une lettre adressée par un père à son fils, officier de la Galatée, est tout aussi confuse :
Monsieur de Knosa
Rochereul officier De Roy
sur la fregatte La galaté
à Brest Pauillac
A Bourdeaux Ou à rochefort
En angleterreFootnote 40.
Sous les adresses, on discerne encore, à l’encre noire estompée, des tampons de noms de ports français comme « Havre », « Uannes », « Guera » (Guérande), « Brest » ou « S. Brievc ». Ces hésitations, biffures et redites révèlent les tentatives successives de suivre à la trace un bateau qui a toujours un temps d’avance. La mention finale « En angleterre », dans son flou même, indique certes que la nouvelle de la capture du bateau est connue, mais que sa destination exacte ne l’est pas. On peut supposer que ces lettres ont été transmises par l’administration postale française, d’un port à l’autre. Quand la Galatée part de Bordeaux pour son dernier voyage, les lettres s’empilent sans doute pendant quelques semaines dans un bureau quelconque. Lorsque les postes françaises apprennent la capture de la frégate et son envoi à Plymouth, toutes ces lettres sont acheminées, par paquets ou à mesure qu’elles arrivent, dans le port du sud de l’Angleterre. Elles ont été écrites avant ou juste après la prise du bateau et sont datées, pour la plus ancienne, de novembre 1757 et, pour la plus récente, de fin avril 1758 : elles n’ont pas été adressées à des prisonniers de guerre, mais à des marins en chemin pour une destination inconnue. En revanche, une fois les lettres arrivées sur le sol anglais, le statut des destinataires a changé. À l’exception des trois premières, les lettres restent cachetées pendant 250 ans. Pourquoi n’ont-elles jamais été lues ? Est-ce que l’amirauté britannique, suspicieuse de la nature des échanges, préféra interrompre le circuit postal ? C’est peu probable, dans la mesure où l’on sait que les prisonniers de guerre recevaient et écrivaient des lettres.
Les échanges épistolaires entre les lieux de détention et l’extérieur n’ont rien de fluide, pas plus au xviiie siècle qu’aujourd’huiFootnote 41. L’accès au papier, à la plume et, surtout, la possibilité de faire sortir ou entrer les lettres des lieux carcéraux ne vont pas de soi. Ainsi, en septembre 1756, les officiers français engagés sur parole à ne pas s’enfuir et vivant au village de Cranbrook (Kent)Footnote 42 accusent « l’Agent pour les Prisonniers » au « chataux de Sinsinhard » (Sissinghurst Castle), où environ 2 000 prisonniers sont détenus, de persécuter leurs camarades emprisonnésFootnote 43. La pétition, signée de 30 noms, évoque en détail la « tiranie audieuse » de l’agent Calder, qui outrepasse notamment ses prérogatives en confisquant les lettres des prisonniers :
ce Mr est très souvent à Medestonne [Maidstone] où ailleurs, quelque fois huit jours, quelque fois plus, pendant ce tems les lettres des françois qu’on retires de sa part demeurent che luÿ et son confonduës avec prés de cinq cent autres quil a rëcues des françois et offert de sa propre volonté de faire passer mais qu’il laisse la et dont l’argent qui luÿ a été remis se trouve perdü ce qui portte un prejudice considerable a ces pauvres gens.
Les pétitionnaires opèrent une distinction entre secrets de famille et affaires d’État, s’insurgeant contre l’agent qui s’immisce de la sorte dans leurs vies privées :
Meseigneurs, il est innouÿ et cela ne cest encore jamais vüe qu’on retire des lettres qui ont déjà passé sous l’inspection du Grand Bureau de Londres qui ceul peut les viziter, cest contre touttes sorttes de droits que Mr Calder les retient et visitte une seconde fois […]. Les secrets de leurs familles ne doivent point estre sçeus de luÿ, et il est certainnes choses qui feroient rougir les suplians à la vüe de ce monsieur dans la persuation ou ils seroient qu’ils serait imbu des affaires des maison qui n’ont rien de relatif avec celles de l’ÉtatFootnote 44.
C’est parce que ces lettres sont interceptées par des individus sans scrupule comme Calder qu’historiens et historiennes peuvent travailler sur ces sources. La difficulté à identifier ou à localiser l’équipage de la Galatée, pour des bureaucrates débordés par la tâche, a sans doute aussi joué un rôle. Cette hypothèse semble être validée par la présence pêle-mêle, dans la boîte d’archives contenant les lettres de la Galatée, de 29 autres correspondances datant des mêmes années 1757-1758. Jamais ouvertes elles non plus, et pour la plupart adressées à ou envoyées par des prisonniers français, hollandais, ou anglais détenus au château d’Édimbourg, à Berwick-upon-Tweed ou à Poitiers, ces lettres n’ont aucun lien, de près ou de loin, avec l’équipage de la Galatée.
En temps de guerre comme en temps de paix, la communication épistolaire n’est pas toujours fiable : des délais importants de distribution, l’incapacité à déchiffrer une adresse ou l’envoi à la mauvaise adresse sont fréquents. Ajoutons que l’époque n’est pas encore à la standardisation des adresses ou à la numérotation des maisons, pas plus dans ces petites villes côtières qu’ailleurs : « La presente soit rendüe ché M.r louis feuillet M.de Masson demeurant deriere leglise notre dame rüe de la petitte venelle dans la maison mad.lle corte costé de recouvrance pour remetre à jean le bourgeois fils guillaume matelot a bord de la galatéeFootnote 45. » Les défis sont encore plus grands quand la lettre doit franchir une ou plusieurs frontières. L’orthographe fragile ou phonétique conduit par exemple souvent à la perte du courrier.
Adresser du courrier vers un lieu mobile ne fait que démultiplier les difficultés. Les lettres rebondissent de port en port, à la poursuite d’un navire qui se dérobe toujours. Que la lettre arrive à temps suppose en effet l’alignement de multiples facteurs, à commencer par la coordination des routes postales terrestres et maritimes, et la constante mise à jour des informations sur le trajet du bateau. S’il existe des cas exceptionnels où l’information circule en quelques jours, les interruptions et la perte du courrier sont la règleFootnote 46. Le coût de l’affranchissement (on paie généralement à l’arrivée) et du papier sont aussi un problème régulièrement évoqué, parfois avec sarcasme, comme par un certain Delacroix dans une lettre à son fils Pierre François, pilotin sur la Galatée, le 3 mars 1758 : « Mon fils Je ne scay Sy Lancre Et Lepapier Sont manquees [par] vous Je vous ay Ecrit Cinq Lestre san que vous y Repondes. » Pour économiser le papier, une « véritable logorrhée » épistolaire couvre souvent la page dans ses moindres recoins, une rotation d’un quart de tour offrant un nouvel espace d’écriture (fig. 3)Footnote 47. Afin de diminuer le coût de l’acheminement, on peut encore insérer un billet dans la lettre de quelqu’un d’autre (fig. 4). On partage aussi le coût de l’expédition : « la mere de quesnel vous salue et vous prie de remettre cette lettre a son fils vous payere la post moitie parce quelle na pas son adresseFootnote 48. »
Qui sont, justement, les destinataires de ces lettres ? L’équipage du bateau, sans compter les troupes embarquées, compte 181 marins. Ces lettres sont adressées à 46 individus, soit 25 % du totalFootnote 49. Les rôles d’équipage, qui dressent la liste des noms et des métiers de chacun, permettent de faire correspondre la plupart des destinataires avec les lettresFootnote 50. Au total, sur les 43 lettres dont j’ai pu formellement identifier la fonction des destinataires, on trouve 4 officiers supérieurs, 20 sous-officiers et 19 matelots et artisans, comme des charpentiers, des calfats ou des tonneliers. Il s’agit donc d’un échantillon assez varié, et pas seulement d’une élite lettrée. Surtout, chacune de ces lettres permet de cartographier une constellation sociale infiniment plus large que le seul équipage. En effet, du côté des 86 expéditeurs, même s’il est rarement possible de déduire avec certitude leur rang ou métier, la diversité est patenteFootnote 51. On trouve par exemple parmi les « auteurs » plusieurs hommes d’Église, des négociants, un pêcheur de hareng et un indigentFootnote 52.
Un problème particulier se pose s’agissant des femmes, qui constituent 51 des 86 auteurs, soit 59 % du total (en comptant les billets et les lettres insérées dans d’autres lettres et les auteurs multiples). Bien que la plupart des femmes de marins travaillent, il n’est jamais fait mention de leur métierFootnote 53. En revanche, ce corpus permet, parfois, d’entrevoir leur rôle dans le maintien des activités économiques du foyer. Ainsi la femme du pilotin Nicolas Godefroy se charge-t-elle de vendre des liqueurs ou de louer une maison pour son compteFootnote 54. De même, dans les trois lettres qu’elle écrit à son mari, Marie Duboc apparaît comme une femme d’affaires associée à part entière à la gestion de l’économie familiale. Mariée depuis huit ans avec Louis Joseph Chambrelan, premier lieutenant de la frégate, Marie détaille dans ses courriers le paiement de lettres de changes, la négociation de fermages ou les transactions menées pour le compte d’autres membres de l’équipageFootnote 55.
