Avant le nom : à quoi le lieu ressemblait-il avant d’être nomméFootnote 1 ?
« Icelui donc ayant fait batir un tres beau navire […] pour l’envoyer aux Terres-Neuves a la pecherie de la molue, qui etait son trafic le plus ordinaire, se mit en la fantasie d’y faire le voyage dedansFootnote 2. » Dans son recueil de récits maritimes, publié en 1599, le capitaine Bruneau de Rivedoux racontait les mésaventures rencontrées par le marin Pierre Houé, parti pêcher dans l’Atlantique du Nord-Ouest au milieu du xvie siècle. Par-là, il entendait mettre en garde contre un trop grand engouement pour les voyages transocéaniques, jugés dangereux. Mais l’expression « son trafic le plus ordinaire » dit le caractère familier, l’attrait et la longévité de ce qu’on appellerait aujourd’hui la première pêcherie de Terre-Neuve, entreprise déjà vieille de plusieurs générations à l’époque de RivedouxFootnote 3. Dès 1505, plusieurs marins européens établirent une pêcherie commerciale de grande envergure autour de l’île de Newfoundland, soit moins d’une décennie après la découverte par l’Italien Zuan Caboto de ces eaux riches en morue autour de ce que ses contemporains anglais appelaient alors « the new Isle », « la Nouvelle Île »Footnote 4. Des dizaines de milliers d’autres marins partirent dans leur sillage, à la recherche de poissons qui permettraient à la fois de réduire l’insécurité alimentaire de l’Europe et de s’enrichir personnellement. Ainsi débuta une entreprise transatlantique saisonnière et cyclique qui se poursuivit sur des générationsFootnote 5.
Sauf qu’au xvie siècle les Européens ne sont pas allés chercher du poisson à « Newfoundland » : ils se sont rendus dans un endroit qu’ils appelaient alors « Terra Nova »Footnote 6. C’est, à n’en pas douter, ce que Rivedoux considérait que faisait Houé, en décrivant sa destination par l’expression « aux terres neuves ». On trouve plusieurs variantes de Terra Nova dans les archives européennes du xvie siècle. Cela en fait la désignation la plus employée par les marins pour décrire les lieux qu’ils visitaient dans les eaux de l’Atlantique du Nord-Ouest. Comme nous allons le voir, leur manière d’utiliser ce syntagme montre qu’ils percevaient Terra Nova comme un espace immense et fluctuant, davantage défini par le mouvement et l’action que par des positions fixes (fig. 1).
Partons du principe que la géographie consiste tout autant à élaborer mentalement des mondes qu’à décrire les caractéristiques physiques de la surface de la TerreFootnote 7. Ces constructions, que l’on peut appeler cartes mentales, correspondent aux géographies et aux expériences subjectives du lieu que chacun d’entre nous a en tête. Or les cartes mentales ne sont pas simplement personnelles, elles sont aussi le reflet d’expériences collectives et de savoirs partagés : c’est précisément ce qui fait d’elles des instruments particulièrement puissants pour comprendre le passéFootnote 8. Les mots et les images employés par les acteurs historiques pour représenter des lieux comme l’Atlantique du Nord-Ouest ne reflètent pas une réalité objective, mais l’agencement et la traduction de leurs cartes mentales, leur compréhension subjective des différents espaces. Dès lors, pour appréhender un lieu historique comme Terra Nova, il nous faut partir de la base, c’est-à-dire des comportements et des actions des marins. Cette démarche tend à déterminer comment ces derniers sont à l’origine de conceptions de l’espace et comment, plus largement, ces cartes mentales ont ensuite informé les conceptions européennes du lieu et de la géographie dans l’Atlantique du Nord-Ouest.
Si ces cartes mentales possèdent une telle importance, c’est parce qu’elles apparaissent comme un moyen efficace de décrire le projet européen dans l’Atlantique du Nord-Ouest, tout particulièrement dans les décennies où il prend forme. Jusqu’à présent, historiens et historiennes l’ont souvent abordé en utilisant des termes créés ultérieurement : Newfoundland, Canada, Empire britannique ou français. Centrés sur la nation, ces mots sont en fin de compte à la fois de caractère téléologique et sources de confusions spatiales. Réducteurs, ils ne reflètent guère l’expérience effective du travail de la pêche au xvie siècleFootnote 9. L’expression Terra Nova traduisait au contraire un ensemble complexe d’expériences et de configurations du travail humain, qui constitua à son tour une carte mentale partagée de l’Atlantique du Nord-Ouest, vraisemblablement chargée de sens pour ceux qui s’y rendaient au xvie siècle. Ce sens provenait de deux éléments qui seront examinés en détail dans cet article. Premièrement, l’expression Terra Nova était liée à la pratique du travail de la pêche, de sorte qu’aller à Terra Nova signifiait concrètement aller pêcher de façon saisonnière dans l’Atlantique du Nord-Ouest. À la différence de nombreux autres noms inventés au xvie siècle, il ne s’agissait pas d’une marque de possession – Terra Nova ne connotait pas l’aspiration au contrôle tel que Nouvelle-France le faisait, par exemple. Au contraire, il s’agissait d’une étiquette liée à une pratique, d’un nom créé par le déplacement et le travail. Deuxièmement, l’expression était suffisamment vague et malléable pour servir aux marins désireux de dissimuler leurs déplacements aux regards extérieurs (que ce soit l’État, l’Église ou leurs concurrents), mais aussi amenés à déplacer leurs activités en fonction des saisons et des conditions météorologiques dans cet Atlantique du Nord-Ouest connu pour ses tempêtes et son instabilité. Pour résumer, l’expression Terra Nova avait la double vertu d’exprimer l’expérience vécue du travail de la pêche et de présenter une utilité pratique pour les marins. Bien que la popularité de la formule ait été reconnue dans une partie des travaux historiques consacrés aux débuts de la pêcherie, son usage transnational, ses origines et sa signification chez les Européens du xvie siècle n’ont pas reçu l’attention qu’ils méritaientFootnote 10. L’examen des sources laissées par les marins montre que ceux-ci étaient parfaitement capables de décrire verbalement les cartes mentales qu’ils utilisaient pour donner sens à l’espace.
Cet article se propose donc à la fois d’expliquer ce que signifiait se rendre à Terra Nova au xvie siècle et de préciser comment historiennes, historiens et géographes devraient traiter de l’espace et du lieu dans les premières années de l’expansion européenne dans le bassin atlantique. Je montrerai brièvement de quelle manière nous pouvons étudier les cartes mentales des marins du passé avant d’examiner l’origine et l’emploi du syntagme Terra Nova, ainsi que ses variantes, chez les marins du xvie siècle. Ceux qui s’aventuraient dans l’Atlantique du Nord-Ouest en quête de poissons employèrent l’expression pour décrire cette zone de façon précoce, large et cohérente. La troisième partie de cet article montrera comment Terra Nova a fonctionné comme une carte mentale partagée par les marins impliqués dans la pêcherie – sa localisation, ses frontières et la manière dont les Européens la concevaient. J’espère ainsi mettre en évidence le fait que Terra Nova était tout autant une idée qu’un lieu, une idée qui évoluait au gré des réalités environnementales et économiques.
Nous verrons ainsi que Terra Nova, idée à la fois vaste, malléable et imprécise, donc source de confusion, reflétait néanmoins les expériences uniques des marins du xvie siècle. Au cours des dernières décennies, la région n’a pas fait l’objet d’une attention suffisante de la part des chercheurs et des chercheuses, qu’il s’agisse de ses premières années de fréquentation assidue par les Européens ou de ses dimensions multinationales et transatlantiques. C’est pourquoi il est plus fécond de penser avec le terme Terra Nova plutôt qu’avec celui de Newfoundland. Pour le dire simplement, l’expression Terra Nova était employée par les marins afin de désigner les endroits de l’Atlantique du Nord-Ouest où ils se rendaient pour le travail de la pêche : le lieu de pêche devenait alors une partie de Terra Nova. C’étaient la pratique et le savoir des marins qui en constituaient le noyau, non les ambitions géographiques des explorateurs ou des États. Par conséquent, pour reconstituer les cartes mentales qui sous-tendent Terra Nova, nous devons nous intéresser aux modes de vie et de travail des marins du xvie siècle ainsi qu’à la manière dont ils parlaient de l’espace.
