Les océans sont notre gigantesque laboratoire de création d’un nouvel ordre mondialFootnote 1.
En 1970, Elisabeth Mann Borgese, spécialiste de la gestion des ressources, des politiques environnementales et du droit maritime, organisait la première conférence internationale sur le droit de la mer et aidait les Nations Unies à élaborer la Convention sur le droit de la mer (CNUDM), objet de négociations depuis 1956. Finalement promulgué en 1982, ce nouveau cadre international délimitait des zones économiques exclusives (ZEE) jusqu’à 200 milles marins des côtes, placées sous la juridiction nationale des États côtiers, qui obtenaient ainsi le droit exclusif d’exploitation des ressources concernées. En étendant l’autorité nationale sur le territoire maritime au-delà du seul littoral en haute mer, ce nouveau régime du droit international cherchait à réglementer l’extraction, la conservation et la gestion des ressources halieutiques et marines à la fois en tant que communs mondiaux et produits nationaux. Ce processus a été reconnu comme un tournant dans la définition juridique et historique de l’espace maritime, puisqu’il modifiait radicalement une situation dans laquelle la plupart des océans étaient accessibles à tous et n’appartenaient à aucun ÉtatFootnote 2.
Pendant la guerre froide, la « planète bleue » – nouvelle conception du monde née de sa photographie prise depuis l’espace – fit face à un niveau d’extraction des ressources marines sans précédent. Cette ruée vers les richesses des océans s’expliquait par la source essentielle de protéines qu’elles représentaient dans la lutte contre la famine et pour la garantie de la survie de l’espèce humaine. Ces pratiques intensives allaient cependant de pair avec les craintes d’une surexploitation, décrites notamment en 1968 par Garrett James Hardin dans sa théorie mettant en avant la « tragédie des communs »Footnote 3. Ces inquiétudes faisaient aussi écho aux avertissements concernant les limites de la planète et aux appels pour une gouvernance environnementale globale, exposés notamment dans le rapport « Les limites à la croissance », publié en 1972 par le Club de Rome, dont E. Mann Borgese fut pendant longtemps la seule femme membreFootnote 4. Cette dernière compte donc parmi celles et ceux qui plaidèrent, avec Arvid Pardo (le représentant permanent de Malte à l’assemblée générale des Nations Unies de 1964 à 1971), pour que les océans soient reconnus comme « patrimoine commun de l’humanitéFootnote 5 ». Néanmoins, depuis les années 1980 et 1990, la théorie de G. J. Hardin a été remplacée par un nouveau paradigme selon lequel les communs peuvent être gouvernés de manière durable, une position notamment défendue par la lauréate du prix Nobel d’économie de 2009, Elinor OstromFootnote 6.
Ce changement de paradigme à la fois juridique, économique et théorique soulève de nombreuses questions au sujet des chronologies et de la périodisation du xxe siècle, et beaucoup d’encre a coulé pour rendre compte, qualifier et diviser en périodes ce que nous considérons aujourd’hui comme l’histoire contemporaine. Certains évoquent un court xxe siècle qui découlerait d’un long xixe siècle – deux expressions empruntées à Eric J. HobsbawmFootnote 7. Plus récemment, des historiens et historiennes de l’environnement ont qualifié les premières heures de la guerre froide de « grande accélération », en raison de l’immense extraction économique et technocratique des ressources alors pratiquéeFootnote 8, tandis que la période postérieure aux années 1970, avec ses mouvements sociaux et environnementaux, devenait l’ère de l’écologieFootnote 9. D’autres ont encore considéré la fin de la Seconde Guerre mondiale, le début de la guerre froide et le commencement de la décolonisation comme le tournant le plus important du xxe siècle. Dans cet article, je propose d’explorer un arc narratif alternatif soutenu par une perspective océanique. En ce qu’elle a transformé la souveraineté des États et modifié profondément leurs territoires, la territorialisation de l’océan a constitué l’un des points d’inflexion déterminants du xxe siècle. En termes d’échelle, il s’agit de la réorganisation cartographique la plus vaste ayant marqué le xxe siècle. Dans cet article, une étude de la globalisation de l’industrie japonaise du thon au xxe siècle servira d’illustration emblématique de cette transition et nous aidera à comprendre pourquoi et comment ce processus a évolué.
Le concept de « territorialité » de Charles S. Maier est un outil précieux pour appréhender l’appropriation des océans au xxe siècle. Conçu il y a deux décennies environ afin de donner forme à ce que l’historien appelait des « récits alternatifs pour l’époque contemporaine », il propose une nouvelle périodisation du xxe siècle. Pour C. S. Maier, un « âge de la territorialité » commença en 1860 avec la formation de l’État-nation et s’acheva autour de 1970, alors que la globalisation déstabilisait progressivement à la fois ces États et les notions d’espace qui les sous-tendaientFootnote 10. Je soutiendrais cependant l’idée que dans une perspective maritime, cet âge ne prit pas fin au même moment, les années 1970 marquant au contraire le début d’une nouvelle phase de territorialisation des océans par l’entremise de tentatives nationales, internationales et infranationales d’utiliser, d’exploiter et de préserver les communs océaniques. Un nouveau type de territoire maritime se rapportant à des zones de pêche exclusives (ZPE) – qui s’étendaient, en règle générale, à 200 milles marins au large des côtes et des îles – fut introduit durant les années 1960 et 1970, et fit l’objet de débats au cours des sessions de la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer tout au long des années 1970. Codifiées et promulguées en 1982, les ZEE correspondaient à la fusion de ce concept avec celui de « mer patrimoniale » mis en avant au cours des mêmes décennies par les États en voie de développement et de décolonisation alors qu’ils proclamaient le contrôle de leurs ressources naturellesFootnote 11. Avec l’instauration de ces zones, qui accrurent considérablement les territoires nationaux, les États côtiers en particulier regagnèrent un pouvoir politique et économique remarquable. Cette nouvelle phase d’expansion territoriale était verticale autant, sinon plus, qu’horizontale. Bien avant le milieu du xxe siècle,la haute mer, comme l’espace intersidéral, se trouvait déjà au cœur des imaginaires territoriaux et des tentatives d’affirmation nationaleFootnote 12.
Ma réflexion s’inscrit dans le sillage du « tournant océanique »Footnote 13. Ce courant s’écarte de ce qu’englobe en règle générale l’histoire maritime – à savoir l’océan envisagé comme un espace horizontal sur lequel se déplacent des gens ou des marchandises, ou caractérisé par sa connectivité – et regarde l’océan comme un espace ayant sa propre histoire, notamment au regard de sa verticalitéFootnote 14. Pour un grand nombre des acteurs historiques impliqués dans les pêcheries, la verticalité revêt ainsi une importance considérable. Tout au long du xxe siècle, les pêcheurs, les scientifiques spécialistes des ressources halieutiques et les océanographes ont appris à mieux connaître les profondeurs océanes, qu’il s’agisse des secrets des bancs de poissons ou de leurs déplacements selon les courants. Cela se traduisit par de nouvelles techniques halieutiques, avec des évolutions technologiques touchant aussi bien le matériel de pêche que les bateaux. Comme nous le verrons, divers acteurs à travers et au-delà de l’empire japonais jouèrent un grand rôle dans la transformation des pratiques de pêche à l’échelle planétaire. Historiens et historiennes se mirent également à regarder de plus en plus sous la surface, accordant une agentivité aux espèces marines ou aux différentes forces de la nature et faisant le lien entre l’évolution des écologies océaniques et la gestion environnementale ou les politiques publiquesFootnote 15. Cette approche demande enfin de ne pas se limiter aux seuls sous-domaines que constituent les recherches consacrées à l’Atlantique, à l’océan Indien ou au Pacifique. Sujit Sivasundaram, Alison Bashford et David Armitage, par exemple, ont proposé de rassembler les différents océans sous le concept d’« océan mondial », ce qui implique d’appréhender ces eaux comme des communs mondiaux d’un point de vue transrégionalFootnote 16.