On a longtemps considéré que l’illettrisme populaire et féminin au xviiie siècle était très élevéFootnote 56. Cependant, les travaux sur les lettres écrites par les « pauvres » et les détenus remettent en cause de telles estimationsFootnote 57. De même, contre l’idée longtemps dominante d’un illettrisme quasi généralisé des marins anglais du xviiie siècle, des travaux récents estiment à seulement 38 % cette proportion à la fin du siècle, ce qui est comparable au reste de la population masculine de l’époqueFootnote 58. Dans les sociétés littorales françaises, avance Alain Cabantous, le double effort de christianisation et d’éducation après le concile de Trente n’a pas laissé le monde marin à l’écart, bien que, dans ces groupes, la proportion d’hommes et de femmes sachant signer soit inférieure au reste de la populationFootnote 59. Plus fondamentalement, utiliser la seule incapacité à signer comme indicateur de l’illettrisme est problématique : il faut au contraire prêter attention à la multiplicité des pratiques de lecture et d’écritureFootnote 60. Pour les populations navigantes, qui reçoivent ces lettres, comme pour les expéditeurs et expéditrices, la distinction même entre lettrés et illettrés n’est pas toujours netteFootnote 61. Comme nous allons le voir, la participation à la culture épistolaire n’est pas réservée aux lecteurs et écrivains chevronnés.
En appliquant le concept d’epistolary literacy proposé par S. E. Whyman aux lettres de notre corpus, il convient d’abord de noter l’absence d’adéquation stricte entre le rang dans l’équipage, d’une part, et les niveaux de literacy des expéditeurs et expéditrices des lettres, dont on ignore souvent le niveau social, d’autre part. Il n’est guère étonnant que l’abbé Gigot, qui écrit à son frère lieutenant de frégate et écrivain de bord pour lui suggérer les démarches à faire afin d’obtenir son avancement, démontre une parfaite maîtrise des codes de l’écriture épistolaireFootnote 62. On observe une pareille aisance dans la lettre écrite par sa femme à Philibert Pallier, un maître canonnier sur la frégateFootnote 63. Toutes les femmes d’officiers mariniers (sous-officiers) n’ont pourtant pas la même facilité à prendre la plume. C’est ainsi que Jean Baptiste Emmanuel Gilbert, maître calfat, se voit adresser une lettre maculée de ratures et de taches d’encre par sa femme : « vous save que je ne sest fere tant desplicasion ni que je ne suit point forte alortografe et vous save quil faut essequser [excuser] quelque chose au movesse ecrivenneFootnote 64. »
Dans les missives envoyées par leurs familles aux pilotins – de jeunes fils de négociants, d’armateurs ou de capitaines destinés à monter dans la hiérarchie navale –, les lettres sont généralement bien formées et de larges espaces blancs sont laissés entre la dédicace, le corps principal et la partie finale, comme le recommandent les manuels d’écriture épistolaire pour marquer la distance socialeFootnote 65. Les deux lettres qu’envoie depuis Fécamp son oncle à François Maze, aide-pilote, mentionnent notamment que le frère de ce dernier étudie pour devenir prêtre : pour ce type de milieu social, les conventions épistolaires n’ont rien de mystérieuxFootnote 66. Ces lettres de parents à leurs enfants se caractérisent aussi par la présence de recommandationsFootnote 67. Jean Du Long évoque ainsi à son frère Guillaume Du Long, premier pilote, l’achat d’un bateau et lui fait des suggestions pour avancer dans sa carrièreFootnote 68. C’est aussi le cas des lettres adressées par un négociant rouennais à son fils Heroult, aide-pilote, où il discute d’affaires de commerce, de lettres de change et d’achat de pacotilleFootnote 69. Pour ces milieux privilégiés, les lettres aux marins sont l’occasion d’entretenir des mécanismes d’ascension sociale déjà à l’œuvre à terreFootnote 70.
Les lettres des proches des matelots dépeignent quant à elles les souffrances et privations induites par la guerre, du manque d’emploi à l’accumulation des dettesFootnote 71. Elles révèlent aussi une variété plus importante en termes de graphie, d’orthographe ou de présentation. La plupart des correspondants n’utilisent pas de ponctuation, ne capitalisent pas les mots, ne séparent pas les phrases et ne structurent pas le texte en paragraphes. L’écriture est assez basique, souvent phonétique, l’orthographe erratique et le vocabulaire limitéFootnote 72. Les seules concessions aux conventions épistolaires sont l’usage de salutations, de formules d’adieux et de « compliments » de même que la mention de dates et de lieux d’écriture. La familiarité avec l’écrit est par exemple douteuse chez Marguerite Tarade, qui s’adresse à son mari Jean Villard, matelot bordelais, en coupant les mots phonétiquement tandis que la structure même de sa lettre est plus qu’irrégulièreFootnote 73. De même, l’orthographe hésitante de l’épouse et du cousin de Silvestre Lefranc, dont on ignore le statut social, n’épargne pas le nom du destinataire (« Celveltre Lefranc mateloFootnote 74 »).
Cette fragilité formelle n’implique pas pour autant une pauvreté de contenu. Le frère cadet de Jean Julien, qui lui écrit de Bordeaux le 26 février 1758, évoque ainsi la « misère » de leur mère et sa propre mise en pension chez « le[s] pauvre[s] de la chartreuse ». En outre, si son orthographe est aléatoire, la graphie et la composition sont parfaites. Plusieurs de ces lettres respectent de fait les normes épistolaires. C’est encore le cas de la missive bien aérée de Jeanne Sonnier à son frère, Laurent Sonnier, matelot (fig. 2). De plus, les remarques précédentes présupposent une concordance entre scripteurs et signataires des lettres. Or il est évident que ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, la même plume semble avoir écrit les lettres, toutes datées du Havre et extrêmement basiques sur le plan formel, de Marie Chatterenne à son fiancé Jaque Nitre et des parents de Pierre François Godebout à leur filsFootnote 75. Déterminer qui a écrit ces lettres est une question plus compliquée qu’il n’y paraît, liée au problème de la literacy. Savoir lire ou savoir écrire ne sont pas des conditions nécessaires pour prendre part à la communication épistolaire, si tant est que quelqu’un puisse le faire pour vous. Comme les historiens et les historiennes du livre l’ont montré, la lecture à voix haute est la règle dans la France et l’Angleterre du xviiie siècle, et reste d’ailleurs encore très commune au xixe siècle et au-delà. Une fois ouvertes et lues publiquement, les lettres passent de main en main, parfois en dehors du cercle familialFootnote 76. Si cette pratique n’est que rarement mentionnée de façon explicite dans notre corpus, c’est sans doute ce qui se passe quand le destinataire ne sait pas lire. Le 27 avril 1758, Marguerite Tarade écrit ainsi à son mari Jean Villard, qui a rejoint l’équipage de la Galatée à Bordeaux le 29 mars 1758 : « tu feras mes compliments a pelletiez qui fera la lecture de ta lettreFootnote 77 ».
Écrire une lettre suppose un ensemble de compétences à la fois techniques (savoir préparer, couper et plier le papier, savoir tenir une plume et appliquer la cire chaude sur l’enveloppe), linguistiques (maîtriser l’orthographe et les conventions épistolaires) ou encore logistiques (savoir où adresser la lettre, quand l’envoyer et par quel circuit). C’est pourquoi les épistoliers de milieux populaires recourent fréquemment à certains truchementsFootnote 78. L’épouse du maître charpentier Carel lui écrit par exemple une longue lettre depuis Le Havre, le 3 mars 1758, dans laquelle deux écritures se succèdent sans aucune transition au milieu d’une même phrase, et dont la signature semble avoir été un ajout d’une autre main encore, bien plus hésitante que les deux précédentes. Nous l’avons dit, un certain nombre de lettres ont probablement été écrites par le même scripteur, comme celles adressées aux matelots havrais Nicolas Clément Quesnel, Jean Varin, Pierre Bellenger et au pilotin Pierre Joseph Duboc par leurs mères, sœurs et épousesFootnote 79. Plusieurs courriers de notre corpus sont donc composés par des scribes qui écrivent sous la dictée. Il ne s’agit sans doute pas là de scribes « professionnels », tels ceux au service des épistoliers bourgeois ou aristocratiques, repérables à leur application rigoureuse des manuels d’écriture. Les auxiliaires d’écriture des marins ajoutent parfois un commentaire personnel au bas des lettres. Ainsi de cette missive de Catherine Françoise Pasturel à son époux Pierre Emmanuel Delamare, aide-calfat âgé de 30 ans, datée du Havre, « ce dix sept 1748 [sic] » : « Lé Crivain vous salue qui ne ses poins losthograffe Qui’l est vôtre neveu Loüis bonaventure Lihard qui espere tous les jours lapaix pour aller vec vousFootnote 80 » (fig. 3). Louise Rozo profite quant à elle de sa lettre à son mari matelot Silvestre Lefranc depuis Vannes, le 24 mars 1758, pour transmettre un message destiné à un autre : « je vous prie de dire a vostre matelos quil ne Setonne point de ce que sa famme ne Luy éçrit point Veux que soit moy qui fait ecrire il se porte bien également que ses frere et seur son épouze Lambrasse de ton Son Cœur. »
Ces échanges impliquent donc toujours plus d’acteurs que les simples couples auteur/autrice et destinataire/destinatrice, si bien qu’il serait plus approprié de parler d’écriture collectiveFootnote 81. Les lettres peuvent être étudiées comme « sociotextes », c’est-à-dire comme « des formes sociales collectives conçues, comprises et censées circuler au sein de cercles épistolaires désignés »Footnote 82.
