Le présent ouvrage porte un projet généalogique, une archéologie de ce qui est contemporain à l’auteur – la ségrégation raciale – et le dévoilement d’un processus historique de rationalisation (en référence explicite à Michel Foucault) au service d’une société de domination et d’exploitation (en référence à Karl Marx). Une biopolitique hispanique appliquée au Mexique colonial aurait ainsi cherché à discriminer et concentrer une catégorie de la population – les « Indiens » – pour en tirer le maximum de profits en tribut et en corvée : c’est pour l’auteur « une politique de la race » (p. 2) permettant une forme d’accumulation primitive du capital. Le tout forme « une racialisation primitive » (p. 171). L’autre objectif d’emblée affiché du livre est d’établir une généalogie entre les premiers camps de concentration de la fin du xix e siècle – comme la politique espagnole de reconcentración mise en place à Cuba en 1896 (déplacement forcé, suivi de la mort de 100 000 insurgés cubains des campagnes) – et les congregaciones ou reducciones d’Indiens fondées au xvi e siècle au Mexique et ailleurs en Amérique espagnole (déplacement forcé et regroupement des collectifs indigènes dans des villages créés de toutes pièces).
La thèse forte de l’absence de solution de continuité est déclinée à plusieurs reprises, à propos de la globalisation – « Dès la seconde moitié du xvi e siècle, par exemple, un ensemble d’infrastructures coloniales [...] commençait déjà à intégrer les territoires américains de l’Espagne dans un monde globalisé » (p. 19) – ou encore des structures et pratiques en lien avec la ségrégation raciale – « [les infrastructures] nous rappellent avec force que certaines structures et pratiques matérielles traversent les vicissitudes de l’histoire et de la politique. Et si la race elle-même a une fonction d’infrastructure, elle peut également continuer à fonctionner de cette manière » (p. 20). Sans y faire explicitement référence, la thèse du livre rejoint partiellement celle du courant indigéniste en vogue dans plusieurs pays latino-américains au xx e siècle qui défendait l’idée d’une société coloniale fondée sur la ségrégation raciale et un « système de castes », reflet d’une « pensée raciste des conquistadores Footnote 1 » ; dès lors, la situation de servitude et d’infériorité des populations indigènes se serait poursuivie tout au long de l’époque coloniale et républicaine. Daniel Nemser établit pour sa part un parallèle entre les reducciones du xvi e siècle et le projet, porté par le président mexicain Felipe Calderón, de « ciudades rurales sustentables » (villes rurales durables) qui visait, en 2009, à créer de nouvelles villes pour y installer des paysans vivant dans des habitats dispersés.
Le livre commence par une introduction théorique – sans contextualisation du Mexique à l’époque coloniale ou de l’organisation sociopolitique de la Monarchie hispanique – présentant un état de l’art, centré sur les études décoloniales, et une série de postulats tirés d’auteurs et autrices de philosophie politique, tels Foucault donc, Giorgio Agamben, le très controversé Carl Schmitt, Achille Mbembe, Silvia Federici, ou encore le géographe Henri Lefebvre et son classique La production de l’espace Footnote 2 . En substance, la ségrégation est un processus de différenciation qui s’opère grâce à des « infrastructures » définies comme « les conditions matérielles rendant possible la circulation des personnes, des choses et des connaissances » (p. 16). Autrement dit, ces infrastructures sont des éléments physiques, pensés et construits pour aboutir à une division des espaces pour y cantonner ou enfermer des groupes. L’auteur insiste sur le jeu d’allers-retours de la spatialisation de la race (les lieux de vie assignent chaque groupe à une catégorie raciale) à la racialisation de l’espace (le processus par lequel certains lieux se définissent par une exclusivité raciale) : « [e]n clair, l’infrastructure peut servir non seulement de signal d’identité ou d’appartenance [...] mais aussi de condition de possibilité pour l’émergence d’un groupe en tant que tel […] » (p. 17). D. Nemser ajoute un dernier ingrédient conceptuel en soulignant la violence des rapports de domination qui coexiste sans aucune contradiction avec une politique du care : le colonialisme hispanique, fondé sur la pastorale chrétienne et un « paternalisme du soin », s’appuie sur un discours d’amour (évangélisation et protection des Indiens vulnérables). Celui-ci est empreint d’une idéologie raciale et participe de la racialisation des Indiens. L’auteur insiste à plusieurs reprises sur la notion de « pouvoir pastoral » développée par M. Foucault et qui se définit comme un pouvoir « fondamentalement bienfaisant » et un « pouvoir de soin ». D. Nemser cherche dès lors à identifier le lien qui existe entre le pasteur (les colons) et ses brebis (les Indiens colonisés).