L’extension du territoire des États au-delà des côtes entraîna une ruée vers les océans, et cette nouvelle « souveraineté volumétrique », selon l’expression désormais consacrée, se développa en parallèle d’autres imaginaires « extra-terrestres » – vers l’espace extra-atmosphérique ou les profondeurs de la terre. Les régimes de pêche jouèrent un rôle essentiel dans ce processus – tout comme, bien évidemment, les régimes écologiques des poissons eux-mêmes. Les pêcheries ont toutefois toujours eu à voir avec bien plus que les seuls poissons. Elles font partie intégrante des tentatives d’agrandir le volume océanique sur lequel s’exerce la souveraineté étatique, de territorialiser la mer afin d’exploiter ses ressources, et, comme le montre l’exemple des pêcheries de thon japonaises, tant leur surface que leur profondeur correspondent à des enjeux géopolitiques. Pourtant, alors même que la compétition pour l’accès au poisson conduisait à la création de nouveaux systèmes de gestion des pêcheries et à l’élaboration d’un cadre juridique rénové du droit de la mer, ces régimes se voyaient déstabilisés et remodelés par les poissons eux-mêmes, chassés de leur habitat par les pêcheurs, et par l’évolution de leurs milieux de vie, qui ne se soucient guère des frontières et de géopolitique. D’une certaine manière, la territorialisation de la mer fut à la fois déterminée et sapée par les régimes écologiques.
En analysant comment l’industrie thonière japonaise s’est développée à l’échelle mondiale, j’adopterai également un point de vue trans-impérial. Jusqu’à maintenant, l’historiographie a eu tendance à considérer le thon comme un bien national ou comme une marchandise qui circule entre États-nations, voire à l’intérieur d’un empire. Une approche trans-impériale permet d’évoquer la concurrence, la coopération et les liaisons entre empires pris dans leur enchevêtrement. Plutôt que d’isoler la concurrence ou la coopération dans l’analyse, il s’agit de mettre en lumière la manière dont chacune se renforce l’une l’autre et de voir comment les liaisons s’établissent au milieu de ces tensions. En d’autres termes, je ne cherche pas ici à valoriser les liaisons et mettre en évidence les coopérations impériales à tout prix, mais, à partir d’un point de vue trans-impérial, à ouvrir de nouvelles échelles d’analyse qui prennent à la fois en compte la construction et la rupture des liens entre empiresFootnote 17. Il importe également de souligner que les intrications trans-impériales ne prirent pas fin en 1945. Leur héritage pesa lourdement dans les processus de décolonisation qui suivirent et provoquèrent une réorganisation cartographique du monde : les histoires trans-impériales ont en effet transcendé l’ère des empires pour influencer l’établissement d’un nouvel ordre mondial et d’une nouvelle souveraineté océanique.
L’océan fut trans-impérial de plus d’une façon. Sur le plan juridique, la haute mer, où se pêche le thon, ne relevait, et ne relève toujours pas, de la souveraineté étatique. La première partie de cet article sera consacrée au bassin Indo-Pacifique en tant que « zone sensible » trans-impériale du début du xxe siècle, située entre les empires japonais, britannique, néerlandais, français et américain. Nous utiliserons en particulier le prisme de la pêche au thon pour retracer la manière dont les gouvernements impériaux, les spécialistes des pêcheries et les pêcheurs – en tant que travailleurs migrants pour ces derniers – participèrent à une intensification du partage impérial de la territorialité océanique. Les « intermédiaires » trans-impériaux – qu’il s’agisse de migrants humains ou d’espèces migratoires à l’instar du thon – agissaient en effet par-delà les frontières et créaient un horizon océanique ouvert et dépendant de conditions écologiques fluctuantes. La connaissance des océans s’avéra essentielle à l’extraction de leurs ressources : ces savoirs pratiques allèrent de pair avec une compétition entre empires pour l’exploitation des ressources maritimes et influencèrent la territorialisation et la gestion océanique. À ce jeu, l’empire japonais surclassait toutes les autres puissances actives dans la région. Cependant, les intrications trans-impériales n’étaient pas déterminantes qu’en matière d’espace ; elles avaient également une dimension temporelle. En particulier, les hiérarchies établies de connaissances contribuèrent au maintien des pêcheries de thon japonaises à grande échelle après le déchirement de la Seconde Guerre mondiale, pendant la guerre froide et jusqu’à la fin du xxe siècle. La seconde partie de l’article s’intéressera donc au rôle des projets d’aide internationaux organisés par les associations de pêcherie japonaises qui élargirent leur champ d’action au-delà des confins du Pacifique à mesure que la décolonisation transformait cet espace anciennement trans-impérial en un assemblage d’États-nations au sein duquel chacun revendiquait ses propres territoires et souverainetés océaniques.
La souveraineté volumétrique dans un contexte trans-impérial
Au printemps 1961, l’océanographe physicien Michitaka Uda cite John F. Kennedy dans son journal intime :
Les océans procurent également une abondance de ressources nutritionnelles. Ils constituent déjà une source primordiale de protéines. Ils peuvent fournir plusieurs fois l’approvisionnement alimentaire actuel, à condition d’apprendre à collecter et à gérer avec prudence ce garde-manger auto-régénérant. Pour répondre aux vastes besoins d’une population grandissante, les richesses de la mer doivent être rendues plus accessibles.
« D’accord, poursuivait M. Uda, mais le Japon fait cela depuis longtemps déjà »Footnote 18. Cette entrée de journal intime est importante pour trois raisons. Tout d’abord, la citation elle-même renvoie au discours malthusien de la période de guerre froide et à la crainte que la nourriture (et en particulier les protéines) ne vienne à manquer faute de mesures pour sécuriser ces ressources. Ensuite, la source de la citation, une lettre au Sénat des États-Unis pour accroître l’effort national en matière d’océanographie, souligne le rôle crucial des connaissances : il ne s’agit ainsi pas simplement de cartographier l’océan depuis un bureau du gouvernement, mais de savoir comment l’administrer et l’utiliser d’une manière qui n’est pas sans rappeler un certain « nationalisme des ressources naturelles » que nous rencontrerons de nouveau plus loin. Enfin, la remarque de M. Uda selon laquelle le Japon avait depuis longtemps instauré des mesures semblables montre non seulement un esprit de compétition entre les deux États dans leur gestion des ressources océaniques, mais donne également à voir les héritages et prolongements impériaux entre les pêcheries d’avant et d’après 1945. Si les pêcheries japonaises atteignirent l’apogée de leur déploiement et de leur suprématie à l’échelle de la planète dans les années 1960, elles jouaient déjà un rôle important dans l’économie de l’empire avant 1945.
À bien des égards, la trajectoire personnelle d’Uda incarne ces continuités. Il commença sa carrière sous l’empire japonais et devint une figure des études océaniques à l’échelle internationale durant la guerre froide. Il était notamment membre de différentes agences et commissions des Nations Unies, dont l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et l’Organisation maritime internationale (OMI). Dans les années 1960, M. Uda acquit une renommée au-delà des seuls cercles des études océaniques lorsqu’il découvrit le contre-courant subtropical. Il jouissait toutefois déjà, depuis l’entre-deux-guerres, d’un prestige international parmi les ichtyologuesFootnote 19. Au cours de sa longue carrière, il fut par conséquent l’un des acteurs clefs de la création de l’économie politique et du régime de connaissances spécifiques qui sous-tendirent les performances et l’hégémonie mondiale des pêcheries de thon japonaises durant les années 1930 et jusqu’au début des années 1940, puis de nouveau entre les années 1950 et les années 1980. La mobilisation de différentes formes d’expertise relatives au milieu marin – la connaissance du milieu, des techniques de pêche (tant artisanales qu’innovantes) et, plus important encore, une fine compréhension des poissons (de leurs trajets migratoires et des courants qu’ils empruntaient) – fut essentielle à une telle réussiteFootnote 20.
Pour comprendre l’héritage impérial et ses conséquences sur la territorialisation des océans à partir des années 1950, nous devons remonter à la première moitié du xxe siècle. L’établissement des pêcheries de thon japonaises durant ces années s’inscrivait dans la course impériale aux ressources océaniques. Ce processus était une composante primordiale de ce que William M. Tsutsui a nommé « l’empire pélagique » : l’expansion impériale prenait forme non seulement horizontalement par le biais d’entreprises militaires, mais également verticalement grâce aux pêcheriesFootnote 21. Le poisson était depuis longtemps capturé le long des côtes japonaises, mais les pêcheries pélagiques ne se développèrent qu’à la fin du xxe siècle. Ce déploiement au large fut rendu possible par l’apparition de bateaux de pêche capables de naviguer en toute sécurité en haute mer, mais aussi par la croissance du marché des produits marins. La conjoncture du marché et les zones de pêche ainsi que la logistique et les technologies de pêche étaient différentes selon les espèces de thon. La pêche au thon rouge et au thon blanc devint lucrative à partir des années 1930, le thon blanc étant notamment utilisé dans les conserves destinées à l’exportation. Dès le début du xxe siècle, le thon rose était déjà consommé et préparé selon des procédés qui visaient les marchés mêmes de l’empire, principalement sous la forme de copeaux de thon rosé, ou katsuo bushi, utilisés pour aromatiser soupes et autres platsFootnote 22.