Communautés épistolaires
Plutôt que d’appréhender les correspondances à l’époque moderne comme échanges dyadiques entre un auteur/une autrice et un lecteur/une lectrice, différentes recherches ont souligné leur épaisseur socialeFootnote 83. Le trafic du courrier « remet en question le modèle de l’échange épistolaire comme une relation fermée entre l’auteur et le lecteur. Au contraire, l’écriture de lettres apparaît comme une activité complexe (souvent collaborative plutôt que solitaire)Footnote 84 ». Ces documents s’inscrivent en effet dans un tissu de relations sociales, et la notion de « communauté épistolaire » proposée par les spécialistes de littérature pour l’étude des réseaux scientifiques, aristocratiques, religieux ou politiquesFootnote 85 semble particulièrement appropriée pour analyser l’espace social que recouvre la circulation des lettres. Pour être opératoire, cette définition doit toutefois être ajustée à la présence de milieux sociaux plus variés, dans lesquels les lettres ne tiennent pas un rôle entièrement structurant.
Pour rester en contact avec les marins, les familles doivent collaborer avec autrui. C’est une évidence, mais la communication par lettres est toujours médiatisée par un tiers parti. Celles envoyées par Guillaume le Bourgeois, probablement un marchand, à son fils Jean, matelot, depuis Arromanches, en Normandie, l’illustrent bienFootnote 86. La missive en date du 27 janvier 1758 précise en effet : « Monsieur le petit vous souhaite une bonne Santé ainsi que la chapelle qui ecrit cette lettre et quand vous recrirez Ecrivernous à tous les deux et metes l’adresse au nom de l’un ou de l’autre. » Le 11 mars 1758, le père adresse une nouvelle et longue lettre à son fils. Ce document mérite d’être cité en détail, dans sa graphie originale, pour donner à voir et à lire ces pratiques d’épistolarité ordinaire. S’y juxtaposent et alternent, sans transition ni ponctuation, au détour d’une même phrase, une scribe, trois « auteurs » au moins et autant de destinataires :
Mon cher fils[…]vous Seaurez que tous Ceux que vous vous recommandez vous font la pareil Chose pour Jacques masue mon très chers fils jay fait maitre la marie a la plume ausix pour vous donner denos nouvelles apres les vostre qui estaist marqués dans les votre dans la lettre de jean le bourgeois […] pour jean le Bourgeois fils pierre Mon tres chers fils je suis bien rejouitt daprandre vous Etes en parfaitte Santé ce qui me Consolle […] pour pierre agnes Mon tres chers maris apres avoir recu de vos nouvel par la lettre de jean le bourgois quil ma fait un sensible daprandre que vous Estes en bonne Santé […] Jean le bourgeois peut estre persuade que Celle dont il a memoire lassure de Sest plus Soumis respect et aspire Son heureux retour ainsix que tous Ceux qui Sont avec luyFootnote 87.
Tout un monde social émerge de cette lettre patchwork qui mentionne 18 autres noms, compliquant d’autant le travail d’assignation des rôles. Les salutations d’ouverture comme les compliments de clôture permettent de mieux comprendre les espaces sociaux dans lesquels s’inscrivent ces documents. La chaîne des compliments se reproduit de lettre en lettre, enfilant les noms comme des perles sur un collier. Ainsi de cette lettre de « ta fidelle fame la giberde » à son époux Jean Baptiste Gilbert, maître calfat havrais, le 17 mars 1758 :
mamere et magrande et mon frere vous salu matante lahure et ses enfans vous salu mononcle et mestante et tout nos amis enje neral vous salu miriene et ses seus [Marianne et ses sœurs] vous salu vous diray adelamare que sa famme luy aecrit pusieur lestre et quel ecrit en Core aujourdhuy et vous diray diguet que sa fame a et crit le 13 alile des [Île d’Yeu] et que lon luy ranvoi lalestre vous diray a lecoreus avaseur acarel a delamare a diguet que leur famme les salu et qui le seport bien vous diray a bellange que sa Mestrese lanbrace.
Sont ici agrégés non seulement des noms de proches, mais aussi de membres de la parentèle plus éloignéeFootnote 88. L’espace de circulation des nouvelles va bien au-delà de la sphère intime, dépassant même les cercles familiaux et amicaux pour toucher des voisins ou des connaissances, dont on retrouve les noms d’une lettre à l’autre :
jay Receu le billet que vous mavez envoyee dans La Lettre de madame Diguet qui ma fait plaisir davoir de vos nouvelle […] toutes votre famille vous salue maseur vous salue vous ne mavez pas marquez si vous aviez Receu vos harde same feret plaisir delescavoir vous direz amonsieur Chambrelant et son beaufrere que leur famille les salue ainsy que maitre diguet vasseur Carel Gilbert et lautre dont je ne me souvien pas du non que leur amis Les salue Et se porte bien Reponce sur le ChandFootnote 89.
Tous les autres noms mentionnés dans cet extrait sont des Havrais membres de l’état-major, ou « officiers mariniers » comme Nicolas Diguet (quartier-maître), Louis Joseph Chambrelan (premier lieutenant de frégate), Jean-Baptiste Le Vasseur (maître valet), Jean-Nicolas Carel (maître charpentier) et Gilbert (maître calfat)Footnote 90. En ce sens, ces échanges épistolaires doivent être envisagés comme une entreprise collective qui intègre des membres aux intérêts partagés. Toute occasion d’envoyer une lettre est bonne, en sollicitant de vagues connaissances pour diffuser l’information, comme le fait le père du matelot Jean le Bourgeois, qui lui-même relaie systématiquement les nouvelles d’autrui : « Mon cher fils […] nous vous prions que toutte les fois que vous verrer quelques uns qui recrirons mander nous devos nouvelles car nous Somme gener de vous quand nous n’en Entendons rienFootnote 91. » Dans ces lettres, l’auteur et le destinataire apparaissent comme de simples porte-parole.
Quelles autres conclusions tirer de ces observations ? D’abord, ces exemples illustrent le dynamisme de la culture communautaire dans ces ports du xviiie siècle : cette culture embrasse la famille au sens large, comprenant grands-parents, oncles, tantes, marraines et parrains. De plus, la logique du voisinage, de la paroisse et du quartier s’invite sur chaque page, comme dans cette lettre d’une femme à son époux officier marinier : « je vous prie au même temps de faire des compliments a tous les quillebois de leur gensFootnote 92 ». En outre, même dans un grand port comme Le Havre, le monde des navigants constitue un groupe minoritaire : d’après un état des professions de la ville en 1723, à peine 17 % des chefs de famille naviguent à cette dateFootnote 93. Comme l’a montré A. Cabantous, il existe dans ce milieu un « noyau stable », dont le chiffre varie selon les ports, marqué par « une très forte reproduction sociale » de père en filsFootnote 94. Dans certaines villes comme Dieppe ou Fécamp et, dans une moindre mesure, au Havre, la résidence des marins dans les mêmes « quartiers », voire dans les mêmes maisons à 4 ou 5 étages, sont encore des éléments de « promiscuité » sociale et spatialeFootnote 95. Le mode de recrutement de la marine française facilite aussi ces formes de solidarité étant donné qu’il s’appuie sur une assiette géographique précise. La mère de Julien Hequet lui écrit ainsi depuis Granville : « il y a de notre faubours quatre hommes qui sont dans la galettée savoir […]Footnote 96. » Le système des classes, décentralisé, étant fondé sur le quartier maritime, les marins servent aux côtés de nombre de leurs voisins. Ces réseaux d’interconnaissances préexistent à l’embarquement, à la différence de la marine britannique, par exempleFootnote 97.
Sans être privées, ces lettres ne sont pas publiques ; elles sont cachetées et adressées à un individu chargé de relayer et de collecter les nouvelles. La dernière partie de la lettre est même censée circuler au-delà du destinataire dont le nom est écrit sur l’enveloppe : cette information est conçue comme transparente ; on présuppose qu’elle va être partagée. Ces lettres ne peuvent pas non plus être confinées au monde de l’écrit, car elles incorporent souvent des nouvelles orales et font l’objet de commentaires dans des conversations et des ragots. Charles Gilbert se plaint notamment dans une lettre à son frère Pierre, tonnelier à bord de la Galatée, du ton que ce dernier a utilisé dans une lettre à son épouse :
Mon frere je sui fort surprins de la fason que vous ecrivés a ma famme nous vous a vons pas donne aucune ocasion aparanment que vous avés [illisible] parle delle bien inpertinenanment depuis votre absence vous dévis bien la connoitre quelle nés pas pour en faire mauvais husage mes là nous voyons que cela vous interesse Lesprit en voilà le detal pour vous tranquilisé plus doussementFootnote 98.
La concurrence affective entre mère et belle-fille est également un motif régulier, et implique toujours d’autres protagonistes. Le 27 janvier 1758, dans une lettre insérée dans celle de la femme de Varin à son époux, Marguerite Lemoyne écrit à son fils embarqué sur la Galatée depuis le 1er novembre 1757, le matelot Nicolas Clément QuesnelFootnote 99 : « au premier jour de l’an vous avez bien écrit avotre maitresse je pense que c’est la moindre des chose que vous pouvez me faire que davoir au moins la la moindre preference de mecrire je pense plus avous que vous ne penser amoy. » Vexée par l’attitude d’un fils jugé ingrat, il ne lui reste plus qu’à se retirer à la campagne plutôt que de faire face à la « la mortification de voir recevoir des nouvelles d’autres et meme pas recevoir de [lui] ». Une périphrase culpabilisante conclut la lettre de cette femme alors âgée de 61 ansFootnote 100 : « enfin je vous souhaite une heureuse année remplie des bénédictions du seigneur pour moy je crois que mon party c’est le tombeau il y atrois semaines que je sui malade […] Vous ferer mes complimens a varin il ny a que sa femme qui me donne de vos nouvelles. » Le 17 février, ladite maîtresse, Marianne Gerar, écrit à son tour à Nicolas et lui recommande d’écrire à sa mère plus souvent, se félicitant que la crise soit passée : « le noir nuage est dissipé, une lette que votre mère a rescu dé vous, rent le tens plus serain. » La correspondance est ici un moyen d’affirmer l’autorité maternelle sur un fils qui se dérobe à son devoir d’obéissance, de façon d’autant plus blessante que ce manquement semble devoir se jouer sous les yeux d’autruiFootnote 101. Chacun des acteurs adopte ainsi un rôle en partie dicté par les conventions sociales.