Cartes mentales et histoires spatiales
Les mots employés par les acteurs pour décrire l’espace ainsi que les choix effectués par les scribes pour restituer les représentations de l’Atlantique du Nord-Ouest peuvent nous livrer des enseignements quant à leur conception des lieux. Le terme Terra Nova apparaît le plus souvent dans ce que l’on pourrait appeler des textes administratifs : actes notariés, registres portuaires, affaires judiciaires, délibérations de conseils municipaux, procès-verbaux d’interrogatoires et édits royaux. Les marins ou les travailleurs de la pêche, en se présentant devant notaire pour déclarer leurs intentions et leurs expériences, ont ainsi créé des archives textuelles. Ces documents, qui certes ont fait l’objet d’une médiation, révèlent néanmoins des vérités significatives. Lorsqu’en 1517, Juan de Betanços se rendit dans la ville de Pontevedra pour embarquer à bord d’un navire de pêche, le notaire chargé de rédiger son contrat dut indiquer qu’il avait pour destination un endroit nommé « la Tierra Nueva » : cette mention prouve que les vaisseaux galiciens avaient rejoint la pêcherie en plein essor de l’Atlantique du Nord-OuestFootnote 11. Quand, en 1543, des corsaires anglais attaquèrent le port du Havre, le vaillant équipage du navire La Catherine partit seul en mer pour les faire fuir : les autorités de la ville durent le dédommager, admettant que son projet d’aller à « terre nefve » avait été réduit à néant à cause de cette attaqueFootnote 12. Dans les deux cas, l’emploi de Terra Nova traduit les choix révélateurs effectués par les marins : exploiter le flou géographique de l’expression pour dissimuler leur destination exacte ; invoquer un univers bien connu de leur profession pour afficher clairement leur intention de récolter du poisson ; adopter explicitement une carte mentale façonnée non par des ambitions impérialistes, mais par l’expérience ouverte et partagée du travail de la pêche.
Les toponymes ne servent pas à décrire l’espace, mais à le créer. Paul Carter et Yi-Fu Tuan ont souligné l’importance des noms dans la construction des lieuxFootnote 13. Parce que les noms et les descriptions reflètent l’activité humaine et les interactions avec un environnement, « les lieux n’ont, pour citer Tim Ingold, pas de localisation mais des histoiresFootnote 14 ». C’est tout particulièrement vrai d’un lieu comme l’Atlantique du Nord-Ouest, dont la fréquentation année après année par les Européens depuis le tout début du xvie siècle a construit une histoire de la pensée et de l’action qui s’est manifestée via le terme Terra Nova. Hieu Phung a récemment montré que les noms, les identités et les géographies des masses d’eau, en particulier, varient en fonction du contexte politique, économique et social, de sorte qu’elles peuvent constituer un prisme privilégié pour visualiser ces transformationsFootnote 15. Par conséquent, faire l’histoire de ces lieux requiert d’accorder la plus grande attention au choix des mots en se demandant si les termes retenus correspondent bien aux concepts spatiaux employés à un moment précis par une communauté donnée.
Ainsi, pour étudier l’espace de l’Atlantique du Nord-Ouest au début du xvie siècle, il faut s’efforcer de ressusciter le point de vue de ceux qui ont bravé les vagues, à travers l’aperçu qu’en donnent parfois les archives. Les informations pratiques relatives au travail en mer – de la navigation jusqu’à la préparation des lignes pour attraper la morue – se transmettaient de génération en génération, par le bouche-à-oreille et l’expérience concrète. Celles-ci pouvaient se révéler d’une extrême complexitéFootnote 16. Charles O. Frake a clairement établi que, lorsqu’ils fendaient les flots, les marins européens du Moyen Âge pouvaient avoir en tête une multiplicité de cartes complexes du temps et de l’espace – des outils essentiels pour naviguer et survivre en mer, même s’ils étaient rarement explicités par écritFootnote 17. Les marins étaient capables de concevoir et d’articuler des compréhensions de l’espace dotées de multiples couches, qu’ils ne révélaient que sous la contrainte de circonstances adverses. Transmises entre générations et groupes de marins, ces idées abstraites sur l’espace maritime et la forme de l’Atlantique jouèrent un rôle essentiel dans le développement d’un monde atlantique. Le fait que l’expression Terra Nova ait été employée dans différentes langues suggère que les communautés maritimes partageaient des informations et des histoires spatiales quelle que soit leur provenance géographique. De nombreux marins ont probablement appris l’existence de Terra Nova par d’autres travailleurs de la pêche ou matelots avant d’avoir eu eux-mêmes l’occasion de traverser l’Atlantique. La large diffusion du terme Terra Nova indique que ces industries vernaculaires possédaient une dimension transcommunautaire, ou transnationale, essentielle.
La relation entre usage des mots et cartes mentales peut être observée grâce aux abondantes sources juridiques produites par le travail de la pêche. Toutefois, d’autres sources textuelles et cartographiques font apparaître des noms alternatifs. La majorité des documents du xvie siècle relatifs à Terre-Neuve partagent quelques caractéristiques significatives. En règle générale, ils étaient produits dans une poignée de villes côtières des royaumes de France, d’Espagne, du Portugal et d’Angleterre, et se rapportaient directement à des pratiques commerciales et des accords juridiques ; ils étaient rédigés au début ou à la fin du voyage par un scribe officiel chargé d’enregistrer les déclarations des marins et des marchands. Il s’agit, pour l’essentiel, d’une part, de délibérations de conseils municipaux et de contrats notariaux, aujourd’hui conservés dans des archives municipales, et, d’autre part, de documents judiciaires, déposés dans des archives régionales et nationalesFootnote 18. Bien qu’il soit tentant de prendre ces sources pour argent comptant, elles sont notoirement piégeuses car sujettes aux préjugés et aux pratiques opaques des notaires du xvie siècleFootnote 19. Cependant, à condition de les utiliser judicieusement, elles fournissent ce que l’on ne trouvera dans aucune autre source : un trésor d’informations qui traversent le temps, l’espace et les statuts sociaux.
À ces archives commerciales des villes s’ajoutent quatre autres grands groupes de sources : premièrement, les cartes du xvie siècle, principalement produites au Portugal, en Espagne, en Italie et dans le nord de la France ; deuxièmement, les écrits publiés par des navigateurs, géographes, fondateurs de colonies et naturalistes européens – parmi eux, on compte un certain nombre d’auteurs et d’éditeurs célèbres, tels André Thevet, Jacques Cartier, Stephanus Parmenius, Richard Hakluyt ou Giovanni Battista Ramusio ; troisièmement, les rapports archéologiques rédigés par des chercheurs contemporains qui ont mené des fouilles dans l’est du Canada. Enfin, nous disposons de sources textuelles que l’on peut qualifier d’hétéroclites : notes manuscrites, dessins, lettres, etc., conservés dans des fonds d’archives disséminés à travers l’Europe. Aucun groupe de sources pris isolément ne saurait nous livrer une image complète de l’univers mental des marins européens de cette époque. Au contraire, seule une approche large et comparative peut permettre de reconstituer leurs schémas de pensée et d’expérience. Dès lors, les actes notariés sont un bon moyen d’appréhender les récurrences lexicales sur une vaste étendue temporelle et spatiale, de Lisbonne en 1506 à Amsterdam dans les années 1590. La régularité de l’emploi des variantes de Terra Nova dans les documents commerciaux est déjà révélatrice en soi. Mais il y a aussi beaucoup à apprendre de ces moments où les auteurs ou navigateurs de l’élite éprouvent le besoin d’expliquer à leur auditoire des termes comme Terra Nova, Newfoundland ou encore bacalaos – qui désigne la morue salée en espagnol comme en portugais et se voit fréquemment employé comme étiquette géographique. Les cartes utilisant des toponymes (Terre de Corte-Real, Norumbega) fournissent aussi des informations qui apparaissent rarement dans les contrats commerciaux et les actes de procès. Transparaissent enfin des bribes de réflexions – au sujet des oiseaux, des festivités, de l’espace – dans la myriade de descriptions, de notes et de récits qui sont parvenus jusqu’à nous. Grâce à la reconstitution de ces schémas et à une démarche comparative, nous espérons pouvoir mieux comprendre comment les marins du xvie siècle parlaient de l’espace et du travail, et leur manière de les concevoir.
L’origine de Terra Nova
En 1510, le navire La Jacquette, parti du petit port breton de Dahouët, descendait la Seine lorsque se produisit une grave altercation : un marin, Guillaume Dobel, poussa l’un de ses camarades dans le fleuve, où il se noya. En 1513, les amis de Dobel soumirent à un tribunal de Nantes une pétition en sa défense. Ils expliquaient que l’événement avait eu lieu en Normandie, alors que l’équipage venait « de la ville de Rouan, où lesdits nommez avoint vendu du poysson qu’ilz avoint esté quérir et pescher és parties de la Terre-NeusfveFootnote 20 ». Terre-Neusfve, variante française habituelle de l’expression Terra Nova, servait ici à décrire un lieu (les « parties ») lié à la récolte du poisson (« pescher és […] la Terre-Neusfve »). Les pétitionnaires ne donnaient pas davantage de détails, supposant peut-être l’évidence du sens pour leurs compatriotes bretons.
L’emploi de Terre-Neusfve par l’équipage de La Jacquette est l’un des premiers dérivés qui nous soit parvenu de l’expression Terra Nova pour décrire l’espace de l’Atlantique du Nord-Ouest. Par définition, il n’est pas possible de situer précisément cet espace maritime sur une carte, mais il n’en demeure pas moins éclairant de tenter d’en visualiser l’étendue et l’échelle. Dans un sens large, Terra Nova semblait alors désigner les actuels Grands Bancs, la côte de l’île de Newfoundland, le sud du Labrador et le golfe du Saint-Laurent. Elle incluait certainement les territoires de pêche à la baleine et à la morue du sud du Labrador et du détroit de Belle-Île que les Basques appelaient la Gran Baya Footnote 21 (fig. 2).
