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Solène Rivoal, Les marchés de la mer. Une histoire sociale et environnementale de Venise au xviiie siècle, Rome, École française de Rome, 2022, 618 p.

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Solène Rivoal, Les marchés de la mer. Une histoire sociale et environnementale de Venise au xviiie siècle, Rome, École française de Rome, 2022, 618 p.

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

Robin Quillien*
Affiliation:
robin.remi.quillien@gmail.com
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Histoire des pêches (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

L’ouvrage de Solène Rivoal peut d’ores et déjà être lu comme une contribution importante à l’histoire vénitienne puisque, aussi surprenant que cela soit, le monde de la pêche, ses acteurs, ses espaces comme ses objets n’avaient jusque-là pas donné lieu à une étude approfondie. Malgré la figure archétypale du pêcheur forgée au xixe siècle et le fait que le poisson constituait la base de l’alimentation des Vénitiens, bon nombre de questions restaient en suspens. Quelles étaient les espèces consommées et en quelles quantités ? Où les daurades, les anguilles et les coquillages qui peuplaient les étals avaient-ils été pêchés ? De la lagune à la ville, comment s’articulaient les activités productrices et marchandes ? Quels étaient les acteurs qui, sur l’eau et sur terre, animaient, alimentaient et administraient les marchés de la mer ? Voici quelques interrogations centrales auxquelles ce travail apporte de solides éléments de réponse. Ce livre vient ainsi combler une lacune étonnante de l’historiographie en proposant une histoire sociale, politique et environnementale des ressources halieutiques et de la pluralité des acteurs impliqués dans « l’organisation, la gestion et l’exploitation des produits de la mer, de la pêche à la distribution, dans la ville de Venise au xviiie siècle » (p. 12).

S’inscrivant dans le champ d’une histoire sociale pragmatique et située, combinant l’analyse des pratiques, des situations et des interactions, cette recherche restitue avec finesse l’organisation sociale du monde de la pêche, ce à partir d’une entrée originale : les ressources halieutiques. Il s’agit ici de considérer le poisson comme l’acteur principal d’une histoire en analysant sous toutes ses coutures les différents statuts et fonctions qu’il revêt : le poisson est tour à tour un bien commun et de subsistance pour le plus grand nombre, une ressource économique à exploiter, une marchandise à distribuer et à consommer, et, enfin, un être vivant participant des équilibres naturels à préserver. Ce qui revient à analyser dans le détail l’ensemble des transactions qui se nouent autour des produits de la mer, en portant une attention particulière à la fois aux logiques sociales, économiques et morales sur lesquelles celles-ci s’adossent et aux données naturelles auxquelles les acteurs de la pêche – les professionnels comme les institutions qui les encadrent – ne peuvent se soustraire. Ainsi S. Rivoal démontre-t-elle comment les contemporains pensèrent la materia del pesce Footnote 1, définissant et modelant dans une même dynamique les techniques et les savoirs halieutiques, les modalités d’exercice des droits d’exploitation et de vente des produits de la mer, tout comme les édifices juridiques et sociaux générés par l’utilisation des espaces lagunaires et maritimes.

L’un des traits saillants de ce travail est la reconstruction des interactions entre les professionnels de la pêche et les magistratures publiques dessinant les contours juridiques et sociaux de ces marchés de la mer. Au xviiie siècle, la production, la distribution et la commercialisation du poisson embrassent un schéma centralisé. L’on songe notamment au rôle d’interface joué par le palo, ce lieu situé au cœur de l’espace réaltin demeurant le principal point de rencontres, institué et surveillé, entre les pêcheurs et les poissonniers. En somme, les espaces façonnés par les pratiques renforcent cette impression d’un centralisme structurant où tout converge en direction de la capitale. Pour autant, plusieurs éléments prouvent l’existence d’une gestion déléguée et locale du domaine public dans la lagune, d’un gouvernement des ressources négocié auquel les professionnels prennent toute leur part.

Dans la perspective de l’histoire des institutions vénitiennes, S. Rivoal apporte un éclairage nouveau sur une magistrature, la Giustizia Vecchia, dont James E. Show avait déjà souligné le rôle dans l’encadrement et la surveillance des métiers urbainsFootnote 2, mais dont l’activité était jusqu’alors peu connue pour le secteur spécifique de la pêche. Le dépouillement systématique des lois et décrets promulgués par cette magistrature révèle ainsi les modalités concrètes d’une politique halieutique régulant en amont les espaces, les outils et les temps de pêche, puis l’acheminement et la vente des produits de la mer dans la capitale. Du filet au panier, de la barque au marché en passant par le quai, le poisson dans tous ses états n’échappe pas à la surveillance des autorités publiques dont l’action obéit à une triple exigence : nourrir la ville dans le cadre d’une politique annonaire ; garantir la juste rémunération des pêcheurs ; veiller à la conservation des espèces et lutter contre la surpêche.