Loin de se dissiper, les tensions ne font que s’aggraver dans les semaines qui suivent. En effet, la communication par lettres implique l’obligation de réciprocité. Répondre à une lettre fait partie d’un contrat social reposant sur la confianceFootnote 102 et le « pacte épistolaireFootnote 103 » fonctionne dans les deux directions. Faire passer des nouvelles au reste du groupe est attendu de part et d’autre. Ainsi Marguerite Lemoyne se plaint-elle de nouveau auprès de son fils Nicolas Clément Quesnel, dans une lettre du 3 mars 1758, lui reprochant d’avoir manqué de répondre aux quatre précédentes. La mère, jalouse, n’attend que quelques jours pour reprendre le fil de ses récriminations dans une lettre datée du 7 mars :
je suis fort surprinsse que vous me marques que votre metresse vous a fait des duretés je nensuis pas La cause je vous diray que je nay eü au cunne afaire avec quelle ny ennuie ou [de rien] : j’ai esté fachée contre de vous parce que vous aves récrit avotre métresse sant merécrire Ce La ma fait beaucoup de peinne il me semble que je vous suis plux quelle dant vos Lettre vous me parles aucunnement de votre peres Cela ne me fait pas plaisir et meme quand vous merécrirer je vous prie de ne pas oublier votre pereFootnote 104.
Les formules syntaxiques « je vous diray » et « vous me parles » incorporent des formes de communication orale, registre qui a pour effet de marquer le mécontentement de l’épistolière. Sa colère est telle que, le même jour, elle envoie une seconde lettre à son fils, sur le même mode. Une fois de plus cependant, il faut noter que ces échanges, pour acrimonieux qu’ils soient, ne sont pas confinés à la sphère familiale. La lettre se termine en effet par une mention sibylline qui, dans un tel contexte, pourrait surprendre : « Tous vos amis vous saluent ; ainsi que l’écrivain Mr. Gaude et sa familleFootnote 105. »
L’imbrication des relations sociales complique encore les choses. Si la mère de Quesnel glisse parfois des billets dans les lettres adressées par son épouse au canonnier Jean Varin, ladite épouse use de la même technique. Ainsi, le 7 février 1758, elle finit par écrire au malheureux Nicolas Clément Quesnel, insérant un billet dans une lettre de sa fiancée Marianne. Comme à l’accoutumée, ce dernier se retrouve sous le feu de la critique en raison de son manque d’assiduité épistolaire : « Monsieur je vous prie davoir labonté de me faire scavoir sy mon mari qui est jean Varin est En bonne Santé je Suis bien Surprise que Vous nen parler pas dans la lettre que Vous avez Envoyée aVostre mere. » Trois semaines plus tard, ayant enfin reçu une lettre de son mari, la femme de Varin évoque l’angoisse engendrée par le silence de Quesnel. Ce passage mérite d’être cité de façon extensive, pour exposer à quel point la compréhension entre correspondants repose sur un socle de connaissances partagées :
je vous assure quily a quinze jours que je suis bien dans linsquietude depuis que quesnel a Ecrit a sa mere quily avoit trente hommes de malade abord de la galathée veu quil ne parloit point de vous et que je luy avois Envoyé une lettre dans la Vostre que jay Envoyée a brest parce que Sa mere vouloit luy Ecrire et quelle navoit pas Son adresse et il feroit réponse aprochant Sur ce qu’elle luy marquoit je le scavois parce que Cetoit moy qui avoit Ecrit sa lettre mais C’est que Sa maitresse luy avoit Ecrit aprochant la mesme chose parce quelle me ladit depuis et voyant que vous ecriver toujours pour luy je comptois quil feroit la mesme chose pour vous je vous assure que sy je lavois tenu pour lors je je lui aurois dit mon sentiment cela na pourtant pas Empesché que je nay fait ses Complimens a sa mère Elle te salue ainsy que sa maitresse je luy ay Envoyé un billet dans la lettre de sa maitresse a rochefort ou je le prie de me donner de vos nouvelles […] mais vous lui dirés quil ne me fasse pas de reponse puisque jay eu de vos nouvellesFootnote 106.
Pour le lecteur contemporain, la structure grammaticale de la phrase est source de confusion : la nature des liens entre les protagonistes et la succession chronologique des lettres disparaissent sous un déferlement de subordonnées et de pronoms. Une lettre comme celle-ci contient relativement peu d’informations exogènes, par comparaison avec l’espace occupé par le métadiscours dans la mécanique de communication. Ces lettres sont pourtant riches d’informations sociales. Ici, on apprend que ce sont les époux Varin qui écrivent en fait les lettres signées et échangées par la mère de Quesnel et son fils, la réciproque n’étant pas vraieFootnote 107. Saluer de multiples personnes à la fin d’une lettre, écrire plusieurs lettres au même correspondant ou se tourner vers des intermédiaires, tout cela fait partie d’une stratégie identique. Davantage qu’une coordination, il s’agit d’une sorte d’intelligence collective, structurée par le voisinage, le métier et l’expérience partagée de la guerre. La solidarité, indispensable pour maximiser les chances d’obtenir l’information désirée, se matérialise dans l’envoi de multiples lettres, comme autant de bouteilles à la mer. Ce phénomène explique que l’on retrouve les mêmes noms d’une lettre à l’autre. Ces pratiques épistolaires illustrent l’« encastrement » des relations sociales dans ces groupes, constituées, pour reprendre le vocabulaire de Mark Granovetter, tant par des liens forts que par des liens faiblesFootnote 108. Pour le sociologue, les liens sociaux interpersonnels sont définis par la durée, l’intensité de l’émotion, l’intimité et la confiance mutuelle, et les faveurs réciproques. Pour simplifier, les liens forts recoupent la sphère familiale et amicale, alors que les liens faibles connectent de simples connaissances. Ces derniers sont particulièrement importants en ce qu’ils sont plus nombreux et forment des « ponts locaux » entre les individus d’un réseau. Dans le processus de transmission de l’information, les liens faibles, cette multitude de passerelles plus courtes, sont plus efficaces que les liens forts : une idée, une information ou un objet vont atteindre d’autant plus de gens qu’ils circulent par des liens faibles.
Les familles de marins et de prisonniers combinent ainsi constamment l’utilisation de liens forts et faibles afin d’essayer de maintenir la communication avec leurs proches. Les correspondants savent très bien distinguer entre les différentes catégories de personnes à qui ils écrivent. Nombre d’épistoliers et d’épistolières préfèrent un échange plus direct, tout en se pliant à la règle générale de l’écriture collective ou communautaire, comme le fait sa sœur avec Nicolas Godefroy, pilotin rouennais :
je suis persuadée que vous vous informerez de moy par les lettres demon frere mais il mest plus precieux de recevoir vos nouvelles quand vous avez un moment de temps a sacrifier attendü que je suis toujours en etat de repondre aux personnes qui sinforme devousFootnote 109.
La mère de Jean le Bourgeois, qui ne reçoit de nouvelles de lui qu’indirectement, euphémise dans une lettre de mars 1758 son désir d’établir, au moins une fois, une conversation non médiatisée avec son fils : « En meme temps aussix je voudrois bien Scavoir Si vous avez besoin de quelque chose de ne parnier [n’épargner] Rien et si vous Este En besoin deme le fer Scavoir par une lettre de votre main cela me rendroit contenteFootnote 110. » Elle ignore alors que son fils, malade, a été débarqué sur l’Île d’Aix depuis un moisFootnote 111. Les rares tentatives d’utiliser des codes pour protéger le secret de la correspondance confirment la pertinence d’une lecture sociale de la communication par lettres. Ainsi en est-il de cette missive, en date du 25 mars 1758, écrite depuis Le Havre par Delacroix père à son fils Pierre François, pilotin :
Je vois que vous aves Du meccontemmen Dunne personne que vous aves nemenommes point jecroy Le Connoistre Cepandt vous me Lenommeres en me disan son non a Revers. Cest adire que vous metres La derniere Lestre Lapremiere haincy des autres ou sy vous aves du Lait Doux pouris Lecrire avec que seullement [par nous] et je trouveré le moyen de Le Lire.
Apparaissent ici différentes techniques de codage, comme l’emploi de l’anadrome (nom écrit à l’envers) et l’usage d’une encre sympathique à base de lait avarié. Si l’on est loin de la subtilité déployée par les diplomates ou les espions avec leurs cryptogrammes et alphabets constitués de chiffres et de symboles, la présence de tels procédés dans des lettres émanant de milieux plus populaires est significativeFootnote 112. Le développement de ces « technologies d’écriture épistolaires secrètes » à l’époque moderne serait, d’après James Daybell, le signe que la notion de « privé » commence à émergerFootnote 113. Il convient toutefois d’insister sur la rareté de ces pratiques d’écriture parmi nos correspondants.
