Au mois de juillet 1717 , une curieuse lettre anonyme parvint aux bureaux des secrétaires du roi d’Espagne. Rédigés au nom de « tous les pauvres de la ville de Carthagène », les deux folios couverts d’une écriture régulière dénonçaient dans les termes les plus alarmants la part croissante de population musulmane dans la ville : « Il y a plus de 1 500 moros , âgés la plupart de dix ou douze ans, tous fils et filles de moros libres, résidents dans cette ville, dans laquelle on ne devrait pas admettre des gens d’aussi mauvaise race Footnote 1 . » À cette époque, Carthagène, ville portuaire située sur la côte méditerranéenne du royaume de Murcie, comptait environ 9 000 habitants Footnote 2 , ce qui signifie – à en croire les auteurs de la lettre – que les musulmans représentaient jusqu’à 25 % de la population totale ! La supplique brandissait d’ailleurs la menace d’une rupture de l’équilibre démographique de la ville : « On ne peut consentir une telle populace [ morisma ] Footnote 3 , sinon, d’ici quinze ans, les moros seront plus nombreux que les chrétiens Footnote 4 . » Selon le document, ces musulmans étaient soit de petits commerçants enrichis, soit des esclaves qui vivaient et travaillaient librement, exerçant une concurrence déloyale sur le marché du travail. « À cause de ces moros , aucun pauvre ne peut gagner sa vie, ne peut travailler, ni mettre un sou de côté pour manger, étant réduit à demander l’aumône de porte en porte à défaut de pouvoir trouver du travail Footnote 5 . »
Cette alerte lancée contre la présence musulmane visait plus large : le document était aussi une vive dénonciation des abus commis par une oligarchie municipale accusée d’avoir confisqué le pouvoir à son profit. L’endogamie familiale, la répartition inégale des impôts, la corruption des charges de justice figuraient parmi les reproches qui lui étaient ici adressés. La prolifération des musulmans en ville était également imputée à l’incurie des élites locales : par cupidité, celles-ci auraient préféré louer leurs esclaves plutôt que de les tenir dans leurs maisons. Ce relâchement aurait permis que des musulmans circulent, résident et travaillent librement dans la ville, au préjudice des habitants et au mépris de la religion. Outre la charge contre l’irresponsabilité des maîtres, la supplique déplorait un affaissement général de l’éthique publique des notables qui ne veillaient plus à la sécurité de la ville et de ses habitants. Selon cette logique, le désordre des maisons entraînant le désordre urbain, il en allait de l’intérêt général que le roi intervienne pour restaurer la tranquillité publique. Cet appel n’était rien de moins qu’une mise en demeure car, à défaut d’être entendu, les « pauvres de Carthagène » menaçaient d’aller « vivre et habiter dans les terres des moros [c’est-à-dire au Maghreb] plutôt que de continuer à souffrir de telles injustices Footnote 6 ».
Dans les villes du sud de l’Espagne, à Séville, Malaga, Grenade, il n’était pas rare que des habitants se plaignent aux autorités de la présence musulmane. Ces interpellations pouvaient prendre la forme de suppliques de particuliers ou de corporations de métier, de remontrances présentées par des députés aux Cortès de Castille, de rapports de membres du clergé ou des magistratures municipales adressés au roi. Ces traces éparses et discontinues témoignent de crispations ponctuelles dans le temps et dans l’espace. Si elles existent dès le xvi e siècle, elles sont encore nombreuses entre le milieu du xvii e siècle et le milieu du xviii e siècle, c’est-à-dire longtemps après l’expulsion des morisques (1609-1614), à une époque où les seuls musulmans qui subsistaient en Espagne étaient censés être réduits en esclavage et tenus dans les maisons de leurs maîtres. Au début du xviii e siècle, lorsque fut rédigée la supplique des pauvres de Carthagène, l’islam ibérique avait donc été éradiqué et la présence musulmane était censée être résiduelle alors même que l’esclavage était entré en déclin et que le nombre d’esclaves ne cessait de diminuer Footnote 7 . Dès lors, ce type de plainte pose question : qui étaient ces musulmans qui évoluaient librement dans les villes de l’Espagne méridionale à une époque aussi tardive et, surtout, quel était leur statut ? La réponse n’a rien d’évident, car si ces documents fournissent des descriptions nourries sur la difficile cohabitation entre chrétiens et musulmans, ils ne sont jamais très précis sur l’identité de ces derniers. Au contraire, l’usage systématique du terme moro permettait à dessein de gommer les différences et d’essentialiser le groupe. La catégorie de moro procède en effet d’une généralisation à connotation péjorative qui associe, par une forme d’ethnicisation du religieux, la figure de l’étranger à celle du musulman Footnote 8 . Ce terme permettait ainsi de regrouper sous une même étiquette religieuse des personnes de provenances et de conditions différentes (Turcs, Maghrébins, esclaves, libres, affranchis, etc.) afin de pointer une menace musulmane globale. Cette indéfinition a parfois conduit les historiens et les historiennes sur de fausses pistes, non seulement en leur faisant croire à l’existence d’une communauté homogène Footnote 9 , mais aussi en les autorisant à projeter sur celle-ci des traits spécifiques. Ces suppliques et remontrances ont donc eu tendance à conforter les spécialistes des minorités arabes et musulmanes dans ce qu’ils cherchaient : certains auteurs y ont ainsi décelé la preuve du maintien des morisques en Espagne après les décrets d’expulsion Footnote 10 , d’autres la trace de l’importance de l’esclavage que l’on croyait disparu Footnote 11 , d’autres encore la confirmation de la présence plus ou moins clandestine de musulmans libres Footnote 12 . Ces textes ont été, en quelque sorte, victimes de leur puissance narrative car, en donnant le sentiment de lever le voile sur des populations qui pâtissent d’ordinaire d’une faible visibilité documentaire, ils ont entretenu leurs lecteurs et leurs lectrices dans l’illusion qu’ils fournissaient des descriptions transparentes ne demandant qu’à être citées, commentées et mises bout à bout.
Ce biais méthodologique a fait perdre de vue une dimension essentielle, à savoir que ces documents sont pratiquement tous des requêtes adressées aux autorités. Ils correspondent à une forme documentaire spécifique qui mobilise des grammaires de l’interpellation politique et participe de la production normative en cherchant par la dénonciation, non pas à rétablir, mais à produire une représentation de l’ordre social Footnote 13 . Dans ce type de plainte, la catégorie de moro ne renvoie donc pas à une réalité sociologique objectivable, mais à une position sociale (subalterne) à laquelle les auteurs souhaitaient voir assigner l’ensemble des musulmans. Dès lors, ces textes méritent notre attention, moins pour ce qu’ils disent que pour ce qu’ils font, c’est-à-dire en tant que prise de position permettant de reconstituer les coordonnées d’un champ conflictuel où se joue la question de la place des musulmans dans la société urbaine. Or, contre toute attente, aucune enquête située n’a jamais été entreprise sur ce genre de documents, ni sur les circonstances de leur écriture, ni sur les contextes qu’ils formalisent et les points de vue qu’ils expriment. C’est la démarche que nous avons entreprise en utilisant cette supplique comme point d’entrée pour explorer la condition juridique des musulmans à Carthagène et les tensions qu’elle générait dans les sociétés locales.