Loin de se cantonner aux statuts et aux ordonnances, ce travail s’appuie sur une ample documentation, depuis les procès judiciaires qui voient les professionnels s’opposer aux institutions, jusqu’aux suppliques adressées au gouvernement. Un tel corpus permet une forme de mise à distance des discours convenus sur les pouvoirs institutionnels tout en problématisant de façon neuve les relations gouvernants/gouvernés dans la République de Venise. Les premiers s’appuient sur l’expérience et « l’expertise profane » (p. 459), quand les seconds agissent en « êtres collectifs » (p. 276), à l’intérieur de communautés instituées pour faire entendre leur voix.

« Un monde de communautés », voilà toute l’originalité de ce milieu professionnel qui se structure et s’ordonne à l’intérieur de ces vastes organisations, « bien plus englobantes que la plupart des corporations vénitiennes » (p. 285), et ce pour deux raisons. D’une part, chaque communauté mène une existence territorialisée, directement connectée à un territoire jalousement défendu qui devient lui-même le lieu où sont élaborées in situ des techniques et des pratiques de pêche spécifiques. D’autre part, ces communautés regroupent en leur sein plusieurs métiers relevant du secteur de la pêche, au premier rang desquels on retrouve certes les pêcheurs, mais aussi les transporteurs de poissons et les poissonniers. Peut-être est-ce la nature composite et territorialisée de ces organisations qui les distingue des autres associations professionnelles, mais tel n’est pas le propos ici.

L’inscription dans ces communautés participe tout à la fois à la défense de prérogatives et de droits et à la manifestation d’un mode de vie communautaire, ce qui joue un rôle déterminant dans la fabrique des appartenances et des identités urbaines. De ce point de vue, l’exemple des Nicolotti est tout à fait éclairant. D’aucuns diraient qu’il s’agit de la communauté de pêcheurs la plus influente d’entre toutes. Il est vrai que celle-ci organise et structure très tôt le monde de la pêche et, à ce titre, occupe une place à part au sein de la société vénitienne compte tenu des privilèges concédés par le pouvoir patricien. Cependant, S. Rivoal interroge la portée et la signification réelle de ces distinctions. La participation aux processions, la pourpre du costume des dignitaires ou encore l’étendard de la communauté brandi dans l’espace public, ces signes ostentatoires reflètent-ils réellement la puissance du groupe ? De la même façon que la lumière des étoiles reflète le passé, l’ensemble des attributs de la communauté sont autant d’artifices témoins d’une position révolue, inscrite dans la mémoire collective, mais qui ne saurait exprimer la réalité des changements que connaissent les marchés de la mer dès la seconde moitié du xviiie siècle.

Les décennies 1740 et 1750 furent porteuses de bouleversements importants dont l’origine est liée à l’introduction d’une nouvelle technique de pêche, celle du filet traînant sur les tartanes. Les pêcheurs à bord de ces embarcations plus robustes quittent la lagune et s’aventurent au large de l’Adriatique. Les pages consacrées à ces mutations invitent à réfléchir ensemble la relation entre ces nouveaux usages et les évolutions juridiques qu’ils impulsent. Au regard de la chronologie, les phénomènes décrits sont concomitants. La réforme de 1748 introduit une plus grande souplesse dans l’administration de la materia del pesce, actant un mouvement de libéralisation à l’œuvre. Par exemple, il semble qu’on assiste, avec la reconnaissance et le développement des compagnie pescharrie (les compagnies de pêcheurs privées), à une modification des repères traditionnels du marché du travail qui va de pair avec la tendance des individus à s’affranchir des anciennes logiques communautaires.

Les évolutions qui touchent la materia del pesce sont ici appréciées dans toutes leurs composantes économiques, sociales et juridiques. On retrouve une nouvelle fois l’intérêt d’analyser ces marchés de la mer dans leur dimension processuelle et systémique, qui donnent à la démonstration toute sa cohérence. L’objet saisi comme les partis pris méthodologiques, l’écriture fluide et plaisante, sans oublier les influences théoriques de l’autrice, tout concourt à faire de ce travail une œuvre majeure tant pour les tenants d’une histoire environnementale en plein essor que pour les spécialistes de Venise.

References

1 Expression générique employée par les contemporains pour désigner l’organisation économique et juridique des marchés de la mer.

2 James E. Shaw, The Justice of Venice: Authorities and Liberties in the Urban Economy, 1550-1700, Oxford, Oxford University Press, 2006.