L’importance prise quelques décennies plus tard par le thon rose apparaît dans un journal de propagande italien de 1941 qui surnommait le katsuo le « poisson de la victoire [japonaise] », symbole de l’expansion et de la réussite impérialesFootnote 23. Si sushis et sashimis ne devinrent un marché international primordial que durant la guerre froideFootnote 24, de gigantesques quantités de thon en conserve étaient déjà exportées vers les États-Unis après la Grande Dépression et vers une poignée de pays européens dans les années d’entre-deux-guerres. Rien d’étonnant dès lors à ce que la compétition entre empires au sujet de la pêche et de la mise en conserve du thon soit devenue un facteur déterminant pendant la guerre du Pacifique dans les années 1940, au point que cette rivalité fut renommée la « guerre du thon » tant par ses contemporains que par les historiensFootnote 25. Dans les années qui précédèrent ce conflit, les eaux entourant Singapour et les Philippines étaient devenues des zones de pêche essentielles pour l’empire japonais, et les pêcheurs japonais dominaient le marché du poisson à SingapourFootnote 26.
C’est alors que le Japon se révéla la plus grande puissance de pêche au monde. Tant ses alliés que ses ennemis s’accordaient à dire que cette suprématie reposait sur des connaissances et une technologie supérieures en matière de capture, de traitement et de logistique. Le gouvernement à Tokyo encouragea l’expansion systématique de l’industrie de la pêche à travers tout l’empire. La production de connaissances, la revendication d’autorité dans ce domaine et la monopolisation de certaines expertises environnementales ainsi que les savoirs techniques ou encore les « techniques du corpsFootnote 27 » requises pour manœuvrer le matériel de pêche jouèrent un rôle fondamental dans cette domination. Afin d’améliorer les techniques de pêche tout en préservant les stocks halieutiques, le gouvernement japonais créa des instituts de recherche dédiés à la gestion des ressources maritimes de ses espaces océaniques. Outre le financement de nombreux instituts dans les îles du pays, il investit également, avec le soutien des gouvernements coloniaux, dans la recherche à grande échelle à travers tout l’empire. Celle-ci fut dirigée par la Station expérimentale des pêches, créée à Séoul en 1921 et dotée de onze antennes : une située à Taïwan, trois en Mandchourie, six sur l’île Sakhaline et dans le Kamchatka, et une sur les îles de la MicronésieFootnote 28.
L’affirmation du Japon comme le plus grand empire de pêcherie au monde n’alla pas sans tensions. La Chine, la Russie, l’Australie, la Norvège, la Grande-Bretagne et les États-Unis ne cessèrent de se plaindre de la domination de l’industrie de pêche japonaise. En 1934, le Japon détenait le quasi-monopole du marché en Asie du Sud-Est et avait établi la pêche au thon tant dans le Pacifique Sud que dans l’Océan Indien. Les migrants japonais étaient également très présents dans les pêcheries de thon californiennes, où ils jouèrent un rôle essentiel dans le développement industriel de cette pêche au large de ses côtes méridionales.
Différentes raisons poussaient les travailleurs des pêcheries à traverser les océans. Si la recherche sur la migration transpacifique n’a pas accordé un rôle moteur aux facteurs environnementaux, dès le tournant du xxe siècle, le gouvernement japonais avait pris conscience de la transformation écologique des eaux littorales liée aux déprédations de l’industrie de la pêche. Dans le cadre des politiques de modernisation instaurées à la fin du xixe siècle, l’État avait en effet abandonné les réglementations alors en vigueur dans les pêcheries. Combinée à un niveau d’extraction des ressources marines jamais atteint jusqu’alors, cette absence de réglementation provoqua le déclin massif des stocks halieutiques des eaux côtières. L’État décida alors d’étendre ses pêcheries au large, en haute mer. Des mesures juridiques furent adoptées pour encourager les pêcheurs à se lancer dans la pêche pélagique, notamment la loi de promotion de la pêche en eaux lointaines de 1897, qui subventionnait l’amélioration technique des bateaux et des équipements de pêche pour de telles opérations.
Cette loi est emblématique des approches antagoniques de la gestion des pêcheries avant 1945, partagée d’une part entre la conscience des limites des ressources maritimes et, d’autre part, le lancement de programmes de prospection et d’exploitation intensive de nouvelles zones de pêche dans tout le Pacifique et au-delà. Les acteurs impliqués dans les pêcheries japonaises oscillaient ainsi entre deux positions. D’un côté, la connaissance liée à la conservation et fondée sur les réglementations sociales et les expériences des pêcheurs faisait autorité au regard de l’ancienne épistémologie politique du shogunat Tokugawa (1603-1868). De l’autre, un nouvel ordre hégémonique des connaissances s’imposait à travers la science halieutique occidentale, alors incarnée par Thomas Henry Huxley, qui proclama fièrement l’inépuisabilité de la plupart des pêcheries de haute mer lors de l’exposition de pêcheries de 1883 à LondresFootnote 29. Rien d’étonnant dès lors à ce que les contributions du Japon à cette même exposition aient été dénigrées par les autres participants, qui les décrivaient comme « orientales » et non scientifiques, et se soient vues regroupées sous le pavillon chinoisFootnote 30. Cependant, une nouvelle génération de scientifiques japonais s’employa à rattraper son retard sur la science occidentale dite moderne. Un changement d’attitudes fut manifeste dès 1898 lors d’un événement similaire organisé à Bergen : dans leurs commentaires sur la participation du Japon, les experts allemands prirent au sérieux une brochure en langue anglaise rédigée par le biologiste marin Kamakichi Kishinoue, estimant qu’elle procurait des informations scientifiquement viables et utilesFootnote 31. Étudier la pêche japonaise ne relevait plus de la simple contemplation d’une collection d’objets exotiques, mais consistait bien à assimiler des faits scientifiques présentés d’une manière compréhensible à une audience de spécialistes européens et états-uniens.
K. Kishinoue lui-même fut l’un des acteurs clefs de ces évolutions. Après des études de zoologie à l’université impériale de Tokyo aux alentours de 1900, il révolutionna la recherche sur les thonidés dans le champ de la biologie marine à l’échelle mondiale. Reconnu comme un spécialiste par ses contemporainsFootnote 32, il développa une expertise qui fut primordiale dans le renouvellement et l’amélioration des méthodes de pêche au thon durant les premières décennies du xxe siècle. Afin de suivre les bancs de poissons dans les océans, les pêcheurs japonais devaient être capables de comprendre les schémas migratoires du thon et les facteurs environnementaux tels que les courants qui influent sur leurs déplacements. C’est alors que l’on découvre qu’un grand nombre de thons quitte les zones de frai des eaux méridionales australiennes pour se rendre, via le courant de Kuroshio, vers les îles taïwanaises et japonaises, puis vers les eaux au large de la côte ouest états-unienne. Leurs habitudes migratoires varient en fonction des changements environnementaux, tels que les fluctuations du courant de Kuroshio ou les changements climatiques liés à l’oscillation australe des vents d’El Niño, connu sous le nom de phénomène ENSOFootnote 33.
Afin d’améliorer les méthodes et l’équipement et d’ouvrir de nouvelles zones de pêche au thon, des scientifiques comme K. Kishinoue se consacrèrent à l’étude des poissons migrateurs au sein d’instituts et sur des bateaux de pêche dans l’empire japonais et au-delà pour former l’avant-garde de cette recherche sur les thons dans les années 1910 et 1920Footnote 34. Ils travaillèrent en collaboration avec des océanographes physiciens comme M. Uda, qui étudia également le courant de Kuroshio, ainsi qu’avec des pêcheurs pour expérimenter en mer de nouvelles techniques de pêche. Les résultats de leurs travaux combinaient ainsi des techniques de pêcherie locales éprouvées et de nouveaux éclairages scientifiquesFootnote 35. Outre l’optimisation des techniques et des équipements dédiés à la capture des poissons-appâts pour la pêche du thon rose à la canne, les palangres constituèrent le développement le plus révolutionnaire, puisqu’elles permettaient pour la première fois aux pêcheurs de capturer des espèces de thons migrant le long des courants chauds à une profondeur de 200 à 300 mètres, comme le thon rouge ou le thon obèse. Ainsi que le donne à voir leur collaboration avec les pêcheurs, les bureaucrates et les experts en pêche n’étaient pas les seuls acteurs impliqués dans ce processus. Au cours de cette période, les pêcheurs migrants, acteurs trans-impériaux qui quadrillaient le Pacifique et se déplaçaient tant à l’intérieur qu’au-delà de l’empire japonais jouèrent un rôle crucial dans l’invention et le perfectionnement de techniques de pêcherie, permettant dès lors de surmonter le problème constitué par l’effondrement de zones de pêche locales ou côtières, et d’en découvrir et exploiter de nouvelles.