Qui sont les « musulmans » de Carthagène ?
À la différence d’autres requêtes similaires, la supplique des pauvres de Carthagène eut la particularité de produire une vaste documentation. De 1718 à 1722, le Conseil de Castille, le plus haut tribunal du royaume, diligenta une enquête : des rapports furent demandés, des consultes rédigées et le gouverneur de la ville ( corregidor ) fut chargé de mener des investigations sur place, interrogeant des témoins et dressant un recensement des musulmans. Cette longue procédure constitue, d’une certaine manière, un vaste travail d’explicitation de ce que la catégorie de moro recouvrait puisqu’il s’agissait pour la couronne de comprendre qui étaient ces musulmans et quels étaient leur statut et leur nombre. Cette enquête documente par conséquent, avec un rare souci du détail, la diversité des conditions et des provenances des musulmans qui cohabitaient à Carthagène ainsi que la variété des modalités de leur insertion dans la ville.
Cette enquête mit d’abord au jour l’existence de deux groupes de musulmans bien identifiables. Le premier était composé des esclaves de l’escadre des galères du roi qui était établie depuis 1668 dans la baie de Carthagène. Avec quatre à huit galères amarrées à quai, une population comprise entre 500 et 1 000 esclaves musulmans et autant de forçats chrétiens condamnés à la rame vivait dans un univers carcéral aux portes de la ville Footnote 14 . Ces galériens étaient recensés par l’administration des galères qui tenait des registres avec les noms, une description physique et la provenance de chacun Footnote 15 . Cet encadrement très étroit s’accommodait cependant de marges de liberté : comme dans d’autres villes portuaires en Méditerranée, lorsque les galères étaient à l’ancrage, de nombreux galériens descendaient à terre pour travailler. Ils pouvaient s’employer dans des tâches variées, depuis le service personnel des officiers jusqu’à la vente de biens comestibles sur les quais, en passant par le louage auprès de particuliers Footnote 16 . Ils restaient généralement identifiables par des signes distinctifs (vêtements, bracelets, etc.). Cette présence dans la ville posait toutefois des problèmes puisque ces esclaves dépendaient de la juridiction des galères, elle-même placée sous l’autorité du roi, ce qui leur conférait une immunité vis-à-vis des juridictions locales Footnote 17 . Le deuxième groupe de musulmans identifié par l’enquête était d’un nombre plus réduit que celui des galériens. La présence de ses membres, plus récente, semblait plus préoccupante. Un événement survenu sur la rive africaine de la Méditerranée en était à l’origine : en 1708, après deux siècles de domination espagnole, le préside d’Oran était tombé aux mains des troupes algéroises. Cette déroute provoqua l’émigration massive des habitants espagnols vers la péninsule et, avec eux, d’environ 800 musulmans membres des tribus oranaises alliées de l’Espagne (désignés comme moros de paz ), dont certains avaient servi dans un corps de supplétifs (les) Footnote 18 . Menacés de représailles par les Algérois, ils obtinrent l’autorisation de passer en Espagne où ils furent répartis dans différentes villes d’Andalousie et du royaume de Murcie Footnote 19 . En dépit de leur faible nombre – à peine une trentaine à Carthagène –, l’installation des musulmans d’Oran ne fut pas une mince affaire : ils étaient libres, pratiquaient l’islam et étaient acclimatés au monde espagnol Footnote 20 . De plus, en raison de leur fidélité, ils se virent placés sous la protection du roi d’Espagne qui leur attribua des pensions militaires en compensation des pertes subies. Ces musulmans d’Oran formaient certes une très petite communauté, mais jouissaient d’une situation infiniment plus privilégiée que celle des galériens.
L’enquête se focalisa cependant sur un troisième groupe de musulmans aux contours beaucoup plus flous, désignés par une variété de termes renvoyant à leur statut : esclave, libre, libertino (du latin libertinus ), affranchi ou empeñado (endetté). Ces termes renvoyaient à des musulmans issus de l’esclavage privé qui, selon des degrés divers, circulaient, travaillaient et résidaient librement dans la ville. Cette situation n’était pas spécifique à Carthagène, on la retrouvait dans de nombreuses villes du sud de l’Espagne, et ce depuis la fin du Moyen Âge, où ces travailleurs musulmans étaient appelés libertos , cortados (littéralement, coupés), horros ou ahorrados (de l’arabe ḥurr , libre). Si ce lexique désigne des esclaves affranchis ou en cours d’affranchissement, il exprime plus largement des degrés de déliaison vis-à-vis du maître, regroupant des affranchis travaillant au service de leur ancien maître, des captifs employés sous le régime du salariat pour financer leur rachat, des esclaves de maison bénéficiant de la liberté de circuler, etc. Ces esclaves n’étaient pas pour autant des esclaves publics, c’est-à-dire dépendant de la municipalité ou de la couronne Footnote 21 . Il s’agissait plutôt d’esclaves de particuliers évoluant dans l’espace public. Les termes utilisés pour les désigner témoignent de la difficulté à identifier des musulmans dont le lien de servitude avec une maisonnée s’était relâché et qui jouissaient par ailleurs d’un accès à une variété de ressources urbaines (résidence, travail, marché, etc.). Pour notre part, nous les désignerons par le terme de libertinos , en usage à Carthagène, ou comme « esclaves déliés » pour souligner la singularité de leur condition. L’omniprésence de ces travailleurs est attestée par de nombreux témoignages qui, d’une part, la dénonçaient comme une atteinte à la sécurité et à la dignité des villes, mais, de l’autre, reconnaissaient l’utilité de cette population qui remplissait des tâches essentielles de la vie économique locale (en exerçant comme manutentionnaires, porteurs de chaise, vendeurs d’eau, etc.). Au début du xviii e siècle, ces musulmans de condition incertaine existaient toujours et, pour des raisons qu’il faudra éclaircir, leur présence semblait devenir de plus en plus intolérable.
