« L’État c’est juste un nom » (p. 199). Que faut-il entendre dans cette formule, lancée en entretien par un jeune marin d’un port algérien en octobre 2011 ? Le propos renvoie ici à une contradiction flagrante, éprouvée au quotidien et collectivement par tous ceux qui, comme lui, composent localement entre une activité légale de pêcheur au petit métier et un engagement plus rémunérateur dans l’extraction contrebandière de corail. La première est progressivement empêchée par l’extension maritime d’un programme de conservation naturelle quand la seconde est tacitement soutenue – non sans arbitraire – par les gardes-côtes militaires. En quoi consiste, en pratique, ce gouvernement paradoxal des eaux territoriales dans l’Algérie contemporaine ? Que peut-il nous apprendre, plus largement, sur le rapport ordinaire au politique appréhendé depuis les marges de l’État ?
Après des premiers travaux d’anthropologie économique et politique en Afrique de l’Ouest, Tarik Dahou, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), propose ici de restituer, dans leur épaisseur historique, la signification et les enjeux politiques de l’activité quotidienne des pêcheurs de la commune d’El Kala. Cet ouvrage, tiré d’une enquête de terrain menée de 2009 à 2012, se trouve être publié dans un intervalle serré, marqué par le début des Printemps arabes dans les pays voisins et celui du mouvement du Hirak, en Algérie. Cette conjoncture confère une tonalité particulière à certains propos rapportés en entretien et aux analyses développées. Mais elle souligne, surtout, l’intérêt de l’approche théorique défendue par l’auteur. Celui-ci se montre plus sensible à l’analyse de « l’événement de l’État », entendu comme processus de formation sociale, qu’à l’élaboration d’une définition a priori Footnote 1. Cette démarche est construite contre la présentation routinière de la situation du pays comme celle d’un État rentier autoritaire (qualifié de « prétorien », p. 31), dont la manne pétrolière assure, en conjoncture favorable et moyennant notamment la redistribution à une clientèle captive, une certaine stabilité politique.
Le projet d’une enquête ethnographique localisée vise justement à dépasser cette entrée macroscopique standard, prisée par l’économie politique, mais jugée trop déterministe et stato-centrée. À rebours de ce modèle, l’auteur choisit en effet d’interroger le gouvernement (au sens large, dans une perspective foucaldienne) depuis les « marges de l’État » (p. 11), expression qui revêt plusieurs dimensions. Les activités de pêche sont d’abord définies comme l’exploitation d’un espace alternatif, où la souveraineté de l’État ne s’exerce pas comme à terre : en mer, le marquage matériel de la propriété, la résolution des conflits d’usage et l’encadrement légal des pratiques prennent des formes originales. Le terrain choisi apparaît ensuite comme une marge au sens de limite géographique : la commune d’El Kala (dans la wilaya d’El Tarf) se trouve à l’extrémité nord-est du pays, dans une région frontalière de la Tunisie. Il en résulte une série de contraintes et d’enjeux spécifiques, notamment liés à la contrebande et sa répression par les gardes-côtes militaires, qui structurent localement les activités de pêche. Enfin, la focale sur la légitimité des pratiques et leur régulation différenciée par les corps de contrôle met en exergue les pratiques de contournement du droit et d’accommodement avec les normes.
L’ouvrage se présente comme un exercice de political ecology, dans la lignée de ces travaux anglo-saxons qui combinent, depuis les années 1980, les outils de la géographie et de l’anthropologie pour proposer une analyse critique des modes de gouvernement de la nature sur les différents continents. Cette filiation repose d’ailleurs sur une relecture du champ – qualifié de « marginal » (p. 33) – de l’anthropologie maritime. La référence à Michel Foucault est en particulier mobilisée pour identifier, au-delà des seules « problématiques halieutiques », les processus de subjectivation. À l’encontre du « fort tropisme communautaire de l’anthropologie des pêches » (p. 42), l’auteur défend un décloisonnement, par le jeu entre échelles, de la définition des normes globales de conservation à leurs traductions dans les programmes locaux. Sur ce point, les spécificités de la politique de conservation marine mise en œuvre dans le Parc national d’El Kala sont interrogées à l’aune du narratif environnemental décliniste qui s’est imposé, d’après Diana DavisFootnote 2, avec la colonisation française en Algérie. La transposition de ce grand récit de déforestation et de désertification aux espaces maritimes ne va pourtant pas de soi. Ce problème historique est soulevé, mais les quelques archives consultées ne permettent pas de l’établir de façon convaincante. En revanche, la cartographie des usages en mer permet d’identifier avec précision des occasions de concurrence réelle entre pêcheurs dans l’accès aux espaces et aux ressources. En confrontant une pêche « sédentaire » au filet trémail et aux palangres, une pêche « itinérante » à la senne et de « parcours stable » au chalut (p. 142), l’auteur montre les chevauchements possibles et les répercussions de l’activité au chalut, légale et illégale, sur les autres.