À la fin du xvie siècle, les baleiniers basques arrivés à Terre-Neuve s’étaient peut-être aventurés sur le Saint-Laurent jusqu’à l’embouchure du SaguenayFootnote 22. Et, à partir de la fin du siècle, certains notaires de Biscaye et de Normandie clarifièrent la destination des travailleurs de la pêche en apportant cette importante précision : « terre neufve sur le bancFootnote 23 ». Ainsi indiquaient-ils que cet espace comprenait les immenses territoires de pêche que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Grands Bancs. Au début du xviie siècle, certains contrats allaient même jusqu’à spécifier que la pêche se déroulerait « sur le banc, banquerau ou lisle de sableFootnote 24 ». L’île de Sable est une petite île située à 170 kilomètres à l’est de ce qu’on appelle aujourd’hui la Nouvelle-Écosse, et le Banquereau un plateau côtier situé au large de l’île du Cap-BretonFootnote 25. Cela implique que le concept de Terra Nova finit par s’élargir au sud et au sud-est pour intégrer une grande partie des provinces maritimes du Canada moderne. En totalité, dans son extension la plus vaste, Terra Nova atteignit probablement 2 000 kilomètres d’ouest en est et 1 500 kilomètres du nord au sud. La distance séparant la pointe la plus à l’est des Grands Bancs et le Saguenay (2 000 kilomètres) n’était que légèrement inférieure à celle qui séparait l’extrémité des Grands Bancs de l’ouest de l’Irlande (2 200 kilomètres). Cela faisait de Terra Nova une région potentiellement immense, couvrant une portion substantielle du bassin atlantique, même si ses frontières évoluaient d’année en année.
Ces choses-là sont évidentes d’un point de vue rétrospectif et lorsque l’on regarde nos cartes modernes. Mais, en 1513, lorsque l’équipage de La Jacquette déposa sa pétition, la majeure partie des Européens n’avait pas d’idée précise de ce à quoi ressemblait l’Atlantique du Nord-Ouest. Entre le voyage de découverte entrepris par Zuan Caboto en 1497, d’une part, et les expéditions de Miguel Corte-Real ainsi que les diverses traversées effectuées conjointement par des marchands de Bristol et des Açores vers 1500, d’autre part, les navigateurs européens avaient établi un fait indubitable : il existait bel et bien quelque chose, mélange de terre et de mer poissonneuse, à l’ouest des îles britanniques et de l’IslandeFootnote 26. Pour devenir un lieu, cet agglomérat d’expériences et d’observations devait recevoir un nom. Un lieu peut avoir plusieurs noms au fil du temps, voire plusieurs noms en même temps. L’Atlantique du Nord-Ouest aurait pu être aussi bien Terra Nova que New Found Island, Newfoundland, Bacalaos, Norumbega ou encore la Terre des Corte-Real. À un moment ou un autre, il fut chacune de ces choses pour quelqu’un, notamment pour les divers cartographes qui ne s’étaient d’ailleurs jamais rendus sur place. En 1502, un Londonien aisé pensa en toute bonne foi investir dans des expéditions pour un lieu nommé non pas « Newfoundland », mais « the New Found Ile Land » ; quant aux cartographes méditerranéens du milieu du siècle, ils ne paraissaient pas capables de déterminer si Bacalaos était une simple petite île ou recouvrait l’intégralité du littoral de l’Atlantique du Nord-OuestFootnote 27. C’est ce type de complexités qui est effacé en désignant cet espace du nom de Newfoundland ; or, au début du xvie siècle, il n’allait pas du tout de soi que l’île de Newfoundland était le centre de la pêcherie, ne serait-ce que parce que les Européens ignoraient alors si Newfoundland désignait une seule île ou bien un archipel. De nombreuses cartes, telle celle que réalisa le Vénitien Giacomo Gastaldi dans les années 1540, présentaient l’Atlantique du Nord-Ouest comme un ensemble formé de groupes d’îles (fig. 3). Produite en Italie à une époque d’essor de la pêche, cette carte est le reflet des informations contradictoires transmises aux cartographes méditerranéens. Pour être sûrs de ne pas se tromper, certains notaires utilisaient Terra Nova au pluriel, les terres-neufves ou quelque autre variante, et allaient parfois jusqu’à employer différentes formes dans le même écritFootnote 28. De fait, les marins ne s’étaient guère aventurés sur l’île de Newfoundland au-delà du littoral ; l’intérieur de l’île resta en grande partie terra incognita jusqu’au xixe siècleFootnote 29.
Pour saisir le sens et l’emploi spécifiques de Terra Nova au xvie siècle, ainsi que le rôle clef joué par les marins dans la définition et l’usage de cet espace aquatique, il importe de comprendre la généalogie de l’expression. Terra Nova, avec son substantif suivi d’un adjectif, apparaît sous des formes légèrement différentes dans plusieurs langues européennes. Au début du xvie siècle, bon nombre de langues européennes étaient encore labiles, marquées par d’importantes variations orthographiques, mais, comme le montrent les archives notariales, la terminologie est assez cohérente dans ce cas précis. Le français terre-neuve (souvent orthographié terre neufve ou terre neusfve), l’espagnol tierra nueva ou, plus souvent, terranova, le gascon terre nabe et l’italien terra nuova étaient alors communément employés et, dans la plupart des cas, le sont encore aujourd’hui. Comme ce sont des versions différentes de la même expression et qu’elles possèdent la même racine étymologique, on peut les tenir pour interchangeables : terre-neufve est identique à tierra nova, elle-même équivalente à terra nova. Le fait que l’expression n’ait connu que de légères variations dans une pluralité de langues est un phénomène intéressant en soi : cela semble indiquer qu’elle s’est diffusée rapidement à partir d’une même source. Une formulation alternative, Nova Terra, apparaît dans les archives conservées, mais très rarement et seulement au début du xvie siècleFootnote 30.
D’après les documents parvenus jusqu’à nous, ce sont des Anglais et des Portugais (y compris des Açoriens), brièvement rejoints par des Normands vers 1506-1509Footnote 31, qui effectuèrent les premiers voyages dans l’Atlantique du Nord-Ouest. C’est un peu avant 1505 que l’expression Terra Nova commença à s’imposer chez les marins et les notaires. Bien qu’elle puisse être à la fois latine et portugaise (sa forme étant identique à l’écrit dans ces deux langues), des raisons circonstancielles incitent à lui donner une origine lusitanienne. Entre 1500 et 1502, les frères açoriens Gaspar et Miguel Corte-Real explorèrent la région et rapportèrent de précieuses informations à Lisbonne, qui était alors un important foyer du savoir géographiqueFootnote 32. Le premier document connu contenant l’expression Terra Nova fut rédigé au Portugal au tournant du xvie siècle : en 1502, la Couronne confirma les découvertes effectuées par Gaspar Corte-Real, en les décrivant comme « Terra Nova »Footnote 33. Ce terme semble avoir été utilisé régulièrement par la suite : en 1506, un décret portugais relatif à la taxation du poisson évoquait « les pêcheries de Terra Nova »Footnote 34. D’une manière générale, Terra Nova est employé plus fréquemment en portugais qu’en latin et, au cours de cette période décisive, il existait un lien évident entre l’Atlantique du Nord-Ouest et les activités commerciales portugaises. Par la suite, l’expression pourrait avoir traversé les frontières linguistiques poreuses de l’Europe de l’OuestFootnote 35. Terre neufve apparaît en 1508 en Normandie dans le cadre d’un procès et, la même année, Terra Nova figure sur une carte réalisée à Rome par un cartographe nord-européenFootnote 36. On trouve Tierra Nova dans un document aragonais de 1511, puis Terre Neufve dans des documents bretons datés de 1513-1514Footnote 37. Les Basques parlaient de Terres Nabes en 1512, bientôt rejoints par les Galiciens faisant voile vers Terra Nueva en 1517Footnote 38. Au cours de la décennie suivante, il est fréquent que, dans les sources anglaises, le terme courant New-found-land soit remplacé par le mot Newland, traduction directe de Terra Nova. Et dès 1520 en Angleterre, la morue conservée était connue sous le nom de « poisson de NewlandFootnote 39 ». Les marins bretons pourraient avoir été les principaux vecteurs de l’adoption de ce mot dans le nord-ouest de l’Europe. En 1511, la Couronne d’Aragon énonçait clairement que, pour se rendre à Tierra Nueva, il était préférable d’avoir des Bretons pour pilotesFootnote 40. Ces derniers, qui tenaient peut-être l’expression de marins portugais, l’adoptèrent dans la première décennie du xvie siècle, au moment où ils acquéraient la plus grande notoriété en tant que travailleurs de la pêcheFootnote 41. Quelle que soit la manière dont ce terme s’est diffusé, Terra Nova devient à partir des années 1520 l’expression la plus usitée pour désigner l’Atlantique du Nord-Ouest dans la totalité des archives conservées. Même à Bristol, dont les marins sont réputés avoir « découvert » ce qu’ils appelèrent les New-found-islands, les registres portuaires de 1516-1517 font état de deux navires de pêche, l’un breton, l’autre normand, arrivant non pas de Newfoundland, mais de « Terra NovaFootnote 42 ».