Il y a longtemps que l’abondante historiographie relative à l’esclavage a documenté la présence de ces musulmans cortados ou libertinos , et ce en privilégiant deux perspectives. La première a analysé ces situations sous l’angle normatif, en mettant en regard les principes qui régissaient l’affranchissement des esclaves et les écarts constatés dans la pratique. En effet, certains auteurs et autrices, se fondant sur des textes de lois – en particulier les Sietes Partidas castillanes – qui présentent l’affranchissement comme un acte de pure charité de la part du maître envers son esclave, ont jugé déviante une large variété de pratiques qui permettaient d’obtenir la liberté contre de l’argent et l’ont imputée à la cupidité et à l’arbitraire des maîtres Footnote 22 . Au premier plan de ces déviances figurait le contrat d’affranchissement, un accord verbal ou écrit autorisant l’esclave à louer ses services sur le marché du travail libre pour constituer le capital nécessaire à son rachat. Parfois conclus dès l’achat de l’esclave, généralement assortis de clauses contraignantes rendant la manumission très incertaine, ces accords firent l’objet de censures ecclésiastiques et d’interdictions royales. Adoptant implicitement le prisme de l’illégalisme véhiculé par ces textes, de nombreux travaux en ont conclu que ces pratiques constituaient des anomalies au regard du principe de l’affranchissement charitable Footnote 23 . Prenant le contre-pied des approches institutionnelles et normatives, une seconde perspective a inscrit ces situations d’entre-deux dans le champ des relations de pouvoir informelles. Il s’agissait alors de documenter la manière dont les maîtres se jouaient des cadres légaux pour exercer des modes subtils de domination sur leurs esclaves Footnote 24 . Mais ces espaces de l’informalité apportaient également la preuve de l’agentivité des esclaves, des marges de négociation dont ils disposaient leur permettant de s’immiscer dans les interstices du marché pour accélérer le retour à la liberté Footnote 25 . Déviance ou informalité sont en réalité les deux versants d’un même problème qui consiste à partir du présupposé que l’unique horizon normatif de l’esclavage en Méditerranée à l’époque moderne était celui de la maison et des relations entre maître et esclave. Cela a conduit à établir des distinctions nettes entre maison et cité, entre esclavage et travail libre, et à considérer les situations qui échappaient à ce cadre comme des zones grises, des espaces de l’illégalisme, de la dérégulation et du non-droit Footnote 26 .
À travers le cas de Carthagène, nous entendons montrer que l’omniprésence de musulmans libertinos ou cortados dans les villes espagnoles n’était pas le signe d’une informalité généralisée, mais au contraire la manifestation de la pluralité de régimes de droit modelés par les pratiques serviles sur le temps long. En effet, la présence d’esclaves sur le marché du travail libre était une réalité ancienne qui semble avoir pris une tournure importante à la charnière des xiv e et xv e siècles, avec le développement de l’économie de la rançon et du cortège de droits réciproques permettant aux captifs, en Europe et au Maghreb, d’œuvrer à leur affranchissement Footnote 27 . Ces usages ont engendré des droits et des normes, différents dans chaque lieu et dotés de la faculté de déroger aux principes généraux du jus commune régissant le statut des esclaves. Matthias van Rossum, à la suite de Michael Zeuske, a récemment appelé à exhumer la pluralité des « régimes d’esclavage », en envisageant les pratiques serviles comme un espace de confrontation entre des systèmes normatifs concurrents, notamment entre des régimes d’esclavage locaux fondés sur l’usage et d’autres modes d’organisation imposés de l’extérieur qui ont tendu à l’hégémonie Footnote 28 . Cette perspective permet de comprendre les tensions observées dans les villes du Levant espagnol, où l’existence d’esclaves en semi-liberté fut toujours problématique. En raison de l’incertitude planant sur leur condition, les libertinos furent l’objet d’une âpre concurrence entre des instances diverses visant à les contrôler ou à les placer sous tutelle. Les multiples règlements interdisant ou régulant la pratique ne doivent donc pas être envisagés au seul prisme de la déviance, mais comme autant de revendications émanant de ces autorités qui cherchaient à placer ces personnes sous leur juridiction Footnote 29 . L’usage, sa revendication et sa contestation étaient intrinsèquement liés dans la production de la coutume et concourraient à la reconnaissance de droits collectifs Footnote 30 . Les institutions n’étaient d’ailleurs pas les seules impliquées dans ce processus : les libertinos y ont pris une large part, parfois en faisant valoir ces droits en justice Footnote 31 , mais surtout en usant simplement de la liberté d’action que leur procurait leur situation. En effet, l’accès au marché du travail, la possibilité de circuler, de résider, de passer des contrats, de contracter des dettes ou de posséder un capital étaient des ressources dont les esclaves étaient en principe exclus. Dès lors, en agissant de la sorte, ces esclaves cessaient de se comporter en esclaves et mobilisaient une variété de figures juridiques (captif, pauvre, résident, débiteur, femme, etc.) qui ouvrait sur d’autres régimes de protection. Il n’y avait donc aucune informalité dans ces actions, qui étaient une manière d’affirmer des droits tout en les exerçant. Ce processus était cependant source de frictions, puisqu’il se déroulait sous le regard de la communauté qui, en l’absence d’opposition, sanctionnait la reconnaissance des droits Footnote 32 . Les esclaves musulmans étaient donc pleinement impliqués dans ce conflit de normativités, non parce qu’ils se jouaient des normes, mais parce que, par leurs actions, ils contribuaient à les forger Footnote 33 .
Notre corpus documentaire s’appuie pour une large part sur l’enquête diligentée par le Conseil de Castille. Cette procédure ne peut toutefois pas être considérée comme une simple opération de dévoilement d’une réalité sociale qui aurait jusque-là été cachée. Elle ne se situe pas en surplomb par rapport à ces dissensions, mais en est partie prenante et ne les documente que dans la mesure où elle y intervient. Elle constitue un ensemble d’actions signifiantes qui permettaient d’ouvrir un espace juridictionnel dans un domaine où l’intervention des officiers royaux était contestée par des pôles de pouvoir concurrents Footnote 34 . Il y a donc un hors-champ de l’enquête qu’il est essentiel de reconstituer afin de saisir les enjeux des conflits. Nous avons mené ce travail en partie par des recherches complémentaires dans les archives locales de Carthagène et de Murcie, mais surtout par un examen attentif de la documentation produite par l’enquête elle-même. Partant, celle-ci ne constitue pas seulement le noyau principal de notre corpus documentaire, elle est également le foyer problématique de notre propre enquête nous permettant de comprendre quelle est la part prise par la juridiction royale (et plus particulièrement celle d’un gouverneur civil) dans les pluralités normatives qui cohabitaient à Carthagène et qui régulaient la condition juridique des musulmans dans la ville.
Cet article s’ouvre sur une description du déroulement de l’enquête afin de comprendre de quelle manière les informations qu’elle produisit participèrent d’une mise en forme du problème. Dans une deuxième étape, il s’agira de mettre en lumière comment cette enquête s’inscrivait dans la continuité de tentatives, réitérées tout au long du xvii e siècle, d’étendre la juridiction royale sur les esclaves des maisons particulières. Dans la troisième et quatrième partie, nous explorerons les spécificités de l’esclavage privé à Carthagène, qui permettaient que des esclaves accèdent au marché du travail et à la résidence libre, non sans susciter localement de vives tensions. Enfin, dans la dernière partie, nous reviendrons sur l’enquête pour l’éclairer sous un nouveau jour, en soulignant que les procédures menées sur place visaient moins à informer le Conseil sur la démographie musulmane qu’à opérer un nouveau partage des droits de cité entre les musulmans présents dans la ville. À l’issue de ce parcours, nous montrerons comment le cas carthaginois permet de renouveler le questionnaire sur les circonstances de la disparition de l’esclavage maghrébin en Espagne à la fin de l’Ancien Régime.