L’enquête de terrain a été réalisée lors de séjours mensuels sur place, en résidant périodiquement dans cette ville d’environ 30 000 habitants. Les enjeux pratiques et heuristiques de l’accès aux enquêtés sur le port sont restitués avec réflexivité et finesse. L’auteur est d’abord assimilé par méfiance à un agent de police en civil, membre de la « brigade », ou, alternativement, à un expert en biologie marine (à qui la « guerre » sera déclarée lorsque surviendra la période du repos biologique, p. 62). Sur cette première impression, la dynamique des propositions déclinées (embarquer pour une pêche frauduleuse de corail rouge, en recevoir les produits en cadeau) et des occasions saisies (échanger librement sur le pont des bateaux ou dans les cafés voisins, restituer les résultats dans les bureaux de l’administration des pêches et de la conservation du parc) oriente progressivement le déroulement de l’enquête.
L’émergence, depuis la moitié des années 2000, d’une filière locale de contrebande de corail rouge représente l’évolution récente la plus saillante de l’activité du port, alors que l’exportation brute de cette espèce est interdite en Algérie depuis 1992 et que les concessions d’exploitation ont été suspendues en 2001. La croissance rapide de la flotte de petites barques immatriculées pour la pêche ou la plaisance, sans augmentation de la production halieutique, en atteste. Cette évolution conduit l’auteur à s’intéresser de près aux pratiques de contrebande, également centrales dans d’autres travaux d’anthropologie menés sur les marges sahariennes de l’État algérienFootnote 3. Cette activité est exercée par d’« anciens pêcheurs découragés » et de « jeunes chômeurs » d’El Kala et des communes voisines, sur des barques à moteur armées par des commerçants, des fonctionnaires et certains membres de la Chambre des pêches, qui bénéficient de « complicités douanières » (p. 187). Cette pratique repose sur l’utilisation d’anciens engins de pêche prohibés (tel la Croix de Saint-André ou jedra), cachés au fond de l’eau, marqués par une balise sous la surface puis retrouvés par géolocalisation. Si la tolérance à l’égard de ce trafic s’apparente à un mode de gouvernement par l’illégal, il doit être compris dans une perspective relationnelle et peut se retourner contre l’État. Les résistances à sa remise en cause en témoignent : en 2008, la capitainerie a été incendiée par de jeunes pêcheurs mobilisés contre l’interdiction d’équiper des navires de plaisance avec un système GPS. L’ambivalence de l’engagement dans cette « activité illégale perçue localement comme légitime » (p. 186) est analysée du point de vue de l’expression d’une éthique morale et religieuse. La contrebande de corail se trouve ainsi tiraillée entre exaltation (opportunité économique sans équivalent dans un contexte de chômage de masse, courage et ruse dans la confrontation aux autorités) et condamnation (destruction d’un ordre naturel, prodigalité des gains, distance à l’autorité traditionnelle du raïs).
Au fil des extraits d’entretiens et au détour de descriptions, le prix du « gasoil » apparaît de façon récurrente comme un enjeu déterminant pour l’activité et la subsistance des pêcheurs. Il est cependant impossible de tirer une analyse de ces quelques matériaux, faute de développement transversal sur cette question qui reste inexplorée. L’auteur explique même qu’étant régulièrement assimilé à « un porteur de doléances auprès de l’État, notamment au sujet des charges d’exploitation jugées excessives », « il a parfois fallu répéter les entretiens pour enfin dépasser cette posture de victime et accéder à des informations plus intéressantes sur les stratégies des acteurs » (p. 62). Pourtant, l’observation attentive des usages du carburant permettrait sans doute une compréhension économique plus fine de la rentabilité de la pêche à El Kala. Mais cette question offrirait surtout un point de vue intéressant sur tout un ensemble de pratiques quotidiennes (d’approvisionnement, de comptabilité, de transaction), prises dans un système énergétique plus large, pétries d’enjeux politiques et peut-être centrales dans l’expression quotidienne d’un sentiment diffus d’injustice. Cette entrée fournirait en effet, au regard du problème posé par l’auteur, l’occasion d’investir à rebours le modèle associant trop sommairement rente pétrolière nationale, stabilité gouvernementale et légitimation politique.