Pourquoi une Nouvelle Terre ? Dans les premières sources écrites connues, on trouve déjà des variantes de Nouvelle Île et de Terre neuve pour désigner les territoires découverts par les Européens dans le nord-ouest de l’AtlantiqueFootnote 43. À l’origine, l’expression renvoie à une ambition : les documents royaux l’utilisent pour désigner des îles et terres nouvelles, récemment découvertes et encore inexplorées, dans l’objectif de se les approprier et de les exploiter. Si Terra Nova était peut-être conçue au départ comme une formule générique, le temps que la représentation de l’Atlantique du Nord-Ouest puisse se préciser, le nom est resté. Comme l’ont montré Stephanie Pettigrew et Elizabeth Mancke, des variantes sont apparues ailleurs dans la zone atlantique à la fin du xvie siècle et au xviie siècle, par exemple Novaya Zemlya dans l’ArctiqueFootnote 44. Mais l’expression ne s’est imposée nulle part comme elle l’a fait pour l’Atlantique du Nord-Ouest. Elle ne désignait pas non plus, comme dans le cas étudié ici, des espaces maritimes, mais une île et un continent. Il se pourrait même (mais nous n’en aurons sans doute jamais la certitude) que, dans ce contexte, Terra Nova soit empreint d’une certaine ironie : si elle constituait au départ un raccourci pour désigner les rêves terrestres des explorateurs, l’expression fut ensuite reprise par les marins pour désigner des eaux qui leur étaient familières.
Les chercheuses et chercheurs contemporains, prenant l’expression trop littéralement, tendent à exagérer la nouveauté (nova) de cet espace maritime dans l’esprit des marins européens. Voilà des décennies que les historiens s’accrochent aux extravagantes descriptions fournies par une poignée de colons, d’explorateurs, de promoteurs de la colonisation (principalement anglais) et insistent sur la nouveauté et l’abondance de ces territoiresFootnote 45. À leur suite, ils ont, consciemment ou non, mis l’accent sur la nouveauté – nouveau monde, nouvelles richesses, nouvelles opportunités, nouvelles terresFootnote 46. Or, en vérité, la plupart des marins n’étaient pas du tout impressionnés par Terra Nova : c’était un lieu froid et dangereux, brièvement fréquentable pendant les mois les plus chauds et à éviter le reste de l’année. Les Anglais, qui furent les premiers à évoquer l’abondance du poisson et à rapporter des prises, furent en fait les derniers à s’engager de manière systématique dans la pêcherie au xvie siècle : au grand dam de partisans tels qu’Anthony Parkhurst, ce n’est qu’après les années 1570 que la flotte de pêche anglaise dépassa quelques dizaines de navires pour devenir une concurrente sérieuse à Terra NovaFootnote 47. Le gran capitano qui racontait avoir visité la pêcherie dans le célèbre recueil de récits géographiques de Ramusio livra une description sèche et pratique de Terra Nova où n’apparaissait pas la moindre idée de nouveauté et d’abondanceFootnote 48. Quant au navigateur et auteur Jean Alfonse, il comparait la région non pas à l’Éden mais à l’Espagne, précisant seulement qu’elle comptait « force pescheries »Footnote 49. Certes, les eaux de l’Atlantique du Nord-Ouest possédaient de gigantesques réserves de poissons. Mais il en allait de même du littoral islandais et de la mer du Nord, ainsi que d’innombrables autres endroits de l’océanFootnote 50. Selon un marin portugais, au large du Rio do Ouro, sur le littoral du Sahara occidental, on pouvait récolter assez de poisson pour remplir un navire en seulement quatre heures de pêche à la ligne à mainFootnote 51. Dans son journal de voyage, le marchand vénitien Alessandro Magno, s’émerveillant de la quantité de poisson disponible dans les années 1560 le long des côtes espagnoles, en parlait en des termes emphatiquesFootnote 52 que l’on associe normalement à Newfoundland. Dans les années 1570, les Hollandais appelaient « Montagne d’or »Footnote 53 la pêcherie de harengs de la mer du Nord. La région de l’Atlantique du Nord-Ouest n’était donc pas aussi nova que les historiens contemporains ont pu le supposer.
Une fois adoptée par les marins, l’expression Terra Nova fut employée tout au long du premier siècle de pêche. En 1508, l’un des premiers documents évoquant un navire en partance pour le nord-ouest de l’Atlantique, les actes d’un procès normand impliquant un navire breton, employait la formule « a la terre neufve »Footnote 54. La tournure est remarquablement similaire à celle que l’on trouve sous la plume de notaires de La Rochelle et de Honfleur, près d’un siècle plus tard, dans les années 1590 : « un voyage de la terre neufve »Footnote 55. Dans l’intervalle, on rencontre des milliers d’exemples semblables dans des contrats de prêt, des chartes-parties, des affaires judiciaires, des contrats de vente, des documents fiscaux, etc. Ces textes reflètent les déclarations officielles effectuées par les marchands et les marins quant à leurs activités dans l’Atlantique. Par exemple, Terra Nova est employé dans les dépositions fournies par des marins basques dans le cadre de deux enquêtes menées à Guipúzcoa en 1542 et en 1554. Dans l’enquête de 1542, le matelot Robert Lefant assurait à un scribe avoir été embauché pour « aller pêcher la morue à Terre-Neuve [para Terra Noba]Footnote 56 ». En 1554, des notaires enregistrèrent la déposition de Martin de Hua, originaire de Saint-Sébastien, qui reconnaissait avoir attaqué des travailleurs de la pêche bretons quelque part « dans un port de Terre-Neuve [de Tierrenueva] […] dans la partie nord de Terre-Neuve [de la parte de Norte de Tierrenueva]Footnote 57 ». De façon significative, ce n’est que dans les années 1590 que des références à la région commencent à apparaître dans les registres notariaux d’Amsterdam : c’est que les marchands et marins hollandais ne rejoignirent la pêcherie qu’au bout de quasiment un siècle. Quand les notaires d’Amsterdam durent enregistrer le nom du lieu où se rendaient les travailleurs de la pêche, dans une ville très éloignée de Lisbonne et longtemps après la période de confusion géographique du début du xvie siècle, les scribes employèrent l’expression terre neufve pour décrire l’Atlantique du Nord-Ouest – reproduisant parfois à l’identique le nom françaisFootnote 58. Cette graphie pourrait indiquer que les marchands hollandais tenaient leurs informations sur la région des marins francophones, qui employaient évidemment le terme qui leur était le plus familier.
Deux autres sources attestent que l’expression Terra Nova n’était pas seulement utilisée par les scribes, mais aussi par les travailleurs de la pêche eux-mêmes. Dans les années 1540, un matelot normand anonyme rédigea un court mémorandum sur la dernière page d’un guide de navigation manuscritFootnote 59. En deux brefs paragraphes visiblement écrits à la hâte, le marin se laissa une note « pour la terre-neufve » indiquant les meilleurs moyens de reconnaître le plateau continental situé au large des côtes et nommé, alors comme aujourd’hui, les Grands Bancs – notamment, chercher les oiseaux –, où il avait laissé ses navires la saison précédente (pour les conserver, il les avait coulés dans le port de Renews). Une décennie plus tard, en 1559, un marchand breton anonyme griffonna dans son petit carnet de comptes « les noms des mariniers de [son] naffvire pour terre neuffveFootnote 60 ». Ces deux documents, de la main de marins familiers de la pêcherie, étaient destinés à un usage personnel : il s’agit de notes prises à la va-vite, non de documents officiels.
Ce sont peut-être de tels usages qui ont poussé l’explorateur et géographe Thevet à parler, dans l’un de ses nombreux ouvrages, du « pays que le vulgaire appelle Terre Neuuve, qui dès le commencement qu’elle fut descouuerte iusques à ce iourdhuy, a porté et porte encore ce nomFootnote 61 ». Thevet soulignait souvent que ses textes se fondaient sur des entretiens avec des marins, surtout bretons, et son emploi du mot « vulgaire » reflète la manière dont, au xvie siècle, on qualifiait la pensée et la parole populaires. Au cours des années 1570, Parkhurst décrivait à son mécène Richard Hakluyt la zone en ces termes : « les nombreux navires qui vont à Terra Nova, ou Newfoundland, pour chercher du poisson ». Cela laisse entendre que si un géographe comme Hakluyt connaissait l’endroit sous le nom de Newfoundland, la plupart étaient plus familiers avec celui de Terra Nova Footnote 62.