L’enquête sur l’enquête
Arrivée sur la table du ministre de la Justice en 1717, la supplique des pauvres de Carthagène fut transmise au Conseil de Castille, qui prit l’affaire très au sérieux. Il est vrai que l’arrivée des réfugiés d’Oran suscitait des inquiétudes à Madrid, et qu’il n’était pas clair si les 1 500 musulmans mentionnés dans la supplique étaient liés ou non à l’émigration récente des moros de paz . Des vérifications furent donc entreprises : de 1717 à 1719, les conseillers sollicitèrent des informations auprès d’agents locaux, en particulier parmi le clergé séculier. Le rapport le plus détaillé fut transmis par le curé de l’unique paroisse de Carthagène, qui s’alarmait lui aussi du risque que représentait la population musulmane pour l’équilibre démographique de la ville. S’estimant incapable de quantifier le problème, il jugeait cependant « qu’ils sont très nombreux et que dans les rues on ne voit rien d’autre que des musulmans, hommes et femmes, aussi bien des adultes que des enfants Footnote 35 ». Il pointait ensuite des problèmes d’ordre économique, en particulier la concurrence déloyale pratiquée par ces moros sur le travail agricole journalier. Il dénonçait aussi la charité dévoyée de certains musulmans qui, s’étant enrichis par le commerce, employaient leurs biens pour affranchir des esclaves au lieu de contribuer au soulagement des pauvres de la ville. Le curé établissait un lien entre la prospérité économique de certains musulmans libres ou affranchis et la difficulté à convertir les autres esclaves, car, par la promesse du rachat et par l’intimidation, les musulmans les mieux établis dissuadaient les esclaves de renier l’islam. Enfin, toujours selon le curé, ces moros posaient un grave problème à l’ordre public : outre leurs liens supposés avec les corsaires algérois et marocains, ils agressaient et insultaient les chrétiens en toute impunité Footnote 36 .
En s’appuyant sur ces avis, les conseillers rédigèrent une consulte au roi dans laquelle ils considéraient les allégations suffisamment fondées pour nécessiter une enquête sur place. La partie inquisitoire de la procédure, ouverte en 1720, se vit confiée à Martín de Ibarguen y Jausolo, gouverneur civil ( corregidor ) fraîchement nommé à Carthagène. Celui-ci fut chargé de faire la lumière sur les deux volets de l’enquête, à savoir la corruption des élites municipales ainsi que le nombre et la situation des musulmans dans la ville. Ibarguen procéda tout d’abord à l’interrogatoire de neuf témoins, leur demandant s’ils connaissaient le nombre de « moros de paz, libertinos et esclaves qui résid[ai]ent dans cette ville », si ces musulmans avaient commis des délits, et si les activités auxquelles ils s’adonnaient pour vivre étaient préjudiciables. Les déclarations des témoins convergèrent d’emblée pour imputer la majorité des griefs aux esclaves des galères et aux musulmans d’Oran. Pour les premiers, les problèmes étaient anciens : selon l’un des témoins, les galériens avaient commis ces délits « de tout temps » et « les châtiments infligés par la justice militaire des galères » n’avaient pu les endiguer Footnote 37 . Pour les seconds, on les rendait non seulement responsables de nombreux désordres, mais on s’inquiétait aussi des liens qu’ils avaient conservés avec le Maghreb et de ceux qu’ils entretenaient avec les autres musulmans oranais réfugiés dans la région. À la différence de ces deux groupes, les esclaves privés et les libertinos bénéficièrent de témoignages relativement bienveillants. Plusieurs témoins regrettaient certes qu’on leur laissât une trop grande liberté, ce dont ils avaient profité pour occuper une place prépondérante dans la vie économique locale, aussi bien sur le marché du travail libre que dans le marché informel des denrées alimentaires Footnote 38 . Néanmoins, ces problèmes n’étaient visiblement pas de même nature que ceux posés par les esclaves des galères et les moros de paz . « Les musulmans libertinos et esclaves qui ont été et qui sont dans cette ville n’ont commis aucun délit digne de considération », affirmait l’un des témoins Footnote 39 . « Ceux qui sont ici sont réformés dans leurs mœurs », précisait un deuxième Footnote 40 , tandis qu’un troisième minimisait les préjudices pour l’économie de la ville, soulignant l’utilité publique de leur travail : « […] ils s’emploient dans le dur travail de porter les biens et les marchandises qui sont débarqués dans ce port Footnote 41 ». Le corregidor reprit cette version des faits dans son rapport final : « Les musulmans esclaves et libertinos qui résident dans cette ville ne sont pas nocifs […], au contraire ils sont bénéfiques car ils se consacrent à des tâches et des occupations serviles. » S’ils étaient nombreux dans la ville, estimait Ibarguen, cela était uniquement conjoncturel, en raison de la peste qui entravait la navigation et ne permettait pas aux affranchis de s’embarquer Footnote 42 .
L’avis du corregidor était étayé par un recensement qu’il avait établi, dès le mois de juillet 1720, de « musulmans esclaves et libertinos , petits et grands, qui se trouv[ai]ent dans cette ville et sa juridiction Footnote 43 ». À première vue, ce recensement semble confirmer que la principale préoccupation du Conseil de Castille était bien d’ordre démographique, et que l’enquête d’Ibarguen devait avant tout dresser un état des lieux de la population musulmane. La liste comptabilisait 109 personnes, indiquant pour chacune le nom musulman (avec parfois un surnom chrétien), l’origine, le statut et les noms des éventuels conjoints, enfants et autres membres de la famille (mère, sœur, etc.). Une activité était mentionnée pour un nombre réduit d’entre elles (20/109), avec des indications telles que « vendeur d’eau » ou « fait du commerce dans les denrées alimentaires ». Les catégories de statut étaient variées : esclave (46), libre (32), libertino (14), endetté ( empeñado ) (8). Il semble que les « esclaves », dans leur majorité, travaillaient en dehors de la maison de leur maître, puisqu’il avait été jugé utile pour 5 d’entre eux d’ajouter « sert dans la maison ». On ignore de même si la catégorie « libre » désignait des affranchis (5 sont indiqués avec le nom de leur ancien maître), des travailleurs libres qui n’avaient jamais connu la servitude ou des esclaves fugitifs venus d’autres régions Footnote 44 . Quoi qu’il en soit, ce recensement désamorça le problème démographique : avec 109 personnes, le bilan était très éloigné des 1 500 musulmans dénoncés dans la supplique des pauvres Footnote 45 . Le Corregidor concluait d’ailleurs qu’il n’y avait pas de surpopulation musulmane à Carthagène, à condition que l’on disperse les familles d’Oran. Bien qu’il n’ait recensé que 36 moros de paz à Carthagène, Ibarguen estimait que ce nombre n’était nullement à la mesure du danger qu’ils représentaient car, selon lui, concentrés au même endroit, ils pouvaient se reproduire de façon exponentielle Footnote 46 .