Paradigme de l’absence et continuité épistolaire
Dans la situation de séparation forcée causée par la guerre, écrire des lettres est une question d’urgence, quand l’acte d’écriture ne répond pas seulement à des motivations fonctionnelles, comme la demande d’argent. Voilà pourquoi une lecture superficielle pourrait indiquer que les lettres ne disent rien d’intéressant. Pourtant, l’information communiquée, dans sa banalité même, s’avère vitale : « je ne voy rien de nouveau à vous informe dycy et ne vous inquietee pas de nousFootnote 114 » ; « il n’ya rien de nouveau a vous comme muniquez qu’un nouvo Recteur que nous avons a presant votre tante se porte bien et vou fait bien ses complimensFootnote 115. » Ces lettres mettent avant tout en relation : c’est leur « fonction de connexion » qui importeFootnote 116.
Ainsi, d’après Gary Schneider, « lancer un échange épistolaire et assurer sa continuité [est] peut-être le ‘thème majeur’ de la communication épistolaireFootnote 117 ». L’incertitude reste, dans le même temps, constitutive de ce medium en raison de l’écart temporel entre le moment de l’écriture et celui de la lecture, et de la séparation spatiale entre les correspondants. Conventions épistolaires et stratégies rhétoriques sont donc utilisées tout au long de la période moderne pour assurer la continuité de la communication. La datation des missives et l’inscription de marqueurs géographiques quant au lieu d’écriture permettent au destinataire de déterminer le temps qu’il a fallu à une lettre pour arriver. En temps de guerre, préserver un lien avec un bateau ou une prison étrangère constitue le défi ultime. Nombre de correspondants sont moins désireux de lire la lettre elle-même que de faire le simple constat de son existence matérielle, attestant que leur interlocuteur était encore en vie au moment de l’écriture. Ceci explique aussi qu’une part importante du contenu de la lettre appartienne au registre phatique et porte sur le mode de communication lui-même, comme l’illustre parfaitement la lettre d’Anne Le Cerf à son mari, le sous-officier Jean Baptiste Topsent : « c’est avec un vray sentiment de joie que je repond a vautre en date du 10 du courant. […] Quand a la réponse que vous mavez Demande par Votre Derniere, Je Vous Lay faitte et Vous devez avoir reçeu ma Lettre, ou Elle a Esté arrettée quelque partFootnote 118. »
Ce que l’on pourrait nommer le paradigme de l’absence fournit une clef de lecture de ces documents. L’absence est à la fois une constante de la communication épistolaire et une expérience partagée par tous les membres du groupe étudié. La distanciation physique et temporelle est source d’anxiété chez les correspondants, qu’accentue encore toute interruption. De nombreuses lettres sont, nous l’avons vu, l’occasion de se plaindre du manque de nouvelles. Le champ sémantique de l’inquiétude est l’un des plus fréquemment mobilisé, comme dans la lettre de la femme de Nicolas Diguet, un quartier-maître havrais, qui lui écrit, le 25 mars 1758 : « je sui en atandant de vos cheres nouvelles pour savoir si vous ete bien retabli je ne seré point tranquille que je n’en recoive. »
L’intermittence des nouvelles et des rumeurs, dans un milieu social relativement fermé, sont aussi sources de malentendus, qui peuvent dégénérer en crises conjugales. Anne Fontaine écrit par exemple à son mari Duval, matelot de Saint-Malo, le 4 mars 1758 :
Mon tres cher epou je suis for surprise et enpainne desavoir dou vien votre yndiferances de neglige de me donne de vos cher nouvelle que jaspire plus que toutte chause du monde je nê pances pas mon cher maitre attire votre disgraces ama bandonne jusque a ce poin la cepandan que lon ma dite que vous ettie bien encolerre contre moy.
Dans cette lettre, Anne adopte la forme de la supplique, présentant son mari comme son « maître », qui peut seul décider, par « indifférences » ou « colère », de « disgracier » sa femme. Elle utilise aussi une stratégie rhétorique de présentation de soi « typiquement féminine », se dépeignant comme une épouse dévouée et soumiseFootnote 119. Surtout, le caractère semi-public de cette correspondance aggrave la « painne [peine] » de l’épistolière, qui apprend par autrui l’irritation de son mari. À la différence de l’écrit, la communication en face-à-face permet de dissiper les incompréhensions en quelques secondes ; il faut des semaines, parfois des mois, pour raccommoder une relation abîmée. La communication épistolaire est encore source, presque par essence, de suspicion en raison des retards inévitables et des silences, volontaires ou nonFootnote 120. Le fait que certaines lettres circulent et que d’autres n’arrivent pas, au vu et au su de tous, ne va pas sans jalousieFootnote 121. Ces tensions induites par la séparation culminent quand l’absence de nouvelles, combinée à la frustration créée par la comparaison avec autrui, conduit à une prise de parole spontanée. Certains auteurs déchargent ainsi leur colère sur leurs correspondants, avant de chercher désespérément à s’excuser ou à modifier ce qu’ils ont pu écrire dans le feu de l’action. Il s’agit alors, dans une tentative de ne pas « perdre la face », d’opérer un « travail de réparation », pour reprendre les catégories d’analyse de la sociologie d’Erving GoffmanFootnote 122. L’incertitude quant à la localisation de la Galatée ne fait qu’ajouter à ces affres. Sans adresse où envoyer la lettre, le lien familial se voit rompu. « Je suis encore plus en peine de vous, Mon cher fils, que vous ne pouvez estre Denous », répond ainsi Pierre Butel à son matelot de fils André, poursuivant : « vous netes pas Le Seul qui vous plaigniez de ne pas recevoir de nouvelles cest un mal general Vous ecriveze de breste et nous dici et ni les uns ni les autres ne recevons point de Lettre »Footnote 123.
Tandis que les adresses des familles ne changent point, les marins, eux, se déplacent constamment. Barbe Yvon écrit ainsi à son mari François Foulon, matelot granvillais : « je ecrist a brest a lorient a bordeaux dant toute les androis ou je sus que tu deves aller […] tu nes pas dehord de mamemoire jamais tu nans partira tans que je vivre puisque Dieu nous a mins ansamble. » Aucune de ces lettres ne parvient au mari, qui ne cesse d’agonir sa femme de reproches et souhaite que « [s]on voiage dureres vingt tans »Footnote 124. Or les familles ne disposent pas d’informations précises sur le trajet du bateau. Quand la femme du matelot Jean Villard lui écrit le 27 avril 1758 de Bordeaux, elle ignore que son bateau a été capturé depuis près d’un mois. Elle adresse la lettre à Brest, ville qu’il a de surcroît quittée depuis trois mois : « vous me marqué que vous aller partir sans savoir landroit doù vous dever aller. » Les familles des marins n’apprennent qu’après le départ ou l’arrivée que le bateau a fait escale dans tel ou tel port, et restent aux aguets pour avoir confirmation de la suite de son parcours. On attend donc des marins qu’ils envoient des nouvelles au plus vite pour ne pas rompre la chaîne de la communication. Nombre de lettres révèlent cette asymétrie des échanges. Louise Rozo écrit par exemple à son mari, le matelot Silvestre Lefranc, depuis Vannes :
nous avon ete bien chagrine de ce que vous nous avé point éçritte plutot car en verité nous ne sçavion que pancé de vous et je ne pouvait point vous écrire veux que je ne sçavoit point ou vous étier Cest en quoy je vous pris de nous échrire nainporte a quel port que vous soyé – Cela nous fera une Consolation inexplicable. je vous dirais ausi que jay éçritte deux Lestre a breste et point reçeu Reponce je ne sçait Si vous Les avé ReçueFootnote 125.
Marie Tubeuf écrit dans les mêmes termes à son frère Pierre Bellenger, matelot havrais, se plaignant de son « silence » depuis que le bateau a touché RochefortFootnote 126. L’incertitude concernant la destination finale du bateau ne fait qu’alimenter la rumeur au sein des communautés portuaires. Le bateau s’est-il rendu en Angleterre transporter des soldatsFootnote 127 ? Va-t-il partir pour la Nouvelle-France ? Marie fait ainsi part de ses états d’âme successifs à mesure que lui parviennent des informations contradictoires sur la destination de son frère :
jai apris que vous nirier pas a louisbourt jen suis charmee parce que je pense que vous ne courer pas dans de risque en fesant la navigation que vous faite […]je viens mon cher amy de recevoir vottre lettre en finisant la mienne je suis charméede vous scavoir en bonne santé mais je suis bien mortifiée daprendre que vous aler en course voila la seule chose que japrehendais tres fort […] je souhaite pourtantque lont ne vous envoiye pas en lont cour puisque vottre navire ne vaut rien je souhaiterais bien si lont demandait mon avis que [l’ont] vous laisa faire vottre navigation ordinaireFootnote 128
Si Marie semble calculer et comparer les risques de ces différents types de navigation – à bord d’une frégate, d’un corsaire ou d’un navire de commerce –, le fait est qu’en temps de guerre, tenter la traversée de l’Atlantique reste éminemment dangereux. Il faut d’abord franchir le blocus anglais de la côte atlantique française. Ensuite, ce sont entre quatre et six semaines de traversée jusqu’à Terre-Neuve qui attendent les marins, s’ils échappent aux flottes britanniques. Enfin, passé Terre-Neuve, l’approche du golfe et la remontée du fleuve Saint-Laurent peuvent prendre entre trois à six semaines. Ces eaux mal cartographiées et déjà traîtresses sont encore plus dangereuses en temps de guerre, quand pullulent les corsaires ennemisFootnote 129.