Tandis que les sources textuelles attestent que les marins recouraient fréquemment au syntagme Terra Nova, les cartographes du xvie siècle n’employaient guère l’expression, qui n’apparaît que sur une poignée de cartes – principalement sur celles réalisées par le Vénitien Gastaldi. Le plus souvent, on le rencontre sous d’autres noms et à propos d’autres configurations spatiales. En règle générale, les cartographes et géographes de l’époque organisaient et nommaient l’Atlantique du Nord-Ouest de deux façons. La première consistait à désigner les différentes parties de la région par les noms que leur avaient donnés les navigateurs en mission officielle, en particulier pour marquer la propriété. Dans ce cas, en effet, le nom servait, ou du moins cherchait à revendiquer et délimiter l’espace contrôlé par les Européens. Ainsi les voyages de Giovanni da Verrazzano et Jacques Cartier donnèrent-ils naissance à deux toponymes : la Nouvelle-France, bientôt fixée au niveau de la vallée du Saint-Laurent, et le royaume imaginaire de Norumbega, dont la situation géographique resta en revanche largement indéterminéeFootnote 63. Les premières cartes de l’actuel Newfoundland lui donnent des noms hétéroclites : « Terre découverte par les Anglais », « Terre du roi du Portugal », « Terre du Labrador »Footnote 64. Contrairement à l’expression Terra Nova, très répandue, le mot Newfoundland ainsi que l’emploi de l’île elle-même comme repère de la pêcherie étaient ignorés en dehors de quelques cartes et textes anglais. L’île ne fut pas toujours connue sous ce nom. Jusque dans la seconde moitié du siècle, les géographes, les cartographes, parmi d’autres, faisaient souvent référence à l’« île de la morue », l’« île de Bacalaos », et même à la mystérieuse « île aux démons »Footnote 65. Pendant la majeure partie du xvie siècle, les Européens ne savaient pas si Newfoundland était une île ou bien un archipelFootnote 66.
Ces représentations contradictoires de l’espace apparaissaient parfois sur la même carte. En 1511, l’illustre cartographe génois Vesconte Maggiolo acheva un atlas couvrant la totalité du globeFootnote 67. Réalisée à Naples mais fondée sur l’expérience acquise par Maggiolo à Gênes, avant-poste de la science cartographique de l’époque, la carte intégrait les toutes dernières connaissances relatives à l’Atlantique Sud et aux AmériquesFootnote 68. Dans le coin nord-ouest de l’Atlantique, le cartographe attirait l’attention sur la « Terre des Anglais », la « Terre du Labrador du roi du Portugal », la « Terre de Corte-Real du roi du Portugal » et la « Terre de la pêche » (fig. 4) – quatre expressions pour décrire ce qu’à peu près à la même époque, les camarades du marin breton Dobel résumaient dans la formule « Terre-Neusfve ». Les termes choisis par Maggiolo étaient tout à fait caractéristiques de la manière dont les cartographes méditerranéens, allemands, portugais, espagnols et français voyaient l’Atlantique du Nord-Ouest au xvie siècle : un mélange de noms issus de l’exploration, des revendications territoriales des rois et de la production marchandeFootnote 69.
La seconde approche, qui devint de plus en plus courante au fil du siècle, consistait tout simplement à nommer l’intégralité de l’Atlantique du Nord-Ouest d’après son principal produit d’exportation, la morue. Le mot Bacalaos ou Bacalhau, qui désigne en espagnol et en portugais la morue salée et séchée, était le plus répandu : pour de nombreux consommateurs européens et méditerranéens, la morue venait, littéralement, d’un lieu nommé morue salée sur les cartes. Ce nom apparaît dès 1508 sur une carte réalisée par Johannes Ruysch, mais, selon des sources ultérieures, c’est à Sébastien Caboto, fils de Zuan Caboto, qu’en reviendrait, à la même époque, la paternitéFootnote 70. À l’origine, Bacalaos désignait une île, mais chez les géographes espagnols, portugais et méditerranéens, le terme renvoyait parfois à toute la côte de l’Atlantique du Nord-Ouest, parfois seulement à une portion de la régionFootnote 71. Par exemple, dans un ouvrage sur les îles daté du milieu du xvie siècle, le cartographe Alonso de Santa Cruz appelait « Tierra de Bacallaos » l’ensemble de la côte de l’Atlantique du Nord-Ouest (fig. 5)Footnote 72. Il n’existe qu’un seul autre exemple de vaste région ayant reçu son nom d’une marchandise, le Brésil, que les Portugais baptisèrent d’après le bois de teinture du même nom. Le terme Bacalaos a mené une sorte de vie parallèle à celui de Terra Nova, apparaissant sur les cartes tout au long du xvie siècle avant de disparaître au cours du xviie siècle. Mais le premier n’a jamais été employé aussi fréquemment et largement que le second. Au demeurant, il n’est pas certain que Bacalaos ait, comme Terra Nova, désigné un espace cohérent : cartographes et géographes avaient tendance à l’appliquer de manière aléatoire à des côtes et des îles différentes, et à des terres plutôt qu’à la mer. De façon significative, Bacalaos apparaît rarement dans des sources écrites liées aux marins, et peu de travailleurs de la pêche semblent avoir considéré qu’ils pêchaient la morue à Bacalaos. On a là une preuve supplémentaire de la coexistence, au xvie siècle, de conceptions concurrentes des nouveaux espacesFootnote 73.
D’après les sources, ces noms alternatifs n’ont jamais connu la fortune de Terra Nova. Cela s’explique, selon moi, par le fait que cette expression n’était pas seulement une autre manière de nommer l’Atlantique du Nord-Ouest ; elle représentait une idée différente de l’espace qu’elle désignait. Les cartographes voulaient donner des noms à des terres et à des îles – des lieux qu’il était possible de revendiquer, de s’approprier, d’exploiter. Les marins semblent avoir préféré un terme suffisamment souple pour correspondre au travail mobile et flottant qu’ils effectuaient dans l’Atlantique du Nord-Ouest. Terra Nova n’était pas un lieu fixe dont on pouvait revendiquer la propriété, mais un lieu de pêche : c’est ce qui le rendait bien plus utile aux marins qu’aux cartographes.
Terra Nova comme action et comme expérience
Que signifiait se rendre à Terra Nova ? Dans les années 1540, le marin normand anonyme cité plus haut assure que la présence des oiseaux en signalait l’approche. Quand, au bout d’environ un mois de navigation, un navire arrivait dans l’Atlantique du Nord-Ouest, le marin aguerri devait rechercher « grands bends de faulqnetz et aussi de grandes bends de petis oyselletz qui sappellent marmyons vous serez denvyron a quarante lieues du banc ». Lorsque les oiseaux disparaissaient, expliquait-il, c’est que l’on avait enfin atteint les Grands Bancs ; on pouvait alors jeter une ligne de sonde pour déterminer la profondeur de l’eauFootnote 74. Parmenius, poète hongrois envoyé à Terra Nova en 1583 pour faire la chronique du voyage de Sir Humphrey Gilbert, associait lui aussi la région à la faune, à la météorologie et au climat. Selon lui, on avait atteint Terra Nova quand on se heurtait à un brouillard infini, à une pluie battante, à des vents violents, quand le poisson laissé trop longtemps à sécher brûlait au soleil et quand on apercevait les premiers icebergs, même au mois de maiFootnote 75. Voici comment il mettait en garde son lectorat anglais :
Certains de nos compagnons ont rapporté qu’au mois de mai, ils se sont retrouvés bloqués pendant seize jours entiers dans une énorme quantité de glace, certains icebergs faisant soixante brasses de profondeur ; et quand leurs flancs exposés au soleil fondaient, la masse tout entière basculait, comme si elle était fixée à une sorte de pivot, si bien que le haut se retrouvait alors en bas, mettant en grand danger les personnes à proximité, comme vous pouvez aisément l’imaginerFootnote 76.
Mais, tout en se plaignant du temps et des risques de la pêche, Parmenius résumait ce qui faisait le prix de ce périple : on était arrivé à Terra Nova quand on trouvait « piscium inexhausta copia », une inépuisable réserve de poissons.
Pour d’autres marins, c’étaient les hommes qui faisaient Terra Nova. Alayn Moyne, pilote breton qui, en 1536, guida jusqu’à Terra Nova les vaisseaux de l’aventurier anglais Richard Hore, savait qu’il était arrivé quand il se retrouvait de nouveau parmi ses compatriotes. Tandis que l’équipage anglais passait ses journées à pêcher dans de petits bateaux au large des côtes, Moyne se promenait sur les plages, allant « sur terre parmi les Bretons ses compatriotes et s’amusait avec eux pendant un jour ou deuxFootnote 77 ». Chaque année, de mai à août, les marins bretons se trouvaient infailliblement à Terra Nova : si cette présence procurait à Moyne du réconfort, elle lui coûta cependant cher puisque, de retour à Londres, il fut accusé d’abandon de poste. Clemente de Odeliça, marin basque espagnol qui était à Terra Nova en 1542 et témoigna, la même année, dans l’enquête de Guipúzcoa, savait que lui et son équipage étaient arrivés à Terra Nova lorsqu’ils rencontraient les communautés autochtones (probablement des Innus du sud du Labrador) : il racontait en effet « que de nombreux Indiens affluaient vers son navire dans la Grande Baie [Gran Baya] et qu’ils mangeaient et buvaient ensemble, et qu’ils étaient en excellents termes, et que les Indiens leur donnaient des peaux de cerf et de loup en échange de haches, de couteaux et d’autres broutillesFootnote 78 ». Dans sa déposition devant la même cour, Lefant remarquait en passant qu’à Terra Nova, « les gens font commerce de peaux de martre et d’autres peaux, et ceux qui s’y rendent apportent toutes sortes d’objets en fer. Et que les Indiens comprennent n’importe quelle langue, le français, l’anglais, le gascon et leur propre langueFootnote 79. » Après environ quarante ans de fréquentation régulière par les marins européens, Lefant se sentait à Terra Nova comme chez lui. En somme, c’était un lieu que les marins ne voyaient pas seulement comme un point sur une carte, mais comme une série d’expériences : certains oiseaux, une météo particulièrement désagréable, des compatriotes et une communauté autochtone toujours présente. À leur tour, ces expériences traçaient les contours de Terra Nova et définissaient ce qui en faisait partie ou non.