En 1722, accusé lui aussi de malversation, Ibarguen fut destitué et remplacé par un nouveau gouverneur, le comte Guillaume de Rivière d’Arschot, qui cumula les fonctions de gouverneur civil et militaire. Dès son entrée en fonction, ce dernier entreprit de boucler l’affaire de façon expéditive et dans une direction très différente de celle de son prédécesseur. Le 2 janvier 1723, il publia un décret ordonnant l’expulsion vers Alger de tous les esclaves affranchis de Carthagène et demanda au Conseil de Castille d’en faire de même pour les villes voisines de Murcie, Lorca et Orihuela Footnote 47 . Arschot portait donc le fer contre les musulmans issus de l’esclavage privé, ceux-là mêmes qu’Ibarguen avait cherché à épargner. Il prétendit ensuite avoir découvert l’auteur de la supplique des pauvres de Carthagène en la personne d’un certain Joseph Granara, boulanger de la ville, qui l’aurait rédigée pour se venger des autorités municipales à cause d’un marché de fourniture de pain duquel il aurait été écarté. L’arrestation du boulanger acheva de retirer tout caractère politique à cette affaire : selon Arschot, le chiffre de 1 500 musulmans n’était que « fausses et malicieuses informations » au service d’une vengeance personnelle. Le Conseil de Castille en tira les conclusions qui s’imposaient et décida de refermer le volet de l’enquête relatif aux musulmans de Carthagène Footnote 48 .
Le déroulement de cette enquête est en soi très instructif. Les auteurs de la supplique des pauvres, en brandissant la menace d’une surpopulation musulmane, parvinrent à interpeller la justice du roi sur le dérèglement du gouvernement de la ville. Dans un premier temps, les rapports émanant de Carthagène, et plus particulièrement du clergé local, confirmèrent les désordres provoqués par une population indéterminée de musulmans vivant en ville. Dans un second temps, l’enquête sur place présenta un panorama plus nuancé du problème : Ibarguen chercha à identifier des responsabilités en s’efforçant de distinguer les « bons » des « mauvais » musulmans. Il suivit pour cela une logique très simple : les « bons » musulmans étaient les esclaves domestiques de Carthagène, qu’ils soient affranchis ou non ; les « mauvais » musulmans étaient les étrangers à la ville, qu’ils soient galériens ou libres venus d’Oran. Selon lui, les petits délits économiques des premiers ne pesaient pas lourd en regard des désordres provoqués par les autres. Et puisque les galériens relevaient de la juridiction militaire du roi et étaient implantés depuis plusieurs décennies, il fit des Oranais les boucs émissaires des maux de la ville. Cependant, Arschot, le nouveau gouverneur, parvint à une conclusion inverse : il exempta de toute responsabilité les musulmans qui dépendaient directement du roi, à savoir les galériens et les Oranais, pour faire reposer l’ensemble des accusations sur la partie la plus fragile de l’esclavage privé, c’est-à-dire les affranchis et les libertinos .
L’enquête du Conseil de Castille ne peut donc en aucun cas être considérée comme un simple reflet de la situation des musulmans de Carthagène. L’explication qu’elle produisit et les actions qui en découlèrent étaient surdéterminées par l’espace juridictionnel dans lequel le gouverneur pouvait se mouvoir. Il s’agit là d’un point essentiel qui nous invite à considérer l’enquête du gouverneur – et la documentation qu’elle a produite – non comme une description neutre, mais comme une série d’actes juridictionnels par lesquels celui-ci forgeait son autorité en édictant des normes. Quel était ce champ normatif que le gouverneur prétendait activer en menant l’enquête, et plus particulièrement en « recensant » les musulmans de Carthagène ? Comment expliquer qu’un gouverneur civil et un gouverneur militaire, incarnant pourtant tous deux localement la juridiction royale, aient pu produire deux lectures diamétralement opposées de la présence musulmane à Carthagène ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de comprendre de quelle manière, depuis la fin du xvi e siècle, la juridiction royale a tenté de réguler l’esclavage domestique.
Propriété royale et politique des maisons
Depuis la fin du xvi e siècle, les dénonciations de la présence de musulmans « en liberté » dans les villes du sud de l’Espagne se multipliaient, engendrant une abondance de lois et d’ordonnances en vue d’éradiquer le phénomène. Pour Carthagène et le royaume de Murcie, entre la fin du xvi e et le début du xviii e siècle, nous avons recensé pas moins de 18 règlements ordonnant que des musulmans « libres », « libertinos » ou « cortados » soient récupérés par leurs maîtres ou expulsés du royaume. La plus ancienne ordonnance dont nous avons connaissance, datée de 1571, rappelait aux habitants de Carthagène de tenir les esclaves dans leurs maisons Footnote 49 . En 1589, à la suite de l’augmentation du nombre de navires corsaires au large des côtes, le roi, informé « qu’il résidait [à Carthagène] beaucoup de moros libres », autorisa la municipalité à prendre les mesures nécessaires pour éviter toute communication avec l’ennemi Footnote 50 . Cela ne régla visiblement pas le problème puisque deux nouveaux décrets, en 1591 et 1596, renouvelaient l’ordre adressé aux musulmans libres de quitter la ville. En 1602, une lettre royale adressée au corregidor de Murcie, Lorca et Carthagène s’inquiétait d’une information faisant état de la présence de plus de 200 musulmans libres dans la région qui, « étant arrivés captifs et s’étant aidés entre eux et avec l’aide de ceux de leurs familles, avaient obtenu leur rachat et étaient restés là, vivant selon leur loi, et en correspondance continue avec Alger ». La couronne intimait aux autorités locales leur réduction immédiate en esclavage ou leur expulsion du royaume Footnote 51 . En 1615, un nouvel ordre du roi parvenait au corregidor , lui demandant de se rendre à Carthagène pour faire la lumière sur la présence dans la ville de « moros libertinos » qui étaient soupçonnés de se rendre toutes les nuits dans les criques qui jalonnaient la côte pour communiquer avec les corsaires. Si cela se révélait exact, était-il écrit, le corregidor devait veiller à ce que ces musulmans quittent la ville et soient envoyés à 20 lieues des côtes Footnote 52 . La législation prit un tour systématique dans la seconde moitié du xvii e siècle, après que des révoltes populaires impliquant des esclaves et des descendants de morisques eurent secoué les villes andalouses de Grenade et de Séville Footnote 53 . Le 12 juin 1662, un décret général de la chancellerie de Grenade ordonna que les esclaves d’Andalousie et du royaume de Murcie se consacrent au service de leurs maîtres et que tous les « étrangers, esclaves et libertados » soient envoyés dans les terres dans un délai de trois jours sous peine d’être expédiés aux galères. Ce texte condamnait fermement les comportements des « nombreuses personnes qui achètent [des esclaves] et les jettent à la rue pour qu’ils travaillent contre le paiement d’une redevance journalière » Footnote 54 . À Murcie, cet ordre fut proclamé en place publique et réitéré neuf fois entre 1662 et 1681 Footnote 55 . Enfin, en 1712, une ordonnance générale à toute l’Espagne tenta d’éradiquer le phénomène une fois pour toutes. « Il faut obliger [les esclaves affranchis] à sortir de mes domaines », ordonnait le roi, tout en accordant un délai à ceux qui seraient en train de financer leur rachat, à condition qu’ils s’interdisent « toutes actions externes qui seraient reconnues comme nocives » Footnote 56 .
