Raymond Queneau note qu'« il y eut des époques où l'on pouvait raconter la vie d'un homme en faisant abstraction de tout événement historique ». On pourrait aussi bien avancer qu'il y eut des époques — qui nous sont peut-être plus proches — où il était possible de relater un événement historique en faisant abstraction de toute destinée individuelle. Nous vivons aujourd'hui une phase intermédiaire : plus que jamais, la biographie se trouve au coeur des préoccupations des historiens, mais elle accuse clairement ses ambiguïtés. Dans certains cas, on y recourt afin de souligner l'irréductibilité des individus et de leurs comportements à des systèmes normatifs généraux, au nom de l'expérience vécue ; dans d'autres, en revanche, elle est perçue comme le lieu idéal où éprouver la validité des hypothèses scientifiques concernant les pratiques et le fonctionnement effectif des lois et des règles sociales. Arnaldo Momigliano a souligné tout à la fois l'ambiguïté et la fécondité de la biographie : d'un côté, « il n'est pas surprenant que la biographie soit en train de s'installer au centre de la recherche historique.

Peu d'hommes auront, autant qu'Ernest Labrousse, marqué en profondeur la réflexion et la production historiques contemporaines. Il vient de nous quitter au terme d'une carrière exceptionnellement longue et, jusqu'au bout, militante pour l'histoire qu'il aimait. Deux grands livres, qui ont précocement défini les problèmes et les règles d'une histoire économique et sociale rigoureuse ; une magistrature scientifique installée à la Sorbonne en 1945, exercée sur deux générations d'étudiants et de chercheurs qui sont venus massivement se placer sous son patronage ; une inlassable activité de chef d'équipe, scandée par quelques grands textes-programmes qui ont façonné de très vastes secteurs de la recherche. Il a fondé une tradition généreuse, puissante, et qui n'a pas cessé d'être revivifiée. Comme toutes les traditions, elle lui a en partie échappé. Elle s'est diversifiée très largement et, parfois, de façon contradictoire. Elle a aussi sécrété, à cause de son succès même, des certitudes et des habitudes. Comme toutes les traditions, elle a tendu à oublier et à faire oublier ce dont elle était née : la volonté d'invention rigoureuse, le goût de l'expérimentation contrôlée qui, après plus d'un demi-siècle, frappent si évidemment qui lit ou relit les pages de l'Esquisse. Le texte que nous publions n'a rien d'iconoclaste. Dans la réflexion critique qu'il propose, il nous a paru être fidèle au volontarisme intellectuel et à l'exigence qui ont traversé tout entière l'œuvre et l'action d'Ernest Labrousse.