Toujours dans le but d’améliorer l’équipement et les techniques de capture du thon dans le Pacifique Sud, l’Océan Indien et les eaux au large de l’Afrique du Sud, les experts japonais des différents instituts de recherche présents dans tout l’empire menèrent des enquêtes comparatives portant sur le matériel, les techniques et la recherche en biologie marine de plusieurs autres empiresFootnote 36. Si les activités de pêche pratiquées au large de leurs propres territoires impériaux constituaient le principal objet de ces études, des données sur la Méditerranée et d’autres mers étaient également recueillies et étudiées. Les experts japonais allèrent ainsi jusqu’à explorer le potentiel des ressources des eaux au large de l’Afrique comme futures zones de pêcheFootnote 37. Diverses associations en lien avec les pêcheries ou créées pour « développer » ce que les Japonais appelaient les nanyō, ou « mers du sud » – englobant des parties du Pacifique Sud et de l’Océan Indien –, rassemblaient des données et publiaient des ouvrages sur cette industrie à l’étranger. Outre des enquêtes statistiquesFootnote 38, ces publications compilaient des séries d’articles de revues sur la pêche et le développement économique ainsi que des brochures d’information d’associations fournissant des subventions aux travailleurs migrants des pêcheriesFootnote 39. Ces projets impliquaient non seulement des bureaucrates d’État et des scientifiques spécialistes de la pêche, mais également des pêcheurs migrants, des entreprises privées et des aventuriers désireux de tirer profit de ces nouvelles opportunités à l’étranger. À ce titre, les activités de pêche et de recherche conduites par les Français et les Néerlandais dans le Pacifique Sud présentaient un intérêt particulier.
Les experts japonais menaient des recherches approfondies sur les différentes techniques et zones de pêche de leurs colonies d’outre-mer, aux Philippines et dans les eaux au large de Singapour. Un homme joua un rôle crucial dans l’établissement de pêcheries japonaises à Singapour : Itaro Takayama, un spécialiste envoyé dans la colonie de la Couronne britannique par le ministère de l’Agriculture et du Commerce japonais dans les années 1910. Après avoir identifié les possibilités d’accès à de nouvelles zones de pêche et obtenu facilement les autorisations, il recommanda au gouvernement d’investir localement dans des pêcheries. D’après son enquête, d’autres nations menaient alors des recherches dans ces mêmes eaux : un chalutier britannique de cent tonnes, le Golden Crown, avait ainsi sillonné le détroit de Malacca avec un équipage composé de pêcheurs malais et chinois. I. Takayama estimait cependant que la mission britannique avait été ralentie par une technique de pêche défaillante et de mauvais choix en termes de zones prospectéesFootnote 40. Leurs homologues japonais eurent certainement bien plus de succès dans leur exploration de nouvelles zones et techniques de pêche – en particulier pour le thon. Un conflit entre acteurs privés et gouvernementaux existait néanmoins et, au moment où les bateaux de divers instituts financés par l’État quadrillaient les océans, de très grandes entreprises japonaises de pêcherie investissaient dans leurs propres bateaux de recherche et entraient dans la course à l’ouverture de nouvelles zones de pêcheFootnote 41.
Reconnaissant aux Japonais leur supériorité dans les connaissances environnementales ainsi que dans les techniques et technologies de pêche, les gouvernements coloniaux européens s’inquiétaient de leur présence accrue dans les eaux entourant leurs propres empires. Dans la zone sensible trans-impériale du bassin Indo-Pacifique, les différents empires n’étaient toutefois pas tous engagés à la même hauteur dans l’expérimentation de nouvelles techniques de pêche ou dans le financement d’acteurs privés pour mener à bien ces opérations. La Birmanie britannique ne faisait ainsi pratiquement rien pour concurrencer le système sophistiqué des Japonais, tandis que le gouvernement des Indes néerlandaises, certes plus impliqué, n’atteignait pas le niveau de leurs rivaux nippons. Les Français en Indochine (au moyen d’un bateau de recherche baptisé Lassane) ainsi que quelques chercheurs états-uniens et philippinsFootnote 42 conduisaient des enquêtes sur les pêcheries japonaises en général et, plus particulièrement, sur les pêcheries de thon, précisément en raison de leurs avancées dans le Pacifique Sud et les eaux environnantes au cours des années 1930Footnote 43.
Se tenaient également des événements transpacifiques, où différents experts pouvaient partager leurs connaissances de manière plus ou moins formelle. Les Congrès scientifiques du pan-pacifique, organisés à intervalles réguliers avec pour objectif non seulement d’améliorer les relations entre les nations du Pacifique, mais également de produire des solutions scientifiques aux problèmes communs à l’ensemble de la zone, en sont un parfait exemple. Outre la pêche, ils débattaient de questions telles que l’agriculture, les caractéristiques géologiques et géographiques du Pacifique ou la prévention des tremblements de terre et des raz-de-marée. Lors du troisième congrès à Tokyo en 1926 figuraient parmi les délégués l’ichtyologue états-unien Albert W. C. T. Herre et K. Kishinoue, qui présenta un travail de recherche consacré au thonFootnote 44.
Durant cette période, des connaissances trans-impériales communes virent progressivement le jour concernant les bateaux, les technologies et les zones de pêche. Les États s’appropriaient et tentaient de garder secrètes certaines formes d’expertise tandis qu’ils pratiquaient en parallèle le partage d’autres connaissances dans le cadre d’échanges diplomatiques. K. Kishinoue se rendit ainsi en Californie en 1920 avec un groupe pratiquant « la pêche expérimentale » et promouvant la « Jap-pole method » (la « méthode de la canne japonaise »), nom par lequel cette pêche à la canne fut popularisée après son adoption en Californie. Si cette technique promue par K. Kishinoue en vint donc à faire autorité à l’étranger, l’expert cherchait dans le même temps à obtenir des informations au sujet d’espèces de thon inconnues après s’être rendu compte que les spécimens pêchés lors de la mission étaient différents des sous-populations de thons trouvées au large des côtes méditerranéennes et japonaisesFootnote 45.
La technique de pêche dite de muro-ami, faisant appel à des filets lestés et des plongeurs et utilisée sur les récifs coralliens, constitua une autre forme de connaissance faisant autorité. Bien plus encore que la pêche à la canne, cette méthode exigeait une maîtrise, une expérience et des « techniques du corps » précises qui ne s’acquéraient ni facilement ni rapidement. Employée pour prendre des poissons de petite taille, elle était également essentielle à la provision de poissons-appâts destinés à la pêche au thon à la canne et à la palangre. Principalement utilisée par les pêcheurs d’Itoman, sur l’île d’Okinawa, cette technique joua un rôle moteur dans la réussite des pêcheries japonaises à SingapourFootnote 46. Les stations de pêcheries de Batavia, la capitale des Indes néerlandaises, recrutèrent une équipe japonaise pour faire la démonstration de cette technique aux insulaires en 1933 ; en raison de la difficulté d’acquisition des compétences nécessaires tant en plongée qu’en termes d’artisanat, cette tentative de transfert technologique se solda cependant par un échecFootnote 47.
La réussite à l’échelle planétaire du Japon dans l’industrie de la pêche au thon fut donc le résultat de connaissances environnementales, artisanales et techniques. Durant la première moitié du xxe siècle, la poursuite du thon à travers les océans, l’apprentissage de leurs habitudes migratoires et l’étude des facteurs environnementaux tels que les courants leur permirent de pêcher non seulement dans les eaux côtières, mais également en haute mer. Se mit alors en place une écologie politique propre aux pêcheries, rendue possible dans le cadre de l’Empire japonais, mais également dans le cadre d’un processus de hiérarchisation des connaissances à un niveau trans-impérial.