On comprend mieux l’angoisse qui s’exprime chez ces correspondants, et leur soulagement lorsqu’ils apprennent que la frégate ne va pas tenter le grand voyage vers le Canada. Louisbourg est ainsi évoqué dans 17 de nos lettres. Le père de Pierre François Delacroix, pilotin, écrit à son fils depuis Le Havre, le 3 mars 1758 : « jepens que vous alles abordeaux et dela a lorient cequy mefait plesir plustost que daller a Louibourg »Footnote 130. Les Caraïbes sont une autre destination qui revient souvent dans ces lettres, ce qui n’est guère étonnant, dans la mesure où le commerce vers cette destination est en pleine expansion depuis les années 1730. Or ce voyage est tout aussi dangereux que celui vers le Canada – et est perçu comme tel – en raison des risques connus d’être capturés par des corsaires et de la réputation qu’ont ces îles d’être des mouroirs pour les EuropéensFootnote 131. Depuis Rouen, sa sœur, veuve Crevel, écrit au pilotin Nicolas Godefroy, le 4 février 1758 : « ce qui me ferai plus de peinne est sy vous partez pour les illes. » En théorie, l’itinéraire du bateau est tenu secret par son capitaine, et c’est seulement le 7 mars 1758 que celui-ci reçoit ses instructions définitives, lui demandant de se rendre en Amérique du Nord. En pratique cependant, on voit bien ici l’impossibilité pour l’administration de la Royale d’empêcher cette nouvelle de circuler. Ces lettres, et les espoirs qu’elles charrient, reflètent aussi à quel point la population est informée de la situation périlleuse de l’armée française au Canada et de l’état des forces navales en présence dans l’Atlantique.
Ces échanges épistolaires montrent plus largement le rôle de la communication infra-étatique dans l’information des populations, sur la guerre ou les affaires économiques. À la fin d’une lettre écrite par un négociant rouennais à son fils Antoine Heroult, jeune pilotin, le frère de ce dernier ajoute : « Il n’y a rien de nouveau icy et tant qu’a present nous sommes réduits aux Nouvelles de GazetteFootnote 132. » Pour cette famille, les correspondances familiales jouent un rôle fondamental dans la collecte d’informations, dont on sait toute l’importance pour le commerce international : pouvoir vendre avant ses concurrents, quand on apprend l’effondrement à venir du marché, permet d’éviter la ruineFootnote 133. Tandis que le bateau informe les populations restées à terre des événements du large, comme des mouvements de la flotte ennemie, les familles font de même dans l’autre direction. Ces lettres mentionnent ainsi la crise de ports dont l’économie dépend en grande partie du commerce et du trafic maritime : « les nouvelle du pay sont bien petite que le cidre est a bon marché mais la bourse n’est pas forte je vous diray que dans dieppe il nia aucun armemant pour la courseFootnote 134 ». Pêle-mêle, ces courriers évoquent le prix du fromage au marché, l’impossibilité d’affréter des bateaux marchands, la levée de marins par la Royale ou la nouvelle de la déclaration de guerre de l’Espagne à l’AngleterreFootnote 135. Les familles écrivent également aux marins pour s’enquérir du destin d’individus spécifiques. Depuis Fécamp, Jean Du Long écrit ainsi à son frère Guillaume, le 5 mars 1758 : « mr tournier me charge de vous prier de vous informer du nomme Louis Lacour matelot du quartier de fecamp qui ettet sur le Dragon qui a Desarme a Rochefort demander sil a ette congedie ou sil est mort et men donner des nouvelles sur le champ ». Cette quête d’informations personnelles ne doit pas étonner : c’est seulement au début du xixe siècle que les États annoncent de façon systématique aux familles le décès des marins et soldatsFootnote 136. Quand bien même l’annonce officielle finit souvent par arriver au foyer, il est plus rapide pour les familles de s’informer auprès de leurs voisins, amis et parentèle plus ou moins éloignée.
Les femmes et l’amour en guerre
Les lettres de femmes constituent des variations sur une structure relativement stable. Malgré la diversité sociale des autrices, les mêmes thèmes se retrouvent dans ces 51 lettres, qu’elles émanent d’épouses et de fiancées (32), de mères (8) ou de sœurs (8). Toutefois, ces correspondances ne reflètent guère l’épanchement d’une sentimentalité qui marquerait l’émergence d’un moi ou d’une affectivité modelée par les manuels d’écriture ou le roman. Il semble plus judicieux d’approcher ces documents comme une manière de saisir des dispositifs sociaux qui formalisent des émotions, comme l’amour ou la peur de la mort, et des croyances.
Presque toutes les épistolières requièrent ainsi d’être informées sur l’état de santé de leurs correspondants. Ces demandes n’ont rien de rhétorique : le taux de mortalité à bord d’un bateau traversant l’Atlantique est élevé (jusqu’à 17 %), et l’hygiène insuffisante – la malnutrition, le scorbut, la pneumonie ou la typhoïde peuvent décimer un équipage, malgré la présence de chirurgiens à bordFootnote 137. Après un long voyage, les défenses immunitaires affaiblies accroissent encore le risque d’épidémies, qui font souvent rage dans les ports d’arrivée. La Galatée séjourne justement à Brest, en janvier 1758, alors que le typhus déferle sur la ville depuis novembre 1757. Au terme de cette terrible épidémie, en mars 1758, ce sont plus de 3 000 personnes qui sont mortes à l’hôpital, et entre 5 000 et 7 000 civils dans les faubourgs et villages environnantsFootnote 138. Au total, sans doute 12 000 personnes contractent la maladie pendant ces quelques mois. Comme souvent à l’époque moderne, le principal vecteur de diffusion des épidémies se trouve être les troupes armées ou navales. Convoyant des réfugiés d’Acadie vers la France, l’escadre commandée par Du Bois de La Motte rapporte aussi de Louisbourg des soldats et des matelots malades vers l’Europe. Il est de fait probable que la maladie ait déjà commencé à se propager sur le littoral atlantique français dès le printemps 1757Footnote 139. Quoi qu’il en soit, les deux seuls hôpitaux dont dispose la ville de Brest se trouvent rapidement débordésFootnote 140.
Ce que les médecins appellent alors « la fièvre putride » ou « la maladie de Brest » est bien connu de l’entourage des marins de la Galatée. Mettre ces lettres en séquence permet de voir comment les familles prennent peu à peu conscience de la gravité de la situation. Ainsi l’épouse de Jean Varin, canonnier, lui écrit-elle depuis Le Havre, le 28 janvier 1758, dans une lettre où, comme souvent, le délai dans la transmission des nouvelles nourrit l’imagination :
je suis surprise que vous me marquier que la maladie est plus serieuse abrest que je ne pensé je la pense asser serieuse pour me donner bien de linquiestude vous dever estre prevenu que cest asser que vous estes dans lendroit pour que cela me fasse bien de la peine je voudrois que vous fussier déjà party de la.
Le 27 février, ayant reçu indirectement des informations sur la situation à bord, elle prend à nouveau la plume : « ily a quinze jours que je suis bien dans linsquietude depuis que quesnel a lecrit a sa mere quil y avait moult hommes de malade abord de la galasté. » Les nouvelles se propagent donc dans la population suivant un circuit déjà évoqué. Après avoir appris elle aussi l’hospitalisation de son époux Henry Artur, matelot, puis son départ pour Rochefort, Françoise Hamelin lui écrit le 4 mars, depuis le village de Bernières, dans l’arrière-pays de Fécamp. Elle ne sait pas encore qu’il a été débarqué sur l’Île d’Aix le 10 février pour raisons de santé. Chaque fois que la Galatée touche un port atlantique, nombre de marins restent à quai en raison de la maladieFootnote 141. Certains meurent d’ailleurs à terreFootnote 142. Ces correspondances permettent aussi d’évaluer la propagation de la maladie dans l’équipage, de semaine en semaine, y compris après le départ de Brest. L’épouse de Pierre Emmanuel Delamare, aide-calfat, lui écrit en ces termes depuis Le Havre, en date du 20 février 1758 :
jai apreins Mon chere mary quil lui avoit douze homme en la fregates malade de lamaladie de brest jai biens peur Mon chere mary pourvous Entendu que Su mal La Se gangné je vous prie denevouslesser ma manquer deriens pour conServer Vôtre Santé mon cheres mary qu’il mes cher quetous Les biens du monde entendu quejenai que Vous apenser tous les jours et que je prie Dieu pour vôtre conserva Conservation mon cheremary.