Terra Nova était quelque chose d’artificiel, un espace créé par l’action humaine et lié au comportement des marins du début du xvie siècle. Après tout, c’est cela, un lieu : une idée de l’espace et des relations spatiales que nous créons par nos actions et nos motsFootnote 80. Il fallait fabriquer Terra Nova et l’imposer au monde. Ce faisant, les travailleurs de la pêche créèrent une réalité intelligible aux autres marins. Les personnes, les oiseaux, les côtes, le brouillard, la banquise, les souvenirs et les expériences : tels étaient les éléments constitutifs du sens du lieu construit par les Européens. Car Terra Nova était décidément un lieu, un espace délimité sur la carte mentale de nombreux Européens. C’était une destination où l’on pouvait se rendre, une pêcherie différente de l’Islande, de l’Irlande et de bien d’autres. Mais les lieux sont choses subjectives, changeantes. Terra Nova n’était pas une réalité fixe : ce n’était ni un point ni une zone bien définie situable sur les coordonnées d’une carte, mais un terme suffisamment malléable pour renvoyer à une énorme portion de l’Atlantique du Nord-Ouest.
Cette caractérisation ne suffit pas à expliquer le fonctionnement de Terra Nova. Les recherches menées sur l’espace permettent de pousser plus loin l’interprétation. La conception de Terra Nova chez les marins du xvie siècle correspond plus largement à la manière dont les anthropologues et les archéologues comprennent la construction humaine de l’espace et du lieu. Un lieu n’existe pas en soi, mais est toujours à créer : nous le créons en agissant. Autrement dit, les actions produisent des savoirs qui produisent des lieux. Le déplacement et le travail en sont les éléments unificateurs. Comme l’écrit T. Ingold, « nous connaissons en avançant, d’un lieu à un autre […]. [L]a connaissance que l’on a de l’environnement se forme continûment, au cours même des déplacements que l’on effectue en son seinFootnote 81 ». Alfred Gell a brillamment étudié les différences entre la navigation au moyen d’une carte mentale et la navigation au moyen de l’expérience vécue. Il a aussi démontré que les deux sont inséparables : bien que l’expérience nous permette de produire des routes navigables, nous devons aussi être capables de situer notre position sur une carte mentale à mesure que nous nous déplaçonsFootnote 82. Nous employons nos expériences, les souvenirs de nos déplacements, pour concevoir des lieux et des cartes mentales afin de naviguer entre ces lieux et en leur sein. Parfois, ces cartes mentales survivent sous une forme écrite ou cartographique, mais ce n’est pas toujours le cas. Comme l’a montré Ricardo Padrón, ce rapport à la cartographie et à la navigation, fondé sur l’expérience du déplacement, structurait la manière dont les Espagnols concevaient les espaces coloniaux des AmériquesFootnote 83. À mon sens, il peut aussi contribuer à expliquer le fonctionnement de Terra Nova en tant que carte mentale inséparable de ce que A. Gell appelle « la maîtrise pratique fondée sur des images » que possédaient les marins opérant dans l’Atlantique du Nord-OuestFootnote 84.
Ces images mentales, forgées par le déplacement et l’action, deviennent lieu. Mais comment le déplacement devient-il un espace qui pourra ensuite être articulé sous forme de carte mentale ? On peut s’appuyer ici sur les théories du paysage, acclimatées aux espaces aquatiques. Maria N. Zedeño a défendu avec force la thèse selon laquelle il faut voir le monde comme un ensemble de paysages constitués de repères (landmarks), perçus comme des points particuliers d’interaction entre les humains et la nature (les arbres, les routes, les plages, les mines, etc.). Ces repères étant les « ‘pages’ de l’histoire des usages de la terre et des ressources […], on peut définir le paysage comme le réseau des interactions entre les personnes et les repèresFootnote 85 ». Bien que M. Zedeño emploie un langage terrestre (en anglais, « landscape »), elle décrit une expérience (landmarks) qui façonne une image de l’espace à partir de laquelle il est possible de former une carte mentale. Le processus qu’elle analyse correspond à merveille au fonctionnement de Terra Nova : paysage maritime constitué d’expériences, de repères, tels les oiseaux des Grands Bancs ou la plage de Caprouge. Le travail de M. Zedeño complète l’approche novatrice de Christer Westerdahl en avançant le concept de « paysage culturel maritime », qui « signifie l’utilisation humaine (l’économie) de l’espace maritime par les bateaux : l’implantation, la pêche, la chasse, le transport et les sous-cultures correspondantes Footnote 86 ». Articulant preuves matérielles et culturelles, ce concept propose un outil compréhensif à l’usage de l’archéologie, tout particulièrement de l’archéologie sous-marine, qui vise à saisir les espaces que cette discipline étudie par analogie et par contraste avec les paysages terrestres. À l’instar de la notion de paysage théorisée par M. Zedeño, le paysage culturel maritime tel que C. Westerdahl le définit est constitué de repères et de souvenirs, tous liés à l’action en mer. Pour franchir une étape supplémentaire, j’avancerai qu’un tel paysage – ensemble de repères maritimes – constituait le socle des cartes mentales formées par les marins du xvie siècle dans l’Atlantique du Nord-Ouest.
Les sites et les expériences constitutifs de Terra Nova étaient intégralement liés au travail de la pêche. C’étaient les baies et les bancs, les plateaux et les îles, les plages et les falaises, les nids d’oiseau et les ruisseaux d’eau douce observés et utilisés chaque été par les marins européens. Ces sites étaient construits de bien des manières, car le travail de la pêche impliquait une multitude de tâches différentes, qui déterminaient à leur tour une multitude d’espaces différents. Les zones rocheuses étaient utilisées pour sécher au soleil la morue salée, les plages pour lancer les navires de pêche quand les camps étaient installés au-delà du littoral. Pour ceux qui travaillaient sur les Grands Bancs pour chercher la « morue verte » (préparée à bord des bateaux), c’était la mer elle-même qui formait le point de repère principal, puisqu’il arrivait que les équipages ne posent jamais le pied sur le rivageFootnote 87. En vertu de cette étroite association entre le travail de la pêche et l’Atlantique du Nord-Ouest, le terme Terra Nova était souvent, tout au long du xvie siècle, apparié avec une déclinaison du verbe « pêcher ». Dans les registres notariaux des ports francophones, par exemple, les formules les plus usitées étaient « voyage de terre neufve à la pesche », « aux terres neufves en la pescherie » ou d’autres variantesFootnote 88. Dès 1506, les registres portugais évoquaient « les pêcheries de Terra Nova [das pesquerias da Terra Nova]Footnote 89 ». La déclaration « je vais à Terra Nova » était un équivalent fonctionnel de « je vais pêcher ». Ce schéma linguistique traduit l’idée d’un espace variable et défini par la capacité à accomplir une certaine action. Autrement dit, Terra Nova se trouvait là où l’on pouvait récolter du poisson : un port pouvait être intégré à Terra Nova non parce qu’il y était situé, mais parce qu’il servait à la pêche.