L’universalisation de la pêche au thon comme forme d'écologie politique singulière faisait partie intégrante du capitalisme trans-impérial. Alors que les empires coopéraient et s’affrontaient simultanément pour l’acquisition des connaissances et des ressources – au rythme des migrations des travailleurs ou des espèces marines – se développaient des « zones de marchandises » aux frontières mouvantes et nécessairement trans-impériales. La production du thon en conserve à Bornéo, qui à l’époque était divisée entre les Britanniques et les Néerlandais, illustre parfaitement ce processus. Les conserveries de l’île produisaient à la fois des copeaux de thon rosé pour le marché japonais et des boîtes de thon blanc à l’huile, principalement pour les marchés trans-impériaux d’Europe et des États-Unis. Borneo Suisan, l’entreprise qui dirigeait les usines, était une filiale de la plus grande entreprise mondiale de produits marins avant 1945, Nippon Suisan K. K., qui contrôlait aussi des filiales dans les colonies japonaises de Taïwan, de Corée et de Mandchourie ainsi qu’en Argentine et aux PhilippinesFootnote 48. Elle renaît de ses cendres à la fin des années 1940 et reste, encore aujourd’hui, l’une des plus importantes entreprises de produits de la mer à l’échelle mondiale sous le nom de Nissui. Pendant les années 1930, la filiale de Bornéo coopéra avec la Harrison Line pour l’exportation de ses conserves. Si cette compagnie maritime britannique majeure reliait Bornéo à l’Europe, elle était également l’un des principaux acteurs faisant plus largement la jonction entre l’Asie du Sud-Est, l’Europe et l’Amérique latine, marché sur lequel se développait encore Nippon SuisanFootnote 49. L’entreprise créa ainsi Nanbei Suisan K. K. en 1932 et obtint un permis de pêche dans la région en 1933 grâce à une association avec la Compaña argentina commercial e industrial de pescheria (CACIP). D’autres joint-ventures (coentreprises) permirent des implantations dans différents pays. Parmi les plus importantes pêcheries de thon, Nanyo Suisan K. K., installée en 1934 à Zamboanga, aux Philippines, développait notamment la pêche au thon rose – l’entreprise japonaise préparait et mettait en conserve les prises de l’entreprise locale Seafood Cooperation. Nanyo Suisan fut cependant saisie par les États-Unis en décembre 1941Footnote 50.
Toutes les puissances impériales en activité dans le bassin Indo-Pacifique comptaient sur la main-d’œuvre migrante d’Okinawa dans leurs pêcheries. Plus généralement, elles dépendaient des travailleurs migrants en provenance du Japon, de Chine et parfois d’Inde pour approvisionner non seulement le marché de poisson frais, mais également l’industrie du thon en conserve destiné à l’exportation. Contrairement à l’Australie, qui adopta en 1901 une loi de restriction de l’immigration à l’encontre des migrants japonais, et aux États-Unis, dont la loi d’immigration Johnson-Reed de 1924 interdit la migration japonaise jusqu’en 1952, la Malaisie britannique et les Indes néerlandaises firent un usage extensif de la main-d’œuvre étrangère bon marché pour l’extraction des ressources et le développement des infrastructuresFootnote 51. Jusqu’en 1941, la branche des pêcheries du conglomérat japonais Mitsubishi proposa non seulement d’utiliser des pêcheurs migrants japonais, mais également des travailleurs chinois pour soutenir l’essor des pêcheries de thon dans le Pacifique SudFootnote 52. Nippon Suisan fit appel à des pêcheurs taïwanais pour constituer les équipages des nouveaux palangriers qui partaient du sud de Taïwan pour pêcher en mer de Chine méridionale et dans l’Océan Indien. La stratégie japonaise consistant à s’appuyer sur des acteurs trans-impériaux pour bénéficier d’une main-d’œuvre bon marché était partagée par les autres puissances impériales, qui se livraient à une concurrence féroce pour l’accès aux ressources marines.
Ce phénomène peut être mis sur le compte de ce qu’Ann Laura Stoler appelle « la politique impériale de la comparaison ». Les empires n’existent ainsi pas isolément, mais se comparent activement les uns aux autres. Alors même qu’ils se vantaient de leurs prétendues singularité et exceptionnalité, dans leurs efforts pan-impériaux pour prévenir les révoltes, ils partageaient les connaissances les plus récentes au sujet de la gouvernance colonialeFootnote 53. Dans le cas des pêcheries, les puissances impériales avaient pour intérêt commun d’exploiter de manière efficace les ressources marines. En parallèle, les rivalités concernant les zones de pêche et les meilleures technologies pour extraire le poisson des océans gagnaient en férocité à mesure que les ressources se raréfiaient.
L’industrialisation des pêcheries japonaises au début du xxe siècle entraîna un net accroissement des possibilités d’exploitation. Face au constat de la diminution des réserves de thon rose des eaux côtières de leur pays, les pêcheurs de thon japonais partirent sur les traces des poissons migrateurs à travers les océans. Ces manœuvres furent enregistrées par les autres puissances impériales. En 1909, un quotidien néerlandais rapporta que les Japonais avaient émis de nouvelles réglementations concernant la pêche en eaux côtières et opéraient de plus en plus dans les eaux russes et coréennes. Selon le Leidsch Dagblad, 8 000 bateaux pêchaient dans les seules eaux coréennes, engendrant un chiffre d’affaires de trois millions de yens par anFootnote 54. L’année suivante, une étude hexagonale consacrée à l’économie impériale du Japon souleva des inquiétudes au sujet des pêcheries nipponnes, dont l’activité semblait décliner du fait de la non-application des réglementations juridiquesFootnote 55.
À l’échelle de l’empire japonais dans son ensemble, les nanyō pouvaient être considérées comme une nouvelle frontière pour les migrants trans-impériaux en quête de zones de pêche au thon – une évolution qui recoupait plus largement les ambitions politiques et militaires d’une expansion vers le sud. En 1939, l’économiste des pêches maritimes Ninagawa Torazō (qui, après 1945, démissionna de sa chaire à l’université impériale de Kyoto pour devenir gouverneur de la préfecture de Kyoto) décrivait les pêcheries et les conserveries de thon du bassin Indo-Pacifique comme le secteur le plus prometteur de la future production de produits de la mer dans un contexte de guerreFootnote 56. Tandis que les limites des zones de pêche se déplaçaient, la course au thon devenait de plus en plus féroce et impliquait tant des personnes immigrées que les habitants des régions concernées. D’autres puissances impériales, entre autres française, néerlandaise et britannique, s’inquiétaient en effet de plus en plus du possible épuisement des ressources en thon et du partage des communs.
À la fin des années 1930, Pierre Chevey, directeur de l’Institut océanographique de l’Indochine française, se plaignit des bateaux japonais écumant les eaux indochinoises et dont les équipements étaient si puissants que les pêcheurs locaux ne pouvaient les concurrencer. Selon lui, la situation requérait de façon urgente une nouvelle réglementation internationale des ressources marines – et notamment la promulgation d’une loi qui étendrait d’au moins 10 milles marins la souveraineté territoriale françaiseFootnote 57. La conservation des ressources marines, en particulier des poissons migrateurs comme le thon, constituait un sujet de débat récurrent des Congrès scientifiques pan-pacifiqueFootnote 58. À la même époque, un journal néerlandais publia un article intitulé « L’économie japonaise pénètre-t-elle aux Indes ? » qui s’interrogeaient sur la pertinence de la « politique de la porte ouverte » des Indes néerlandaises à l’égard des immigrés japonais, soulignant qu’il y avait 700 pêcheurs japonais « rien qu’à Batavia, Padang et MenadoFootnote 59 ». Vers 1939, les autorités britanniques, en particulier à Singapour, commencèrent à restreindre massivement les licences des pêcheurs japonaisFootnote 60. Un autre journal néerlandais, le Leidsch Dagblad, revint, à partir de sources japonaises, sur cette révocation à grande échelle des autorités britanniques :
1 000 pêcheurs japonais sont sans travail à Malacca en raison des mesures prises par les autorités britanniques. L’industrie japonaise de la pêche à Malacca a rapporté cinq millions de yens chaque année rien qu’à Singapour. Les mesures drastiques prises par les autorités britanniques à l’encontre des pêcheurs japonais risquent d’anéantir aujourd’hui cette industrieFootnote 61.