Cette abondante législation royale était vraisemblablement le résultat de tensions croissantes dans les sociétés urbaines du royaume de Murcie confrontées depuis la fin du xvi e siècle à l’intensification de la guerre de course. En effet, si la défense du littoral était devenue une préoccupation majeure de la couronne, elle était assurée par les milices urbaines et reposait pour une large part sur les finances locales Footnote 57 . Dès lors, les désordres engendrés depuis longtemps par la présence d’esclaves déliés sur le marché du travail prirent une tout autre dimension. Pour leurs détracteurs, il en allait dorénavant de la sécurité du royaume que ces pratiques soient éradiquées, et la législation royale devenait de ce fait une nouvelle ressource. Un premier élément à prendre en compte est donc que cette réglementation n’était pas imposée de l’extérieur, mais venait en soutien aux doléances émises localement par certains groupes. En outre, un deuxième élément important est que cette législation n’était pas restaurative : elle ne visait pas à rétablir des règles qui auraient été bafouées, mais en décrétait de nouvelles qui entraient en concurrence avec des pratiques ancrées dans les coutumes locales. Enfin, un dernier trait essentiel de cette législation est que le roi n’intervenait pas en juge, et qu’il n’édictait pas des mesures de police à l’encontre des libertinos , mais qu’il agissait en chef de maison s’adressant à d’autres chefs de maisons afin de renforcer le pouvoir de celles-ci comme unique cadre normatif des relations serviles. Cela souligne à quel point la légitimité du roi à intervenir dans le domaine de l’esclavage était fragile, et qu’il ne s’autorisait à le faire qu’en se plaçant sur le même pied que ses sujets.
Cette égalité connut toutefois une exception majeure – et c’était là l’une des grandes nouveautés de cette législation – lorsque les esclaves déliés se trouvaient sur les franges littorales situées « entre 15 et 20 lieues des côtes ». Dans cet espace, le droit de la maison du roi l’emportait sur celui des autres, établissant un principe de propriété éminente du roi sur les esclaves des maisons particulières Footnote 58 . Cette démarcation soulignait le caractère dérogatoire d’une telle mesure, en limitant la prééminence royale à une fine bande côtière, distincte des « terres intérieures » ( tierra adentro ), à savoir le reste du royaume, où le droit des familles demeurait intact Footnote 59 . Le long de cette frange, enfin, l’envoi des esclaves déliés aux galères ne relevait pas du droit pénal mais du droit de propriété, c’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas d’une peine, mais de la prérogative par laquelle le roi, se substituant aux propriétaires défaillants, se saisissait des biens sans maître ( mostrenco ) Footnote 60 . Pour la couronne, la participation des esclaves au marché du travail était jugée incompatible avec leur nature patrimoniale. Autrement dit, en tant que biens de famille, ils devaient être insérés dans un patrimoine et tenus par les règles des maisons, ce qui les situait de jure hors du marché du travail et des servitudes du salariat. À défaut, la couronne s’arrogeait le droit de les extirper du marché en les intégrant de force à son propre patrimoine Footnote 61 . Ce rôle des galères comme « fisc royal » a rarement été mis en évidence, alors qu’il apparaît explicitement dans plusieurs ordonnances Footnote 62 . Depuis 1668, l’implantation des galères dans la rade de Carthagène était ainsi la traduction concrète de la menace qui pesait sur les libertinos de devenir des moros del rey , l’autre nom par lequel on désignait les galériens musulmans.
Dans les villes du littoral, il s’avérait donc crucial de pouvoir revendiquer un ancrage dans une maisonnée afin d’éviter l’expulsion ou la confiscation. La condition d’affranchi s’en trouva dévaluée, alors que le statut d’esclave put constituer un cadre juridique protecteur. Le curé de Carthagène expliquait ainsi qu’un grand nombre d’esclaves préférait l’endettement à l’affranchissement : « Il y a beaucoup de musulmans qui, étant endettés de 100 pesos, paient au propriétaire 80 et demeurent endettés des 20 restants. » Ils ont les moyens de payer le reliquat, précisait-il, mais « ils ne le font pas afin de pouvoir dire qu’ils sont esclaves et échapper au risque d’être expulsés de cette ville » Footnote 63 . La législation royale du xvii e siècle fragilisa par conséquent la condition de ces esclaves employés sur le marché du travail, cette liberté de mouvement étant désormais identifiée à une désaffiliation justifiant l’expulsion ou la confiscation.
Les choses n’en restèrent toutefois pas là : à la fin du xvii e siècle, cette législation prit un tour plus radical. Considérant que les maisons particulières étaient globalement défaillantes, les empiètements de la juridiction royale sur le droit des maisons devinrent de plus en plus fréquents. Les esclaves déliés n’étaient plus les seuls visés : les esclaves correctement insérés dans les maisons furent également concernés. En 1679, l’enregistrement de tous les esclaves privés des habitants de Carthagène ( libertinos ou non) fut ordonné afin d’établir un système des classes qui obligerait chaque esclave à servir un temps déterminé sur les galères du roi Footnote 64 . En 1690, la menace devint évidente quand le roi décréta pour toutes les villes des côtes d’Andalousie et de Murcie un recensement des musulmans, « qu’ils soient au pouvoir de leurs maîtres ou libres », afin de les inclure dans un échange de captifs négocié avec le sultan du Maroc Footnote 65 . Désormais, l’œuvre rédemptrice placée au service de la raison d’État ouvrait une nouvelle ère où plus aucun esclave n’était à l’abri de la confiscation Footnote 66 . Ainsi s’opérait un basculement : après avoir cherché à renforcer l’autorité des maisons, les droits de celle du roi prenaient le pas sur celles de ses sujets. Cette politique des maisons, en dépit de ses revirements, poursuivait toujours un même objectif, à savoir entraver toute possibilité pour les esclaves musulmans d’activer d’autres registres de droit que celui des maisonnées. Car le phénomène des libertinos ne prospérait pas seulement sur un abandon de responsabilité volontaire de la part des maîtres, mais aussi sur l’accès à des droits locaux qui reconnaissaient au travail et à la résidence prolongée la faculté d’émanciper les esclaves.