Terra Nova fut donc créée par les voyages dans l’Atlantique du Nord-Ouest et le travail de la pêche. Ce processus a en partie déjà été identifié par d’autres : ainsi Peter E. Pope, s’appuyant sur les travaux de C. Westerdahl et de M. Zedeño, a-t-il affirmé qu’« entre 1500 et 1800, les pêcheurs européens ont créé des paysages culturels maritimes bien distincts à Newfoundland et dans le golfe du Saint-LaurentFootnote 90 ». Or son approche souffre d’insuffisances qui empêchent de bien comprendre Terra Nova. Selon lui, il existe une relative continuité entre 1500 et 1800, alors que, à mon sens, le xvie siècle occupe une place à part. Il pose en outre que la salle de pêche (fishing room, un poste de pêche établi sur le rivage) constituait l’élément essentiel du paysage culturel maritime dans l’Atlantique du Nord-Ouest. Si cette affirmation est exacte pour le xviie siècle, aucun élément ou presque ne l’atteste pour le siècle précédent. Quoi qu’il en soit, ce n’était que l’un des repères à travers lesquels les Européens interagissaient avec le paysage. En outre, la focalisation sur la salle de pêche met l’accent sur le littoral au détriment de la mer. La conception du paysage culturel maritime de Newfoundland de P. E. Pope est donc, en dernière instance, terrestre, liée à des lieux spécifiques situés sur la carte, à la fois parce qu’il insiste sur l’importance de ces structures et parce qu’il emploie le toponyme moderne Newfoundland. Quid des travailleurs de la pêche qui n’utilisaient pas ces salles – à l’instar des Normands qui passaient l’été sur les Grands Bancs, restaient au large et préparaient la morue verte sans jamais poser le pied sur le rivage ? Quid de la haute mer où les baleiniers basques pourchassaient leur proie ? Quid des colonies d’oiseaux que les marins européens pillaient pour se nourrir, activité indispensable pour assurer le fonctionnent le plus élémentaire de la pêcherie ? Quid des baies, des ports naturels et des plages où les Innus, les Micmacs et les Inuits se rassemblaient pour commercer avec les travailleurs de la pêche ? Il est nécessaire de développer une conception élargie de ces sites d’exploitation, terrestres et maritimes, repères constitutifs du paysage culturel et, in fine, de la carte mentale de Terra Nova. Les cabanes de pêche, les stations de dépeçage des baleines, les bancs au large, les colonies d’oiseaux, les plaques de glace, les canoës, les chalupas, les navires, grands et petits – tous ces éléments étaient partie intégrante de la manière dont les marins appréhendaient l’espace. C’était donc un ensemble d’activités, et non une sorte de bicoque, qui définissait les repères et les paysages de l’Atlantique du Nord-Ouest au xvie siècle.
Une telle conception de l’espace, profondément enracinée dans l’expérience et le travail, ne pouvait être créée que par les marins européens qui s’aventuraient chaque été dans la région. La plupart des travailleurs de la pêche se rendaient à Terre-Neuve pendant plusieurs saisons, et des familles ainsi que des villes portuaires entières pouvaient être liées à la pêche saisonnière, ce qui leur permettait de développer une compréhension intime des espaces maritimes dans lesquels travaillaient leurs proches et leurs voisins. Ces marins-là n’étaient pas encore la masse hétéroclite de marins prolétarisés que l’on connaîtrait plus tard dans le monde atlantiqueFootnote 91. D’une manière générale, les équipages de pêche étaient de taille réduite, recrutés localement, parfois par le biais de liens familiaux au sein des communautés côtièresFootnote 92. Il était fréquent que les navires de pêche comptent aussi des grumetes, de jeunes garçons servant d’apprentis à des hommes plus âgés, déjà habitués à la vie en mer (et qui, pour la plupart, avaient entre la vingtaine et la quarantaine). Ces jeunes garçons assistaient parfois des travailleurs de la pêche ayant acquis sur plusieurs décennies une connaissance intime des côtes et des mers de Terra Nova, qu’ils pouvaient ensuite transmettre à d’autres. En 1610, Samuel de Champlain rencontra de « vieux mariniers » à Tadoussac, sur le Saint-Laurent. Ces derniers s’émerveillaient de conditions météorologiques que l’on n’avait pas vues depuis plus de soixante ansFootnote 93. Grâce à une formation pratique, au bouche-à-oreille et à la circulation de l’information au sein des villes portuaires, les marins pouvaient cultiver, transmettre et conserver le savoir du travail et du lieu dans l’Atlantique du Nord-Ouest.
L’écologue Fikret Berkes a fait valoir que le travail répété pendant de longues années dans un paysage particulier produit un savoir localisé et détaillé qui forme une « écologie sacrée » permettant aux communautés de mieux gérer les ressources naturellesFootnote 94. Pour les marins européens de l’Atlantique du Nord-Ouest, sacrée, cette relation l’était au sens littéral du terme : comme l’a montré Miren Egaña Goya, à partir du xvie siècle, les travailleurs de la pêche basques se firent administrer les derniers sacrements et enterrer sur les côtes de Terra NovaFootnote 95. Ces processus de familiarisation, à la fois écologiques et sacramentels, jouèrent un rôle essentiel dans l’histoire du lieu. En 1521, la guilde des drapiers de Londres soulignait qu’il fallait consulter les marins « ayant l’expérience et la pratique de ladite île et de ses environs, ainsi que la connaissance de ses terres, des itinéraires à emprunter sur la mer pour s’y rendre et en revenir, comme la connaissance des havres, des rades, des ports, des criques, des dangers et des bancs que présentent cette côte et ses environsFootnote 96 ». Ce message s’adressait aux personnes qui connaissaient la différence subtile entre un havre, un port, une rade et une crique, aux personnes susceptibles de détenir des informations précises sur les nombreux bancs rocheux et les innombrables dangers de l’Atlantique du Nord-Ouest. L’une de ces personnes n’était autre que le marin normand anonyme qui, dans les années 1540, évoquait les navires qu’il avait abandonnés à Terra Nova, en précisant qu’ils se trouvaient « au havre de Jeh[an] denys dict RongoustFootnote 97 ». Le même disait avoir laissé des bateaux dans un « cul-de-sac » et d’autres dans une « anse-a-main » de la rivière qui se jetait dans le port – ces deux termes désignant des types de méandre. Dans le témoignage qu’il livra à Guipúzcoa, Lefant affirmait avec assurance qu’avec d’autres matelots basques, il avait visité Brest, port de la côte sud du Labrador, et Caprouge, dans le nord de l’île de Terre-Neuve, et décrivait de mémoire le littoral et les ports aux autorités castillanesFootnote 98. Le travail créait de la familiarité, et la familiarité façonnait les conceptions de l’espace.
Si Terra Nova était le produit de l’expérience et de l’observation, elle procédait néanmoins entièrement de perspectives européennes. L’ensemble des sites de pêche qu’elle englobait étaient des lieux où travaillaient des Basques, des Bretons, des Normands, des Portugais et d’autres marins venus de l’autre côté de la mer. Quant aux communautés autochtones, elles restaient à la périphérie de l’expérience des Européens, alors que dans les Caraïbes, en Amérique centrale, en Amérique du Nord, au Brésil et ailleurs encore, celles-ci se trouvaient au centre des interactions européennes avec l’espace. Les relations étaient complexes, délicat équilibre entre un intérêt mutuel dans l’échange de biens (des objets métalliques contre des fourrures, le plus souvent) et maintien d’une distance délibéréeFootnote 99. En règle générale, les Premières Nations (et plus tard les Inuits) font des apparitions aléatoires et souvent nébuleuses dans les documents dont nous disposons ; les recherches archéologiques récentes se sont surtout focalisées sur la période postérieure à 1580 (lorsqu’il est possible de dater les sites)Footnote 100. Certains marins basques disaient avoir franchement fraternisé avec les Innus dans la Gran Baya, quand Bretons et Basques ont probablement rencontré chaque année des marins micmacs sur les îles situées entre le Cap-Breton et NewfoundlandFootnote 101. C’est seulement vers la fin du xvie siècle que ces relations informelles commencèrent à céder la place à un commerce de fourrures au sens plein du terme : les Micmacs et les Innus furent alors attirés dans l’orbite commerciale de l’Europe, au contraire des Béothuks, qui en furent exclusFootnote 102.
En s’imposant, la vision du monde des marins européens effaça le savoir géographique et les territoires des Béothuks, des Micmacs, des Innus et des Inuits. Quoi qu’il en soit, Zoe Todd a montré que les conceptions autochtones de l’espace différaient fondamentalement de celles des Européens. Tandis que, pour les marins européens, l’espace était construit par le travail de la pêche (récolte des produits d’une nature passive) et ses repères, les peuples autochtones avaient tendance à voir « le territoire et le lieu comme des ensembles de relations entre humains et non-humains, relations co-constitutives les unes des autresFootnote 103 ». Les cartes mentales autochtones, différemment construites, engendraient d’autres noms et d’autres géographies. Dans un article cinglant, Susan Manning a souligné qu’au xviie siècle, le colonialisme d’implantation sur l’île de Newfoundland avait entièrement effacé les toponymes et les conceptions du lieu des autochtonesFootnote 104. On trouve les origines de cet effacement au xvie siècle, dans la manière dont les marins ont imposé à la région l’idée de Terra Nova. S’il ne pouvait y avoir de Nouvelle-France à Terra Nova, il ne pouvait non plus y avoir de Ktaqmkuk ou d’Akami-assi. Souvent, les mots mêmes par lesquels les Premières Nations et les Inuits décrivaient et nommaient l’Atlantique du Nord-Ouest se sont perdus ou ont été mal enregistrés, de sorte que peu de toponymes d’origine algonquine ont survécu le long de la côte de ce qu’on appelle aujourd’hui Terre-Neuve-et-LabradorFootnote 105. Ainsi, tout en rivalisant avec les conceptions cartographiques de l’Atlantique du Nord-Ouest, la Terra Nova des marins a nié les conceptions autochtones de l’espace.