Courant mars, Knosa de Rocherole, officier du roi, apprend à sa mère que le bateau, en partance pour Bordeaux avant de se rendre à Louisbourg, a fait relâche à l’Île d’Aix, avec trente hommes malades à son bordFootnote 143. Cet épisode, aussi dramatique soit-il, montre à quel point la mort en mer est un horizon toujours possible, en temps de paix comme en temps de guerre. En moyenne, les marins meurent entre 40 et 45 ans, soit 15 à 20 ans avant leurs femmes, ce qui explique la forte proportion de veuves dans ce milieu. La nouvelle qu’un bateau est arrivé à bon port, même après un court voyage, est toujours accueillie avec soulagement. Sans même prendre en compte les morts dues à la guerre, 30 % des marins meurent en mer de maladies, par noyade ou par accident à bord du bateauFootnote 144. Les accidents dus à des tempêtes ou au brouillard sont en effet fréquents, à une époque où les phares restent rares. La mère de Julien Hequet évoque par exemple le danger du naufrage dans une lugubre lettre à son fils, écrite de Granville le 1er mars 1758 :
vous scaviez bien que je suis sensible et accidens qui pourait vous arrivez pensez dont au naufrage vous vous etes exposé priez bien le bondieu et vous tenez toujours asa presence mettez vous sous la protection de la sainte vierge et de votre bon ange gardien priez lait de ne point vous abandonner.
La mort en mer, qui abandonne les corps sans sépulture et condamne les âmes, est particulièrement crainte par les familles des marins. Quand les hommes sont au large, il revient aux femmes de maintenir la connexion avec le divin. Celles-ci, particulièrement ciblées par la Contre-Réforme, jouent le rôle de « médiatrices culturelles » vis-à-vis de leurs marisFootnote 145. Au sein de notre corpus, les lettres qui expriment la croyance la plus fervente émanent de femmes. Dans les deux missives qu’elle envoie à son mari Jean Baptiste Topsent, Anne Le Cerf décrit ainsi avec soin les prières d’intercession destinées à ce que son époux revienne à bon port :
dans l’Esperance que Vous auries Vôtre Congé, mais nous ne pouvons Rien à CeLa Ny Les Uns Ny Les autres, Il faut Laisser Letout a la Divine providence Du Seigneur, J’implore toujours Son Bien heureux Secours pour Vous garantir Dans toutes Ses traversées CEst notre meilleur Protecteur, Vous priant De prendre Vospeine En Patience, Comme Je Le fais de mon Costé. […] Je vous ai recommandé a La Bonne notre Dame la Delivrance Et notre Dame de grace, Et St leonard, Et St adrien [joignez] Vos prieres affin Quelle puisse Estre ExaucéFootnote 146.
De nombreuses lettres sont aussi émaillées de références à la protection des saints patrons et au culte marial, qui sont particulièrement ancrés dans ces communautésFootnote 147. C’est par exemple le cas de la femme du matelot Henry Artur, qui lui écrit le 30 janvier :
je vous prie davoir toujours biens soint de vous priyer le Seigneur quil vous conserve dans votre voyage Et ayez toujours bien confiance a la St vierge quelle vous preserve de danger pour alegard de moy de mon coté je vais toujours prier dieu tous les quinze pour vousFootnote 148.
Face à la crainte de perdre leurs maris, fils ou frères, on comprend mieux l’emploi par la plupart des épistolières d’un registre fataliste. Jeanne, la sœur de Laurent Sonnier, matelot originaire de Vannes embarqué à bord de la Galatée depuis le 29 janvier 1757, lui écrit ainsi de Locmariaquer, le 5 mars 1758, pour confirmer la mort de leur mère et lui annoncer celle de leur père. Loin de s’épancher, Jeanne préfère recourir, avec pudeur, à une vérité éternelle, variante d’une formule employée par les notaires dans les préambules de testament depuis le xve siècleFootnote 149 : « je vous prie mon cher frere de ne point vous chagrainer / parce que La mort nous Est Sertaine. »
Dans une lettre à son « très cher epous » Jean Garnier, « officier de marine », écrite de Saint-Vincent (un faubourg de Saint-Malo) et datée du 18 février 1758, Quenette Cherost exprime son amour dans une langue où la croyance en la clémence divine se mêle au désir d’être physiquement réunis :
Et fidel Epous vous Save que apres dieu vous Ette Seul de qui mon coeur desirre de voir tous Les jour vous Ette persuade de mon amitie et que votre appsance mes bien facheuse mais Revenon a la misericorde de dieu offron Luis nos priere tous ensemble Et il nous fera la grace de nous entrevoir tous EnSante.
Comment les historiennes et les historiens peuvent-ils traiter des professions d’amour ? Ne sont-elles que stratégies rhétoriques et littéraires ou bien reflètent-elles d’authentiques sentiments ? Peut-on appliquer aux lettres d’amour la grille sociale adoptée jusqu’à présent dans cet article ? Doit-on voir ces échanges comme la manifestation d’un développement de l’amour conjugal ou d’un resserrement de l’affectivité sur le couple, comme on l’a parfois écrit à propos du xviiie siècle ? Ce ne sont pas des femmes de marins énamourées et désespérées qui s’expriment ici, mais des correspondantes qui relaient les attentes affectives des communautés familiales et locales. Comme l’a montré Julie Hardwick à propos de Lyon, les voisins, les maîtres et collègues, les amis, et pas seulement les familles, participent constamment à la régulation des relations entre jeunes urbains. Le groupe tend à policer la sexualité prémaritale en veillant que l’intimité des couples se déploie dans l’espace public sous la surveillance supposément bienveillante de tous et toutesFootnote 150. Les lettres des femmes de marins à leurs compagnons occupent elles aussi un statut intermédiaire entre les sphères privée et publique en ce qu’elles combinent la transmission de nouvelles intéressant la communauté et le partage d’émotions intimes. Ainsi de cette lettre signée de son père au matelot Jean le Bourgeois, mais écrite par « la marie », sa fiancée, qui se clôt par une phrase tout en retenue, sans doute parce qu’elle sait que plusieurs la liront : « Jean Le Bourgeois peut Estre persuade que Celle dont il a memoire lassure de Sest plus Soummis Respect et aspire Son hureux retour ainsix que toux Ceux qui Sont avec EuxFootnote 151. »
La rhétorique utilisée pour exprimer les sentiments dans ces lettres ne se conforme pas, ou pas seulement, à un modèle rigide, bien qu’elle respecte certaines conventions épistolaires. Le passage au tutoiement vient par exemple marquer un subtil changement de ton, comme dans cette lettre de la femme du maître calfat Jean Baptiste Emmanuel Gilbert : « je vous prie de ne leser partiaucune au Casion sans me donner de vonouvelle ces lagrace que je te demandeFootnote 152. » Dans une autre missive de Marguerite Tarade à son mari Jean Villard, matelot bordelais, on perçoit encore les états d’âme de l’épouse. Tout en justifiant son propre silence, celle-ci commence par lui reprocher de n’avoir pas écrit : « Je suis Bien Surprise mon Cher epeoux Depuis que que vous etes arive abrest De navoir reseu auqunne De vas nouvelle moy qui nan espere pour pouvoir vous en donner De mienne atandu que je ne Saves pas Dadrese pour pouvoir vous écrire. » La remontrance se poursuit par le rappel de la promesse rompue par Jean, qui confirme sa duplicité : « et que vous Deves vous Rapeller que vous me promites que Sitot que vous Series a brest vous me le feries Savoir e me marqueries ou je poures les adreser je voy Bien que vos idèe netet pas vos parolle atandu que vous me Disies Dunne fason evous pansies De l’autre. » Pourtant, consciente sans doute du caractère définitif des mots jetés sur le papier, Marguerite ne souhaite pas conclure la lettre avec acrimonie. Le passage au tutoiement laisse alors deviner une tentative de réconciliation :
non nostan votre aindiférence jaure toujour la meme amitie pour vous […] je croy que vous naure pas Le ceour Sy Deur [cœur si dur] que De me refuser votre emaible Reponse […]adieu mon Cher amit Dieu te garde et te fase la Grace De faire un Bon voyage ne neglige pas mon Cher amit De me faire reponse Sitot La presante Reseue car je Suis Bien ainquieteFootnote 153
Comme le note Marie-Claire Grassi, dans les lettres entre époux, le vouvoiement sert aux reproches, quand le tutoiement est l’apanage de « l’effusion des sentiments »Footnote 154. Dans ce passage habile de l’un à l’autre, les correspondants font varier les registres affectifs. Dans les dernières phrases de la lettre de Marguerite, la répétition du vocable de l’amitié est une autre façon d’exprimer l’amour. Parmi le millier de lettres d’hommes et de femmes de la noblesse normande consultées par M. C. Grassi, le terme est presque toujours utilisé par les femmes pour exprimer « un sentiment amoureux intense et partagé », et n’apparaît que rarement dans son corpusFootnote 155. Il semble bien plus fréquent dans les lettres des femmes de marins.
L’amour et l’affection s’expriment aussi par le truchement d’une coprésence entre l’auteur et le destinataireFootnote 156. Pour décrire des actions non verbales, comme déjà mentionné, les lettres mélangent souvent oral et écritFootnote 157. Marie Jeanne Françoise Dubosc, l’épouse de Louis Joseph Chambrelan, premier lieutenant de la Galatée, écrit par exemple dans le dernier espace restant : « Je passeres fort bien la nuit a te crire je ne trou veres point la plasse de la sinner [signer] ta fidelle pour la vie ta famme chambrelan bonsoir mon cher amy il est minnuit je pansse qui les tans demere poserFootnote 158. » Ces marqueurs temporels, comme griffonnés à la hâte, illustrent à la fois « la durée nécessaire à l’écriture » et le désir de repousser le « dénouement inéluctable de la séparation » et de la clôtureFootnote 159. Marie mourra un an plus tard, de cause inconnueFootnote 160.