Les bateaux japonais n’ayant pas besoin d’autorisation pour pêcher en haute mer, cela fut la solution proposée par les partisans des pêcheries japonaises, qui considéraient les « mers du sud », les nanyō, comme l’avenir. Ils présentèrent cette solution comme une riposte aux machinations étrangères et une nécessité vitale pour nourrir la population japonaise en temps de guerreFootnote 62.
La même année, Kumatarō Atsumi, qui avait installé une entreprise de pêcherie de thon dans la partie britannique de Bornéo en tant que filiale du conglomérat Mitsubishi, se plaignit avec une véhémence croissante de l’absence d’administration et de restrictions dans la région. Selon lui, les bateaux, qu’ils soient sous pavillon britannique ou japonais, ruinaient les zones de pêche non seulement pour les espèces qu’ils cherchaient effectivement à capturer, mais également pour l’ensemble des poissons présents. Ce dirigeant d’entreprise s’inquiétait aussi que ses travailleurs migrants soient obligés de reprendre inlassablement la route en raison de la dévastation en coursFootnote 63. Ce faisant, il rejoignait la position d’autres économistes japonais de la pêche qui exhortaient leur gouvernement à élaborer un plan plus raisonnable pour l’avenir de leurs pêcheriesFootnote 64. Ces craintes ne se limitaient pas aux experts : les communautés de pêcheurs de thon installées en Micronésie, qui faisait alors partie de l’empire du Japon, semblent avoir partagé des peurs similaires au sujet de la surpêche et de la dévastation de la vie marine nécessitant de se déplacer vers d’autres zones de pêcheFootnote 65.
À l’époque, les questions posées par la surpêche dans la zone des nanyō et par le statut des travailleurs migrants qui y étaient impliqués alimentèrent à la fois une réflexion juridique (au sein de l’empire japonais) et des réactions politiques (parmi les autres puissances impériales). Les travailleurs migrants considéraient qu’une exploitation efficace des ressources marines imposait des types de réglementations et des formes d’administration étatiquesFootnote 66. Cependant, ce ne fut pas l’État japonais qui, finalement, mit en place les réglementations destinées à répondre à cette situation de crise écologique aiguë, mais les empires britanniques, français et néerlandais, qui, pour des raisons politiques, restreignirent les permis de pêche accordés aux bateaux japonais – à la fois par crainte de la concurrence économique et par peur de l’espionnage militaire. Certains allèrent même jusqu’à bannir entièrement de leurs ports les bateaux de pêche japonaisFootnote 67, provoquant ainsi l’inquiétude des migrants en provenance d’Okinawa qui travaillaient pour Borneo Suisan K. K. : ces derniers redoutaient que la possible intensification de l’exploitation du thon par les pêcheries illégales les force à quitter leurs colonies pour trouver de nouvelles zones de pêche. Ces appréhensions les conduisirent notamment à parfois s’aligner sur les positions expansionnistes du gouvernement japonais. Au-delà des préoccupations des pêcheurs éparpillés le long des côtes de l’empire, la question de l’ouverture de nouvelles frontières pour la pêche au thon fut mise au service d’un discours militariste, prônant l’ouverture du Pacifique en tant qu’espace impérial japonais.
Cette idéologie expansionniste promouvait un type particulier de masculinité caractérisée par la force et les compétences physiques. Pour les tenants d’une telle ligne, la lutte pour le thon des pêcheurs japonais devint un puissant topos Footnote 68. Même les travailleurs migrants originaires d’Okinawa, généralement perçue comme une région périphérique à l’intérieur même du Japon, se voyaient glorifiés comme « les fils de la nation de la mer, remplis de courageFootnote 69 ». Si ce topos a souvent été repris par d’autres voix impériales, notamment en Italie, aux États-Unis et en FranceFootnote 70, il semble aussi avoir circulé explicitement parmi les migrants eux-mêmes. En 1927, le Maui Newspaper, publié de 1906 jusqu’aux années 1940 par la communauté japonaise d’Hawaï, sortit un article intitulé « Le récit authentique d’une pêche virile : la pêche au thon rose ». L’hyper-masculinité s’y trouve valorisée dans la description des pêcheurs : « J’avais l’impression que se tenait devant moi la silhouette d’un courageux samouraï de l’ancien tempsFootnote 71. »
La même année, l’ingénieur en chef des chantiers navals Mitsubishi, Uhei Matsumoto, prêta aux pêcheurs de thon un rôle essentiel dans la « colonisation du Pacifique » (taiheiyō no kaitaku). L’emploi du terme kaitaku, qui signifie à la fois « coloniser » et « ouvrir », marque une reprise du vocabulaire employé par les nombreux agents de l’empire qui cherchaient à promouvoir la colonisation de peuplement à l’intérieur et au-delà des frontières du Japon impérial. U. Matsumoto soutint ainsi l’ouverture du Pacifique comme moyen de renforcer l’économie japonaise, le potentiel énorme des pêcheries de thon restant à ses yeux encore largement inexploité. Il considérait que les pêcheurs contribueraient à la défense de la nation dans les eaux du Pacifique – mêlant une fois de plus les imaginaires d’expansion verticale et horizontale. Le « problème du Pacifique », déclarait-il dès les années 1920, « est pour l’État, avant tout, un problème de défense nationale », suggérant même que les bateaux de pêche du thon rose constituaient des patrouilleurs auxiliaires dans la régionFootnote 72.
Cependant, une opposition à cette rhétorique existait également parmi les pêcheurs. En repensant à cette période, K. Atsumi se souvint qu’il ne voulait rien avoir à faire avec cette politique « stupide » de l’empire japonais et proposait plutôt de négocier de nouvelles zones de pêche avec les différents acteurs de la région, notamment les gouvernements britanniques et néerlandaisFootnote 73. Il est facile de comprendre pourquoi. Si avant 1943 il avait tiré profit de sa mobilité trans-impériale, sa capacité à se déplacer au-delà des frontières devint extrêmement limitée après cette date, la marine japonaise ayant confisqué ses bateaux de pêche. Néanmoins, comme nous le verrons, un grand nombre de sujets trans-impériaux, à l’instar de K. Atsumi, eurent un rôle important à jouer lorsqu’il fut question de faire renaître les pêcheries de thon dans le bassin Indo-Pacifique au début des années 1950.
Décoloniser les eaux trans-impériales et nationaliser la souveraineté océanique
Comme le souligne la célèbre déclaration de Harry S. Truman de 1945, la mer, et avec elle les poissons comme source vitale de protéines, représentait désormais un objectif prioritaire. Durant les premières années de la guerre froide, les États-Unis insistaient sur le caractère scientifique de l’optimisation des rendements de la pêche à l’échelle internationaleFootnote 74. Très vite, les « guerres du thon » qui se déclenchèrent entre les États-Unis et plusieurs pays d’Amérique latine se prolongèrent dans le bassin Indo-Pacifique. Bien que le gouvernement américain ait aidé, après la tourmente des années 1940, à rétablir l’industrie des pêcheries japonaises d’avant-guerre, il renforça également sa propre expertise scientifique en matière de pêche durant son occupation du Japon : faute de recherches propres en ce domaine, les pêcheries de thon états-uniennes s’inspirèrent essentiellement des études menées au sein de l’ancien empire japonais. Cette vision impériale se reflétait également dans les ambitions d’expansion volumétrique de l’industrie américaine, qui espérait « conquérir » les eaux entourant les îles Mariannes et transformer d’anciennes possessions japonaises en zones de pêche américaines. Dans le même temps, les pêcheurs de la côte pacifique, tout comme les scientifiques et les législateurs, soulignaient à quel point les ressources halieutiques devaient être préservées, au point d’en faire une question diplomatique et un élément de négociation du traité de paixFootnote 75. En dépit des tentatives des pêcheries états-uniennes pour concurrencer l’industrie japonaise, cette dernière parvint à se rétablir et, dès les années 1950, commença à dominer de nouveau les pêcheries à l’échelle mondiale.