Le monde des marins de Terra Nova a façonné le développement d’une présence européenne permanente dans l’Atlantique du Nord-Ouest et défini les cartes mentales européennes pendant la majeure partie du xvie siècle. Dans la longue durée, toutefois, Terra Nova fut remplacée par d’autres manières d’envisager l’espace. Après 1580, les transformations structurelles de la pêcherie engendrèrent une série de problèmes qui minèrent, lentement mais sûrement, ce qui faisait l’essence de Terra Nova : l’expérience partagée du travail de la pêcheFootnote 106. L’échelle et l’intensité de la pêche connurent une croissance rapide, même si les vaisseaux anglais et hollandais éliminèrent les concurrents espagnols et portugais tout en développant le transport de marchandises à destination du sud de l’Europe et des Caraïbes. La concurrence entre travailleurs de la pêche s’intensifia, la violence et la piraterie devinrent endémiques, et les divisions communautaires entraînèrent la séparation des terrains de pêche : les Bretons eurent Petit Nord, les Normands les Grands Bancs, les Anglais Shore. Tout cela eut raison d’une Terra Nova commune. Dans le même temps, la recherche croissante de fourrures déplaça le centre de gravité économique vers la terre au détriment de la mer. Surtout, les Couronnes anglaise et française relancèrent l’exploration de l’Atlantique du Nord-Ouest, remettant ainsi au goût du jour l’idée d’habiter et de contrôler la région de façon permanente. L’île de Newfoundland devint une colonie anglaise et un lieu de rivalité interimpériale. Avec ces mutations économiques et impériales, les anciennes manières dont les marins décrivaient l’Atlantique du Nord-Ouest tombèrent en désuétude et s’effacèrent même des mémoires.
Tous ces événements se déroulèrent cependant longtemps après le développement de la pêcherie, et il faut s’abstenir de les projeter sur le siècle précédent : nous devons au contraire traiter ce dernier comme une période distincte, période de tumulte et de formation, au lieu de le subordonner à une vision impériale et cartographique qui ne fut en réalité imposée que plus tard et par intermittence. Dans cet article, j’ai soutenu la thèse selon laquelle le syntagme Terra Nova reflétait la nature du travail de la pêche, mobile, multicommunautaire, détachée de tout ancrage terrestre particulier et propre au xvie siècle. Cette approche peut nous aider à dépasser la fragmentation qui domine les travaux consacrés aux débuts de la pêcherie et, ainsi, à envisager des cartes mentales fondées sur une expérience partagée et non de petits bouts de terre et de petites îles attribués de façon arbitraire à tel empire ou telle nation.
Penser avec Terra Nova, c’est se détourner des conceptions rigides de la géographie pour embrasser des cadres plus nébuleux et dynamiques (quoique plus déconcertants), des cadres qui reflètent bien mieux l’expérience vécue des êtres humains dans le monde pré-contemporain. En employant Terra Nova comme prolongement du travail de la pêche, les marins du xvie siècle pouvaient relier ensemble la pleine mer, les côtes et les ports pour former un seul espace, celui de leurs actions. À certains égards, Terra Nova ressemble à la Grande Caraïbe, souple et aqueuse telle que décrite par Ernesto Bassi pour le xviiie siècle, ou à la Caraïbe maritime dépeinte par Sharika Crawford pour le xxe siècleFootnote 107. Toutefois, elle ne s’est jamais résumée à des ports et des routes, à savoir à des activités commerciales et des déplacements internes, comme elle n’a jamais non plus été un espace interimpérial telles les Caraïbes. Plutôt qu’être définie simplement par des espaces physiques ou par la séparation entre terre et mer, Terra Nova était façonnée par une relation tripartite complexe, entre la mer, la faune marine et les êtres humains, ainsi que par le travail des marins. Ce cas rappelle aussi avec force que les idées des Européens du xvie siècle au sujet de l’eau étaient plus sophistiquées que ne l’admettent bon nombre d’historiens et d’historiennes : les océans pouvaient effectivement être bien davantage que des grand-routes pour ceux qui tiraient leur subsistance des entrailles de la mer.
Terra Nova n’était elle-même jamais statique. Elle évoluait et changeait au fil des saisons et des années, réalité essentielle qui souligne l’importance du climat et de l’écologie dans les débuts de la pêcherie. Lorsque l’été était froid, elle pouvait rétrécir, la glace et la diminution des réserves de poissons limitant les mouvements des navires de pêche ; à l’inverse, un été chaud venait élargir le champ des possibles. À la fin du xvie siècle, les baleiniers chassaient dans les eaux du Saint-Laurent, alors que dans les années 1540, ils étaient concentrés au large de la côte sud du Labrador. Au tournant du xviie siècle, un nombre croissant de navires pêchaient aux Grands Bancs, devenus l’un des nouveaux centres de gravité de Terra Nova. L’équipage d’un bateau de pêche pouvait se rendre dans différentes parties de la région au cours du même voyage, préparer la morue à bord ou bien la faire sécher sur la plage, ou encore rendre visite à des communautés autochtones dans un port ou dans un autre. Terra Nova était donc une région aux frontières particulièrement fluides, frontières qui pouvaient s’élargir ou se resserrer selon la saison, le marin concerné, les relations avec des communautés autochtones particulières ou l’épuisement des réserves de poissons.
Cette instabilité, ce flou, était au fond un atout pour les marins, car il leur permettait de contrôler l’accès à l’espace du bassin atlantique et le savoir relatif à celui-ci. Terra Nova était un terme nébuleux dont les complexités n’étaient probablement comprises que par ceux qui s’y étaient rendus, ce qui pouvait se révéler utile lorsqu’on l’employait dans les documents bureaucratiques. Dans les cas où les marins déclaraient partir pour Terra Nova, ils prenaient souvent soin (pas toujours) de ne pas dire exactement où ils allaient. C’était parfaitement délibéré, et lié aux nécessités pratiques du travail de la pêche. Anthropologues, archéologues, historiennes et historiens cherchent depuis longtemps à élucider ce que certains appellent la « culture du secret » chez les pêcheurs, qui se montrent vagues, incohérents ou réticents lorsqu’il s’agit de décrire leurs activités à d’autres. Les profanes pourront considérer que cette dissimulation frise l’obsession, mais le contrôle de l’information est absolument essentiel au travail de la pêche. Comme le remarque Thorolfur Thorlindsson, « à bien des égards, un capitaine ressemble à un chercheur, parce qu’il tente de repérer des schémas qui lui permettront de mieux comprendre son environnement et le rendront plus efficace pour attraper du poissonFootnote 108 ». Pour conserver un avantage, puisque la biomasse marine existe en quantité finie dans n’importe quelle pêcherie, on peut choisir de dissimuler l’information – non seulement aux concurrents, mais aussi aux représentants de l’État susceptibles de vouloir taxer et contrôler le travail de la pêche. Partout dans le monde, les travailleurs de la pêche pratiquent de longue date l’art de la rétention d’informations relatives aux terrains de pêche, au grand dam des historiennes et des historiens désireux de reconstituer leurs voyages. On peut ajouter à cela qu’au xvie siècle, la majorité des populations littorales avaient tendance à se soustraire aux autorités étatiques et à dissimuler sciemment leurs activités. Dans un document de 1514, un abbé du nord de la Bretagne déplorait que les marins du coin (des « homes malles », selon ses propres termes) se rendent à « la Terre-Neuffve » sans payer leurs impôtsFootnote 109. À l’évidence, les autorités de l’abbaye étaient troublées non seulement par l’existence même de ces voyages, mais par le fait qu’ils soient soustraits à tout contrôle et impénétrables à ceux qui n’étaient pas du métier. Pour les travailleurs de la pêche, une expression comme Terra Nova était donc utile dans ce délicat pas de deux avec l’État : suffisamment descriptive pour désigner une véritable destination située dans le bassin atlantique ; suffisamment vague, aussi, si l’on ne voulait pas divulguer trop d’informations.
Doit-on considérer que la disparition de la vision pratique et malléable de l’espace inhérente à Terra Nova constitue un échec dans la longue histoire du monde atlantique ? Cela reviendrait à minimiser, voire à nier sa réussite. En effet, dans un siècle où les opportunités ne manquaient pas pour les marchands, colons et autres acteurs étatiques entreprenants, il paraissait vain de s’efforcer à établir une colonie permanente dans un lieu où la faune marine pouvait être récoltée gratuitement. Terra Nova était le nom du monde impermanent, ouvert et aquatique où opéraient les travailleurs de la pêche. C’était leur royaume, le lieu où ils exploitaient les ressources naturelles en quête de subsistances et de profit. Comprendre les usages du mot Terra Nova à cette époque, c’est montrer à quel point était vaste l’idée que les marins de l’Atlantique du Nord-Ouest se faisaient du lieu. C’est, en dernière instance, reconnaître la capacité de ces hommes du xvie siècle à définir leur propre monde et à contester les postulats des cartographes et des explorateurs au sujet des espaces de l’Atlantique et de l’Amérique du Nord. Cette appréhension des débuts de la pêcherie permet donc de mieux saisir les difficultés rencontrées par les marins et de souligner combien leurs actions ont impulsé le changement dans le bassin atlantique. Ainsi se trouvent redéfinies les frontières du premier Atlantique, qui apparaît comme un espace bien plus vaste, contesté et dynamique que l’historiographie le pensait jusqu’alors.