Marché du travail et marché des dettes
En dépit de quelques travaux, les dynamiques de l’esclavage privé à Carthagène et dans le royaume de Murcie restent mal connues. Il est notamment difficile de quantifier l’importance du phénomène : la part d’esclaves privés à Carthagène devait se situer, à la fin du xvii e siècle, autour de 5,5 % de la population totale, ce qui plaçait la ville au-dessus des régions de l’intérieur, comme Madrid ou l’Estrémadure, où ce ratio ne dépassait jamais 2 %, mais très en dessous des métropoles du sud, comme Cadix (13 %) Footnote 67 . Un autre trait caractéristique de cette région était la proximité avec le préside d’Oran, qui était devenu le premier fournisseur de main-d’œuvre servile, ce qui explique que l’écrasante majorité des esclaves provenait du Maghreb (76 %) Footnote 68 . Cela différenciait les villes du Levant espagnol de leurs consœurs andalouses, où la part d’esclaves subsahariens était plus importante Footnote 69 . En revanche, comme toutes les régions du sud de l’Espagne, la demande locale en main-d’œuvre servile était stimulée par les besoins de l’économie agraire. À Carthagène, depuis le milieu du xvi e siècle, la mise en valeur du Campo de Cartagena , vaste plaine semi-aride qui entourait la ville, favorisa le développement d’une agriculture irriguée tournée vers l’exportation. Alors que cet espace avait longtemps été déserté en raison de l’insécurité du littoral, la croissance et le peuplement des campagnes exigèrent une meilleure protection des côtes. Des contingents de travailleurs venaient de la Castille voisine, sans parvenir à combler le manque chronique de main-d’œuvre nécessitant le recours aux esclaves maghrébins Footnote 70 .
À Carthagène comme tout le long de la côte méditerranéenne, le louage et le salariat servile étaient monnaie courante. Ils permettaient que des esclaves travaillent librement, et parfois résident en dehors de la maison du maître, contre le versement au propriétaire d’une part des revenus, qui pouvaient selon les cas être capitalisés et valoir comme forme d’auto-rachat. Certains propriétaires, spécialisés dans le louage, devenaient de véritables pourvoyeurs de main-d’œuvre, répondant à l’élasticité de la demande saisonnière tout en tirant vers le bas un prix de la main-d’œuvre qui, dans ces régions faiblement peuplées, avait tendance à croître. Pour les employeurs, cela permettait de disposer de travailleurs non spécialisés affectés à des tâches lourdes et facilement déplaçables d’un secteur d’activité à un autre en fonction des besoins de la production Footnote 71 . Cependant, l’agriculture et la manutention n’étaient visiblement pas les seuls secteurs d’activité concernés : plusieurs témoignages mentionnent que des libertinos jouaient un rôle important comme intermédiaires commerciaux dans le secteur des denrées alimentaires. Le gouverneur Ibarguen indiquait ainsi que des musulmans tenaient des postes de vente en ville, alors que d’autres allaient « à la campagne et dans les lieux voisins pour apporter à la ville des biens comestibles, tels que des œufs, des poules, des poulets, des chevreaux Footnote 72 ». Un témoin interrogé par Ibarguen estimait quant à lui que ce trafic portait préjudice aux chrétiens « et en particulier aux gens de la campagne, en les privant du bénéfice qu’ils pourraient faire en vendant eux-mêmes le fruit de leur travail, ce qu’ils ne peuvent car ces musulmans vont à la campagne, y compris hors de cette juridiction, pour acheter ces biens et les revendre Footnote 73 ». Il est très difficile de connaître le fonctionnement de ces réseaux de commercialisation et leur degré d’autonomie. À une époque où l’augmentation de la population exerçait une forte tension sur le marché des biens alimentaires, il était vraisemblablement question de réseaux de commercialisation qui échappaient au marché réglementé Footnote 74 . Cependant, on ignore si ces musulmans agissaient pour leur propre compte, pour celui de grossistes chrétiens bien établis ou encore comme relais des circuits d’approvisionnement de l’administration des galères.
En dépit de leurs zones d’ombre, ces témoignages laissent peu de doute sur la visibilité des libertinos dans l’espace urbain, ni sur leur degré d’insertion dans la vie économique locale. Il faut donc se déprendre de l’idée que ces esclaves constituaient une classe subalterne homogène et envisager la possibilité que certains purent prospérer Footnote 75 . Dans ces conditions, on comprend que des esclaves aient cherché à bénéficier des opportunités offertes par le marché du travail libre, y compris en le faisant valoir comme une obligation. En effet, la liberté de circuler ou de travailler pouvait figurer dans certains contrats d’achat d’esclaves comme des obligations auxquelles l’acquéreur devait se conformer. Par exemple, lors de la vente effectuée en 1694 à Carthagène d’une jeune esclave de 15 ans, l’acte stipulait qu’elle devait « être et rester libre et ne pas être revendue pour une somme supérieure [à celle versée lors de son acquisition] Footnote 76 ». Ces clauses avaient pu être négociées dès la réduction en esclavage, notamment lorsqu’il s’agissait d’esclavage pour dettes, ou bien pour garantir la possibilité de l’auto-rachat Footnote 77 . Par ailleurs, la majorité des esclaves de Carthagène étant des captifs de guerre, ceux-ci pouvaient également se prévaloir des libertés réciproques concédées aux esclaves de part et d’autre de la Méditerranée pour revendiquer un accès au marché du travail. En 1662, face à l’interdiction du salariat servile décrétée par le roi, les esclaves musulmans d’Alicante adressaient au roi une pétition réclamant qu’on les laissât travailler comme journaliers « comme cela se fait avec les esclaves chrétiens qu’il y a dans les différentes parties de la Turquie Footnote 78 ». L’économie du rachat et son cortège d’obligations faisaient donc de chaque esclave un débiteur potentiel, redevable de sa valeur, ce qui supposait qu’il devait disposer en contrepartie des moyens de se constituer un capital Footnote 79 . Faut-il rappeler que, en espagnol, le terme ahorrar , épargner, a dérivé au xvi e siècle de horro , affranchi, ce qui souligne la proximité entre la condition d’affranchi et la condition du débiteur devant réunir les sommes indispensables au paiement de sa dette Footnote 80 .
Les libertinos de Carthagène étaient donc des travailleurs lourdement endettés, et cela avait des implications majeures sur leur mode d’insertion dans la ville. En effet, lorsque le travail n’était pas suffisamment rémunérateur, la constitution du capital nécessaire au paiement du rachat demandait de recourir à d’autres créanciers qui pouvaient aussi bien être des chrétiens que d’autres musulmans établis dans la ville. Il n’est pas rare de trouver dans les actes notariés de Carthagène les témoignages de ces transactions et des liens complexes qui se nouaient à ces occasions. Par exemple, en 1724, l’esclave Chilali put acheter sa liberté auprès de son maître grâce à une somme prêtée par un certain Tomas Hidalgo. Néanmoins, Chilali avait dû dans la foulée céder son acte d’affranchissement à son créancier en hypothèque de sa créance Footnote 81 . La monétisation des relations serviles produisait donc des relations de crédit qui créaient à leur tour de nouvelles dépendances, mais ouvraient aussi vers de nouvelles opportunités. Par leur position de débiteur, les esclaves pouvaient recourir à une variété de régimes de protection régissant les relations de crédit. En 1657, Yeto, une esclave affranchie résidant à Mula, une petite ville au nord de Carthagène, était recherchée par la justice de Murcie à la demande de Mateo García, un créancier, pour le non-paiement d’une lourde somme que ce dernier avait déboursée pour son rachat. Estimant cette dette abusive, Yeto demanda la protection de la justice de sa ville, se présentant comme une « habitante [ vecina ] de Mula », « pauvre et misérable », et demandant l’application « des lois de ce royaume » qui interdisaient l’emprisonnement des femmes pour dettes Footnote 82 . Ce n’est donc pas tant de l’absence de liens que naissait l’inquiétude des autorités envers les libertinos que de la variété des registres normatifs activables par ceux-ci de par leur position sur le marché des dettes.