Ces deux puissances de la pêche industrielle du thon n’étaient pas les seules à partager de telles aspirations à un type de souveraineté volumétrique. Au début des années 1980, les Nations Unies cherchèrent à inclure cette dimension à leurs réglementations, ainsi que l’indique l’article 2 de la CNUDM qui vise à établir le « régime juridique de la mer territoriale et de l’espace aérien surjacent, ainsi que du fond de cette mer et de son sous-solFootnote 76 ». Comme en attestent les nombreuses « guerres du thon » et autres conflits sur l’administration des ressources marines migratrices, ces velléités régulatrices posaient néanmoins problème au regard de l’imaginaire et, surtout, de la gouvernance et de la gestion concrète du territoire océanique. Cela apparaît clairement dans le paragraphe de la CNUDM consacré à la gestion du thon, espèce regroupée sous la section « grands migrateurs » :
L’État côtier et les autres États dont les ressortissants se livrent dans la région à la pêche de grands migrateurs figurant sur la liste de l’annexe 1 coopèrent, directement ou par l’intermédiaire des organisations internationales appropriées, afin d’assurer la conservation des espèces en cause et de promouvoir l’exploitation optimale de ces espèces dans l’ensemble de la région, aussi bien dans la zone économique exclusive qu’au-delà de celle-ci. Dans les régions pour lesquelles il n’existe pas d’organisation internationale appropriée, l’État côtier et les autres États dont les ressortissants exploitent ces espèces dans la région coopèrent pour créer une telle organisation et participent à ses travauxFootnote 77.
Les thons se déplacent sur des milliers de kilomètres à travers différentes régions et fuseaux horaires, indifférents aux lignes tracées à la surface des océans par la CNUDM. La revendication des nations à un droit de souveraineté sur les ressources biologiques à moins de 200 milles marins de leurs côtes, comme le prévoit le droit maritime international, devient une question épineuse dans le cas d’espèces migratrices, et donc transfrontalières, comme le thon. Ces poissons traversent les ZEE des différents États-nations, y compris lorsque celles-ci se chevauchent, ainsi que la haute mer où ils deviennent – en principe – accessibles à tous et sont juridiquement définis comme « patrimoine commun de l’humanité » ou, plus récemment, comme « communs mondiaux ».
Si les nouvelles frontières tracées au milieu du xxe siècle ne pouvaient entraver les déplacements des espèces migratrices marines, celles-ci n’ont pour autant pas échappé aux politiques globales, et les régimes techno-politiques de gestion eurent une incidence profonde sur leur nombre. Les poissons, en particulier les familles du thon du Pacifique (Scombridae) et de la morue de l’Atlantique (Gadus morhua), devinrent des vecteurs de la géopolitique états-unienne, symbolisant les idéaux de développement par la modernisation et la technologie ainsi que la victoire du capitalisme sur le communisme durant la guerre froideFootnote 78. Dans le même temps, la compétition pour drainer le maximum d’énergie des ressources halieutiques vit l’Union soviétique industrialiser rapidement son secteur de la pêche à partir de la Seconde Guerre mondialeFootnote 79.
À compter des années 1970, la course au thon dans le Pacifique Sud impliqua de plus en plus les nouveaux États des îles du Pacifique, qui revendiquaient leurs propres ZEE et, par là même, des droits nationaux sur le thon de leurs eaux côtières. Dans ce contexte de nationalisme des ressources, les États-Unis comme l’Union soviétique rivalisaient avec le Japon pour les droits de pêche et l’accès aux zones exclusives des États-nations nouvellement créés par le biais de projets d’aide à la pêche. Ces accords contribuèrent au développement de ce que la recherche universitaire a appelé la « diplomatie de la pêche », un grand nombre de nations pouvant revendiquer un droit sur les ressources vivantes migratrices telles que le thon en vertu de la CNUDM. Sans de tels arrangements, le Japon aurait risqué de perdre l’accès à ses anciennes zones de pêche puisque de grandes étendues de ce qui avait été la haute mer se trouvaient désormais intégrées à diverses ZEE. Dans le Pacifique Sud, qui fournit environ un tiers de l’approvisionnement mondial en thon, l’instauration de zones de 200 milles marins au-delà des côtes par les 22 États insulaires autonomes qui émergèrent après la décolonisation créa un espace de territoires économiques étroitement enchevêtrés qui s’étendait sur quatre fuseaux horaires et 25 degrés de latitudeFootnote 80.
Le processus de décolonisation et l’instauration des ZEE permirent aux experts en pêche et aux océanographes japonais de rejoindre rapidement après la guerre la communauté scientifique internationale. Certains d’entre eux devinrent des acteurs majeurs d’organisations internationales en raison de leurs connaissances, toujours reconnues par les autres puissances. Grâce aux programmes d’aides technique et de développement de la pêche au thon, l’industrie japonaise fut capable de retrouver les anciennes zones de pêche de leur empire disparu. Grâce aux projets financés par les Nations Unies, les experts japonais purent ainsi poursuivre dans le Pacifique Sud et l’Océan Indien les recherches entamées à l’époque impériale. Les nouvelles connaissances acquises permirent même d’étendre leurs zones d’expérimentation et de pêche et d’affiner leurs techniques. Les acteurs des pêcheries japonaises se virent dès lors intégrés à un cadre plus large de diplomatie culturelle et de coopération scientifique au sein des Nations UniesFootnote 81.
Si cette situation présenta donc des avantages dans les années 1950 et 1960, lorsque la plupart des eaux du Pacifique Sud et de l’Océan Indien n’étaient pas encore l’enjeu de revendications nationales, la limitation réglementaire de leurs zones combinée à la crise pétrolière de 1973 changea la donne : les pêcheries de thon japonaises connurent une crise majeure au début des années 1970. C’est à cette période que la plupart des études commencent à parler de « diplomatie de la pêche » et d’« aide au développement de la pêche » ; du point de vue du Japon cependant, il ne s’agissait généralement pas d’une forme d’aide étatique ou de « coopération technologique », en particulier durant les premières années. La catégorie des « subventions » pour la pêche fut plutôt mise en œuvre pour garantir l’accès aux zones de pêche des pays en développement et afin d’apporter un soutien aux joint-ventures japonaises. L’implication dans des pêcheries d’autres nations était également parfois un moyen pour le Japon d’apporter une réponse aux revendications de réparation de guerre. Plus largement, ces processus d’ajustement montrent combien les nombreux conglomérats et entreprises de pêche de l’époque impériale restaient impliqués dans ces joint-ventures.
Ces continuités sont tout aussi manifestes au niveau individuel : les travailleurs migrants des pêcheries continuaient d’agir comme des courtiers trans-impériaux. Les pêcheurs et experts migrants, éléments moteurs de l’industrie des pêcheries en apparence moins visibles dans la période d’après-guerre, persistaient ainsi à jouer un rôle dans un transfert de connaissances qui ne se limitait nullement au seul savoir-faire technologique. Certains d’entre eux travaillaient même pour les pêcheries états-uniennes tout en participant aux efforts de l’industrie japonaise de la pêche au thon. C’est le cas de Hiroshi Nakamura, employé par les forces d’occupation alliées directement après 1945 : il travailla par la suite à Taïwan, où il avait été stationné pendant la guerre, puis aux États-Unis pendant la guerre froide. Cet expert en pêche soulignait le rôle des migrants en affirmant fièrement que « toutes les mers chaudes entre l’Océan Indien central et les confins du Pacifique à l’est ont été exploitées par des Japonais ou des Américains d’origine japonaiseFootnote 82 ».
Outre ces continuités à l’échelle individuelle, l’extraction des ressources de thon dans le bassin Indo-Pacifique se poursuivit sous la forme de ce qui fut nommé des projets d’aide technique entre d’anciens rivaux impériaux par l’intermédiaire de joint-ventures. En 1982, la Fondation japonaise pour la coopération internationale en matière de Pêche (OFCF) lança un projet de ce type à Tahiti autour de la pêche au thon rose. Créée en 1973, l’OFCF travaillait – et travaille encore – non seulement avec l’industrie japonaise de la pêche et plusieurs ministères du gouvernement japonais, mais également avec un certain nombre d’agences des Nations Unies, telles que la FAO et l’UNESCO : l’organisme a été impliqué dans la plupart des programmes japonais d’aide à la pêche depuis la guerre froide jusqu’à aujourd’huiFootnote 83. Le processus de négociation relatif au projet d’aide à Tahiti et les justifications données dans les rapports produits par l’OFCF attestent que le gouvernement tahitien espérait accéder aux connaissances accumulées avant-guerre par les experts japonais et aux informations acquises grâce aux pêcheurs migrants trans-impériaux. Au-delà du savoir-faire technologique des pêcheurs japonais, les rapports faisaient état de leurs compétences particulières et de leurs connaissances du milieu marin – familiarité avec les zones de pêche, connaissance des routes migratoires et des variations saisonnières des stocks de thons, etc. Plus concrètement, la technique de pêche muro-ami pour le petit poisson d’appât fit partie d’un programme de transfert technologiqueFootnote 84. Bien que la France fût engagée dans ce projet coopératif, elle surveillait étroitement les activités des palangriers de thon japonais dans les eaux baignant TahitiFootnote 85. La politique impériale de la comparaison exerçait toujours ses effets dans les années 1980 et si les Français accordaient aux bateaux japonais le droit de pêcher dans leurs eaux territoriales, ils n’en restaient pas moins méfiants et suivaient de près les bénéfices économiques qui en résultaient.