Le langage des émotions permet aussi de rapprocher les deux partis, en pensée sinon en acte. Les correspondants expriment ainsi leur « plaisir » et leur « bonheur » de recevoir une lettre, utilisant « le lieu commun de la lettre curative »Footnote 161. La référence à des parties du corps a la même fonction, comme chez l’épouse Droumard, qui écrit à son mari : « mon cher marite je me faite le plesir de finir la lettre ant tanbrassant de tous mon coeur je reste avec une amitiez possible ta fidelle fame a tous jamaisFootnote 162. » La femme de Jean Baptiste Emmanuel Gilbert, maître calfat, recourt elle aussi à cette « conjonction métaphorique du corps et de la lettreFootnote 163 » : « je finis en vous embracant de tout mon coeur je suis et seray toute mavie vostre fidelle famme lagibert je tanbrace de tout mon coeur ne pouvant le faire de boucheFootnote 164 ». Anne Le Cerf envoie à son « cher mari », le sous-officier Jean Baptiste Topsent, une lettre qui se clôt par ce qui apparaît comme une expression cryptique mais redondante : « je fini par cest mots a vous ecrire en vous envoyant du tres profond de mon coeur et je demeure avec tout les affections et l’amitiée possible votre chère épouse et amie pour la vie la marque Footnote 165 ». S’il s’agissait d’autres correspondants, non mariés par exemple, ces derniers termes pourraient renvoyer à un mode de chiffrage pour parler d’amourFootnote 166. Mais rien de tel ici. L’expression signale simplement que Jeanne ne sait pas signer sa lettre, qui a certainement été écrite par un ou une intermédiaireFootnote 167. De fait, une autre missive adressée à son époux, le 22 mars 1758, provient d’une plume différente de la précédente. Ceci n’empêche pas l’affleurement de sentiments qui trouvent à s’exprimer pudiquement. Des désirs charnels percent même dans une lettre qu’écrit encore la même autrice au même destinataire, signant cette fois de son surnom :
Mr Et maDame Mahieu Vous Embrasse Et moy qui suis Dans Le Dernier des Ennuis De Vous Posseder, Et En espirant Cet heureux Cardeure Je Vous Sui Et Seroy toutte ma Viye avec Lamitié La plus profonde tout a VousMon chermaryVotre Et obeissante femme NanetteFootnote 168
Affirmer son désir d’entendre ou de voir la personne aimée correspond à ce que G. Schneider appelle « les tropes de la présence dans l’absenceFootnote 169 ». En jurant fidélité éternelle, les femmes des marins et des prisonniers cherchent à combler les effets d’une longue séparation, comme Gillette Garnier, qui écrit à son époux « Jan » de Saint-Brieuc, le 5 mars 1758 : « quel est la peine que deux coeurs bien unis ensemble recent [ressentent] dune si Longue apsence. » Décrire à l’autre sa propre absence est l’un des archétypes du discours amoureux, analysé par Roland Barthes : « [L]’autre est absent comme référent et présent comme allocutaire. De cette distorsion singulière naît une sorte de présent insoutenableFootnote 170. » Cette souffrance met à l’épreuve et fortifie l’amour de l’autre. C’est ainsi qu’il faut comprendre les tentatives de réduire la distance spatiale et temporelle séparant mari et femme, toujours sous la plume de Gillette :
Lennuy et limpatiance ou je suis de ne pouvoir pas jouir de vostre aimable presence Car je puis Vous assurer que Les jours me dure des mois entieres et les mois que je met au nombres des annes croyant que tous ces nombre et espaces de temps deuvoient mestre fain a mes ennuisFootnote 171.
Si la lettre incarne, par sa seule existence, attention et amourFootnote 172, les couples recourent à des « pratiques émotionnelles » variéesFootnote 173. Apprenant que son mari Henry Artur va partir pour l’Amérique, sa femme exprime son chagrin en semblant l’implorer de solliciter ses dons, comme pour compenser son éloignement : « voyant que vous allez vous ecarter si loin de moy Je suis biens Surprins que vous ne me mandez point Si vous avez besoins de cheminse ou de harde ou biens des Soulier Je vous prie de me le mandé Et je vous ennenvoiréFootnote 174. » Ainsi l’affection familiale peut-elle être rappelée et raffermie par l’envoi d’objets, de vêtements, de mouchoirs, de chaussures ou de bonnets, dont la modicité témoigne de la modestie des patrimoinesFootnote 175.
Quoi de plus personnel et intime qu’une lettre écrite par une femme à son mari ? Cet article a proposé, a contrario, d’appréhender les correspondances familiales comme source d’histoire sociale. Cette perspective tend à remettre en cause un certain nombre d’antinomies inadéquates pour penser les sociétés d’Ancien Régime. L’alphabétisation ou la literacy n’apparaissent pas comme des critères nécessaires pour participer à la culture épistolaire. Dans ces échanges, la distinction entre cultures orale et écrite est souvent brouillée, de même que la séparation entre sphères publique et privée. Les lettres de la Galatée ne peuvent être lues par les historiennes et les historiens qu’en raison d’un destin tragique qui les fit atterrir dans des archives d’État. Leur caractère « public », nous l’avons vu, va cependant au-delà de ces questions de classements archivistiques.
Ces couples d’oppositions sont particulièrement problématiques pour aborder des sociétés maritimes caractérisées à la fois par une forte intégration communautaire et par l’expérience de l’absence des hommes, en temps de paix comme en temps de guerre. Les familles des marins parviennent à contourner les barrières érigées à la circulation des nouvelles par la guerre et la censure étatique. En recourant à leurs cousins, voisins ou connaissances, les proches des marins mettent en place des réseaux très efficaces, grâce auxquels circulent, dans les deux sens, des informations entre villes côtières et navires au large. Si cet article s’est focalisé sur des missives écrites aux marins, les rares collections conservées de lettres de marins manifestent des pratiques épistolaires similaires. Dans ces lettres écrites depuis les bateaux, on retrouve la mention de destinataires multiples, les salutations à la parentèle et aux voisins, l’usage de scribes ou l’anxiété chez les marins laissés sans nouvelles et comparant jalousement leur sort à ceux de leurs collèguesFootnote 176.
Au-delà de leur contenu, ces lettres ont pour fonction d’assurer leur destinataire que l’auteur est toujours en vie. De plus, chacun a conscience du caractère aléatoire de leur circulation, ce qui explique sans doute leur apparente sécheresse ou économie, du moins pour le lecteur contemporain. On comprend aussi la relative rareté des détails « intimes », si l’on entend par là des informations « strictement personnelles », dans des documents voués à circuler largement au sein de réseaux sociaux aux contours lâches et plus larges que la seule familleFootnote 177. Sans nier l’affectivité exprimée par de nombreuses lettres, cet article n’a pas voulu analyser ces émotions – peur, colère ou amour – en termes de construction du soi ou comme reflet d’une transformation des modèles littéraires d’expression des sentiments qui s’opère au xviiie siècleFootnote 178. Optant pour un prisme social, l’analyse a montré combien les communautés liées par les lettres de la Galatée sont construites à la fois par un contexte spécifique, celui de l’absence des hommes, en temps de paix comme en temps de guerre, et des formes matérielles d’expression tout à fait singulières. Si le silence d’un correspondant suscite l’angoisse en raison du risque de disparition en mer, cette peur est aussi entretenue par les modes collectifs de transmission de l’information, qui se réverbère d’une lettre à l’autre.
S’agissant de ces communautés, l’utilité même du concept de « privé » doit donc être soulevée, une question qui se pose plus largement pour les historiens et les historiennes de l’époque moderne. Que nous dit le passage du voussoiement au tutoiement dans une lettre dont on sait qu’elle sera lue par de multiples lecteurs ? L’équivalence entre famille et sphère privée n’est guère convaincante, non seulement parce qu’elle repose sur un emploi « curieusement ahistorique » de catégories du xixe siècle exportées vers les siècles antérieurs, mais aussi parce qu’elle confine les femmes au monde domestiqueFootnote 179. Or les femmes jouent un rôle pivot dans la résilience de ces sociabilités communautaires, dont les lettres sont le ciment. L’historiographie des femmes en temps de guerre a légitimement souligné que ces périodes sont des moments de mise à l’épreuve. Disparitions temporaires ou permanentes, blessures de guerre et violences sexuelles, misère et traumatismes sont un lot communFootnote 180. Mais ces lettres aux populations navigantes confirment aussi combien ces femmes ne restent pas passives face aux événements. Si ces documents, par leur caractère fragmentaire, soulèvent des problèmes méthodologiques depuis longtemps pointés par l’histoire des femmes – ne serait-ce que la difficulté à identifier les femmes dans les sources –, ils sont d’une grande richesseFootnote 181. Les lettres que ces femmes adressent à leurs maris, fils ou frères ne sont pas que des gages d’amour ; ce sont aussi des transactions économiques qui montrent la variété des rôles qu’elles occupent en temps de guerre comme en temps de paix, tels que d’assurer la gestion du patrimoine familial ou la négociation avec les créditeursFootnote 182. Ces femmes ne se contentent pas d’échanger par voie épistolaire. Elles mènent aussi des actions auprès d’autres instances pour s’informer du destin des membres de l’équipage. Les femmes et mères de marins interagissent avec les administrateurs de la marine pour se voir verser la solde de leurs maris et fils quand ceux-ci sont en mer, obtenir leur libération s’ils sont faits prisonniers et faciliter leurs velléités de résistance face au recrutement dans la Marine royaleFootnote 183. Loin d’être à l’écart de l’histoire des États ou de l’histoire de la guerre, les femmes, y compris issues de milieux populaires, en sont bien des actrices incontournables.