L’argumentation repose sur quatre vignettes ou études de cas qu’il convient de présenter rapidement. Premièrement, pour le xvi e siècle et le début du xvii e siècle, l’analyse de la mise en place des congregaciones ou reducciones comme opération de construction de l’« Indien ». Ici, D. Nemser dévoile une politique pastorale mobilisant la violence et le care menée dans un même mouvement par l’Église et la Monarchie pour regrouper les Indiens en un même lieu et ainsi permettre leur exploitation. L’analyse des discours et des justifications produits par des membres éminents des ordres religieux (Motolinia, Vasco de Quiroga, Diego Valadés, Gerónimo de Mendieta) révèle un projet savamment pensé : la volonté de faire table rase de la vie sociale et spirituelle des populations autochtones ; la discipline et le contrôle des corps inscrits dans un nouvel espace urbain ordonné méthodiquement (la traza ) et éloigné des anciens centres de peuplement (les altepetl ) ; la mise en réseau des nouveaux foyers urbains pour permettre la circulation des biens et des idées. Ces « nouvelles formes de police » (p. 62) inscrivent matériellement dans l’espace et dans les corps une appartenance raciale, faisant émerger la figure de l’Indien. Deuxièmement, au xvi e siècle, D. Nemser s’arrête sur la création du Colegio de San Juan de Letran, institution d’enseignement religieux créée pour accueillir les Métis et les vagabonds et en faire des agents de la conversion des Indiens, éventuellement des curés. L’auteur y voit un lieu à la fois de racialisation du Métis – qui n’est donc pas le fruit de mélanges entre Indiens, Noirs et Espagnols, mais d’une politique volontariste des autorités pour forger cette figure de l’impureté et de la marginalité, suivant les critères hispaniques de la limpieza de sangre – et d’enfermement. Troisièmement, D. Nemser revient sur la révolte urbaine de Mexico de 1692, révélatrice de l’échec des politiques de ségrégation et des velléités de les réactiver. À partir des témoignages de Carlos de Sigüenza y Góngora et d’Agustín de Vetancurt, l’auteur descelle une « rhétorique de la paranoïa » (p. 115) focalisée sur les mélanges de population qualifiés péjorativement par les autorités de plèbe. Dès lors, la question socio-raciale apparaît comme un problème à résoudre. Les passionnants rapports produits par les curés de paroisse et les recensements opérés après la révolte sont interprétés « non seulement [comme] une technique de contre-insurrection, mais aussi [comme] une modalité biopolitique émergente dans le but de gérer une population racialisée qui n’était plus contrôlée par l’infrastructure de la ségrégation » (p. 123). Quatrièmement, l’auteur s’intéresse aux sciences naturelles de la fin du xviii e siècle, avec la construction de deux jardins botaniques à Madrid et à Mexico, et les travaux de Humboldt qui mathématisent et rationalisent encore plus une racialisation du Mexique colonial. Il s’appuie ici sur Les mots et les choses de M. Foucault et les recherches de Jorge Cañizares-Esguerra sur les discours scientifiques racistes apparus très tôt (début xvii e siècle) dans le monde colonial.
Grâce au dossier « Race et histoire à l’époque moderne » récemment paru dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine , il est assez facile de situer Infrastructures of Race dans un vaste champ historiographique. Le livre s’inscrit en effet pleinement dans le cadre d’une approche nord-américaine pour laquelle la race est une évidence et son usage dans les sciences sociales routinier : la race explique les rapports sociaux d’une domination fondée sur un processus d’essentialisation des différences. Comme chez plusieurs auteurs de ce courant, D. Nemser défend, d’une part, un usage très large du concept de « race » qui renvoie à la production de différentes formes d’humanité et de groupes différenciés. D’autre part, la biologisation est, pour lui, un facteur clef de la naturalisation des catégories raciales. Dans ces analyses, la race et le racisme vont de pair et décrivent des sociétés « comme système de hiérarchies et de dominations fondé sur l’essentialisation et l’absolutisation des différences Footnote 3 ». On retiendra donc de la thèse de l’auteur une ligne de force indépassable : la racialisation est le fruit d’une volonté politique des colonisateurs, un système pensé et mis en place dans cette perspective. Inspirée du courant de la critical race theory et de la théorie de la « racialisation du monde », cette thèse de l’auteur est ici martelée : « une description de la domination raciale qui est à la fois constructiviste et matérialiste, fondée sur les processus d’accumulation et de redistribution qui contribuent à la construction et au démantèlement des groupes raciaux » (p. 10) ; « la race est le résultat d’un système de domination qui, à la manière d’un vampire, retire la vie de certains pour que d’autres vivent mieux » (p. 11).
Au-delà de l’obsession de la race, l’ouvrage présente toutefois certaines limites. Je ne m’attarderai pas sur l’absence de prise en compte par l’auteur des catégories « émiques », celles auxquelles avaient recours les acteurs de l’époque. Le principal biais vient de l’absence de référence aux sources de la pratique (recensements, sauf ceux trop rapidement évoqués dans le chapitre 3, rapports d’inspection, archives notariales, etc.) permettant d’approcher finement les réalités sociales, les contingences et les contextes du Mexique colonial. Il s’agit sans doute d’un choix assumé, car D. Nemser s’écarte de l’historiographie qui s’attarde sur la fluidité des identités ou l’agentivité pour ne retenir que les rapports de domination – dont le fondement est la race – qui structurent toute la société. Il exclut ainsi tout un pan de l’histoire sociale du Mexique (notamment produite en dehors des États-Unis) Footnote 4 . Enfin, le faible recours à des sources autres que des écrits produits par l’élite coloniale limite, de mon point de vue, le projet d’appréhension de la matérialité physique et spatiale – donc des infrastructures comme les rues, les routes, les murs, les places, les boutiques, ou les obrajes , totalement absents de l’analyse – de la ségrégation ou de la racialisation, par exemple à l’échelle d’un quartier ou d’un hameau.
Le livre de D. Nemser constitue néanmoins un jalon historiographique étasunien supplémentaire pour décrire la société coloniale en Nouvelle-Espagne au prisme des groupes « ethno raciaux » (Noirs, Blancs, Indiens) et des mélanges ( racial mixture ) à la suite de Jonathan Israel ou de R. Douglas Cope. Il livre des interprétations intéressantes, tantôt nouvelles, tantôt nuancées, sur des discours coloniaux produits par des auteurs bien connus des historiens et des historiennes : de Mendieta à Humboldt, en passant par Sigüenza y Góngora.