Si la persistance de cette dimension trans-impériale est essentielle, ces transferts de connaissances et de technologies ne peuvent pas être simplement interprétés sous un angle néocolonial. Ils n’étaient pas non plus uniquement le symptôme d’une réorientation des flux de connaissances – l’ancien axe Ouest-Est laissant désormais sa place à des transferts Nord-Sud dans le cadre de l’aide au développement instauré pendant la guerre froide. Arrêtons-nous un instant sur le cas d’un projet de transfert de technologie concernant la pêche au thon mené conjointement par l’OFCF et le gouvernement portugais dans les eaux autour de l’archipel de Madère. Côté japonais, le contrat autorisait 30 navires à poursuivre leurs opérations – sur la centaine de navires en activité avant la promulgation des ZEE dans la région. Le Japon put se prévaloir d’avoir obtenu l’accès aux « routes du thon de l’Atlantique », tandis que, du côté portugais, on se félicitait de ce que les pêcheurs de la région puissent apprendre le fonctionnement des palangriers et explorer de nouvelles zones de pêche au-delà des eaux côtières, traditionnellement exploitées selon des méthodes artisanalesFootnote 86. À l’évidence, l’analyse de tels projets sous les habituels prismes « Est-Ouest » ou « pays des Nords-pays des Suds » n’a guère de sens et incite à penser différemment les régimes d’extraction marine. Ainsi existe-t-il une longue liste de joint-ventures et de projets visant à soutenir la pêche mise en œuvre par les pêcheries de thon japonaises dans le monde entier – que ce soit en Méditerranée avec l’Italie ou dans le Pacifique et l’Atlantique avec différents pays d’Amérique latine –, en particulier pour les années 1980. Les acteurs de ces projets partageaient un vocabulaire anti-impérial dirigé contre les pêcheries de thon états-uniennes quand, du côté japonais, ces opérations étaient une façon de répondre aux accusations assimilant leurs opérations de pêche à un « impérialisme de la mer »Footnote 87. Dans le même temps, il s’agissait également de l’héritage durable de structures capitalistes trans-impériales. Comme nous l’avons vu plus haut, Nippon Suisan était déjà impliquée dans des joint-ventures, par exemple en Amérique latine, avant la Seconde Guerre mondiale et relança ses réseaux d’affaires après le conflit avec la réapparition des pêcheries japonaises.
Tous ces exemples donnent à voir des visions antagoniques, oscillant entre impérialisme et nationalisme des ressources. Des nations de pêche sont devenues des acteurs hégémoniques développant une conception planétaire des océans comme « communs mondiaux » : le Japon, en particulier, s’est appuyé sur ses connaissances environnementales pour suivre les routes migratoires du thon non seulement à travers les territoires océaniques de son ancien empire, mais également en Méditerranée et dans l’Atlantique. L’Association coopérative des pêcheries de thon japonaises, par exemple, considère que les pratiques de pêche au thon dans l’Atlantique ont connu un tournant en 1957, lorsque le ministère de la Pêche fit la promotion d’une nouvelle stratégie et émit certaines recommandations, en particulier pour lutter contre les pêcheries de thon états-uniennesFootnote 88. Ces visions expansionnistes, également partagées par les États-Unis – qui refusèrent notamment de signer la CNUDM dans les années 1980 –, se heurtaient aux intérêts des États en développement qui espéraient que les territoires récemment nationalisés des ZEE soient l’occasion de prendre part de façon substantielle à la ruée internationale vers les ressources. C’était l’un des objectifs du nouvel ordre économique international souhaités par les États dits « du tiers-monde », qui cherchaient à arracher aux anciennes puissances mondiales une souveraineté territoriale et institutionnelle effective sur les ressources économiques et les stratégies de développement : ce projet contre-impérial de souveraineté politico-économique visait à donner une dimension verticale à la territorialité en mettant l’accent sur les questions de propriété et de gestion des ressources « naturelles », qu’il s’agisse de vie marine, de minéraux rares ou de combustibles fossiles. Insensibles aux tensions entre les discours sur les « communs mondiaux » et les aspirations à une nationalisation juridique des eaux territoriales, les poissons déstabilisaient constamment ces logiques spatiales, traversant sans vergogne les territoires nationaux nouvellement cartographiés.
Analysée sous le prisme des pêcheries de thon japonaises, la réorganisation cartographique de la planète au xxe siècle à travers la territorialisation des océans ne fut en aucun cas un processus linéaire : pas de passage en douceur des empires aux États-nations vers une planète globalisée où les frontières deviendraient plus souples et où les questions de souveraineté nationale s’aboliraient. L’écologie politique de la pêche au thon a montré que les humains devaient suivre les ressources non humaines qu’ils convoitaient et que les lignes dessinées sur des cartes par la CNUDM ne pouvaient empêcher les espèces migratrices de subvertir constamment le droit international de la mer. Au cours de la première moitié du xxe siècle, un cadre trans-impérial fut essentiel pour déterminer ce qui était considéré comme des connaissances faisant autorité en matière d’extraction des ressources marines. Bien que les décolonisations de la seconde moitié du xxe siècle aient créé des États-nations dotés de nouveaux territoires océaniques et de nouvelles formes de nationalisme des ressources, les pratiques telles que l’aide au développement de la pêche, les joint-ventures et les transferts de technologie manifestent, en contrepoint, la persistance d’idées et d’enjeux impériaux liés à la souveraineté volumétrique.
Les concepts d’expansions horizontale et verticale ainsi que l’imaginaire de la souveraineté continuent à jouer un rôle important dans la pêche au thon en haute mer, alors même que les espèces migratrices sapent les principes spatiaux tant des ZEE que des « communs mondiaux ». L’accélération massive de l’industrie du thon après la Seconde Guerre mondiale eut des effets dévastateurs sur l’océan. Pourtant, ce ne fut pas l’instauration réglementaire de zones exclusives de 200 milles marins qui permit aux humains de mieux planifier et de maximiser l’exploitation des océans, mais bien plus une profonde transformation technologique des pêcheries de thon portée par des capitaux mondialisés. Alors que l’accès aux communs mondiaux marins dépendait toujours davantage des prouesses technologiques plutôt que des compétences individuelles, le nationalisme des ressources tout comme la tentative de garantir une souveraineté nationale sur les mers regagnèrent en intensité à mesure que les processus d’accélération transcendaient les empires et les États-nations.
En ce sens, la globalisation des pêcheries de thon japonaises pourrait être interprétée comme le triomphe du capitalisme transnational. Cependant, nous avons vu que les conditions nécessaires pour l’exploitation capitaliste du thon étaient par essence plus trans-impériales que trans-nationales. Considérer l’extraction capitaliste des ressources marines d’un point de vue trans-impérial met ainsi au jour les différentes motivations des pêcheurs trans-impériaux, des entreprises de pêche privées et des États impériaux et post-impériaux. Il existait une multiplicité de manières d’exploiter les ressources océaniques. Les pêcheurs migrants ont pu, dans une certaine mesure, tirer parti de leur mobilité trans-impériale pour atteindre les zones de pêche situées dans les territoires de plusieurs empires. Néanmoins, leur champ d’action resta très limité, puisqu’ils se retrouvaient exploités comme main-d’œuvre bon marché par l’ensemble des empires actifs sur la plaque tournante trans-impériale du bassin Indo-Pacifique. À l’opposé, l’étude du rôle des entreprises de pêche privées telles que le géant Nippon Suisan montre que le capital privé travaillait en étroite collaboration avec les États-nations d’une manière qui transforma le monde, et plus particulièrement le milieu marin. Dans l’histoire du thon et de son exploitation, la globalisation, loin d’aboutir à la fin des nations et des empires, se manifesta plutôt dans de nouvelles formes de partenariat entre acteurs des secteurs privés et étatiques qui rendirent accessibles les écologies marines à un degré qu’aucun acteur n’aurait pu espérer atteindre seul, et ce pour des conséquences dévastatrices.