Or c’est bien parce que ce marché offrait de nouvelles ressources que les propriétaires d’esclaves multipliaient souvent les entraves au remboursement des dettes. Temps limité pour réunir le capital, ponction exorbitante sur les salaires, interdiction de quitter la ville, confiscation des certificats d’affranchissement : la longue liste des obstacles au paiement des créances visait à rendre ces dettes perpétuelles Footnote 83 . L’importance du marché secondaire des esclaves à Murcie a été signalée par d’autres travaux : elle est en réalité la conséquence de ce marché biaisé des dettes serviles, où il était devenu moins important d’acquérir les travailleurs pour eux-mêmes que pour les revenus qu’ils généraient Footnote 84 . En 1672, l’évêque de Malaga jugeait sévèrement ce type de pratiques, estimant qu’elles dévoyaient le principe de l’esclavage en réduisant celui-ci à une simple coquille légale qui permettait que, « sous l’apparence d’esclave », des musulmans puissent vivre en complète liberté Footnote 85 . D’autres prélats se montraient plus indulgents : les condamnations morales envers ce régime d’esclavage ne concernaient pas la relation financière en tant que telle, mais plutôt l’inégalité profonde que celle-ci établissait entre les parties. Ainsi, l’évêque de Murcie ne voyait aucun problème aux relations contractuelles entre maîtres et esclaves, pour autant qu’elles fussent relativement équilibrées. Or, selon lui, les conditions iniques imposées par les maîtres « déroge[aient] aux lois naturelles des contrats qui [devaient] pourtant s’observer y compris avec des infidèles Footnote 86 ». Et quand bien même les clauses des contrats auraient été respectées, et les esclaves affranchis, le paiement des taxes de sortie constituait un nouvel obstacle Footnote 87 . En 1766, l’ambassadeur marocain Aḥmad al-Ġazzāl écrivait à propos des esclaves affranchis occupés à travailler comme journaliers agricoles aux abords de Carthagène : « Ces musulmans, quoique rendus à la liberté, étaient comme les esclaves et ne pouvaient quitter la ville tant qu’ils ne se seraient pas acquittés de la taxe que doivent payer les captifs rendus à la liberté. » Et de dénoncer lui aussi le caractère immoral de ce marché des dettes car les sommes dues par les affranchis étaient affectées par leurs maîtres « à des fondations pieuses pour être réparties entre les pauvres » ; « il n’y avait [donc] à espérer ni concessions, ni remises de rançon » Footnote 88 . Al-Ġazzāl pointait par là un mécanisme de transfert de créances qui faisait que les dettes dont l’esclave était redevable n’étaient plus formellement dues à son maître mais aux misérables du lieu. Cette pratique inversait le déséquilibre du contrat et privait l’esclave du droit de demander en justice les protections généralement accordées aux débiteurs fragiles Footnote 89 .
Par conséquent, les propriétaires carthaginois n’auraient pas tant été préoccupés par l’acheminement de la main-d’œuvre depuis le Maghreb que par la question de la retenir sur place par le biais d’une forme de « salariat bridé ». Ce système apparaît dès lors comme un procédé particulièrement efficace d’immobilisation des travailleurs permettant d’entraver l’exercice des droits au retour que l’économie du rachat offrait aux captifs Footnote 90 . Cependant, ce marché des dettes soutenu par un marché du travail contraint présentait un autre problème. À Carthagène comme dans de nombreuses villes du sud de l’Espagne, la faculté de travailler pour se racheter était souvent corrélée à la résidence en dehors de la maison du maître Footnote 91 . Or, si le travail salarié des esclaves était polémique, la résidence urbaine l’était davantage, car elle ouvrait un chemin balisé vers la reconnaissance du statut d’habitant ( vecino ).
Quand la résidence affranchit
« Ces musulmans, supposés être de passage, se maintiennent dans la ville de nombreuses années et certains y deviennent habitants [ se avecindan ]. Forts de cet avantage, ils n’envisagent plus de partir, ce qui constitue un grand préjudice Footnote 92 . » Un témoin interrogé par Ibarguen expliquait en ces termes le problème causé par la possibilité laissée aux esclaves d’élire domicile en dehors de la maison de leurs maîtres. Le salariat bridé pratiqué à Carthagène se prolongeant parfois indéfiniment, cela permettait aux esclaves de résider de façon continue, de se marier, et ainsi d’être progressivement reconnus comme membres de la communauté locale. Car, on l’oublie trop souvent, la capacité de la résidence et du travail libre à forger des statuts d’habitants libres était admise par l’ancien droit castillan depuis le Moyen Âge. Le code juridique des Partidas d’Alphonse X reconnaissait une liberté de jure aux esclaves qui vivaient de facto librement dix années consécutives dans le même lieu où résidait leur maître. Cette période était étendue à vingt ans si l’esclave n’était pas domicilié au même endroit que son maître, et cette clause se voyait annulée si l’esclave était un fugitif Footnote 93 . Ce principe consistait donc à ouvrir l’accès des esclaves à la citoyenneté locale dès lors que les maîtres, en connaissance de cause, ne revendiquaient plus de droits sur eux. L’absence d’usage de l’esclave entérinait l’affranchissement tandis que la résidence lui ouvrait la possibilité d’être reconnu comme membre de la communauté urbaine et de jouir des droits afférents. Ce droit, qui n’était d’ailleurs pas spécifique à la Castille, tient plus largement au principe des libertés communales reconnaissant aux habitants la condition d’« affranchis », c’est-à-dire de bénéficiaires des franchises de la ville Footnote 94 . Peut-être n’est-il pas inutile de préciser ici que le terme arabe ḥurr , libre, qui a donné horro ou ahorrado en espagnol et alforro en portugais, soit affranchi, signifie également « celui qui est exempté, qui jouit d’une immunité Footnote 95 ». De même, à Rome, les libertini (dont dérive libertinos ) étaient aussi bien des esclaves affranchis que des pérégrins récemment installés dans la ville, le terme désignant ainsi de nouveaux citoyens Footnote 96 . Ce processus d’acquisition des droits locaux n’avait donc rien d’informel, mais relevait d’une capacité reconnue de la résidence d’affranchir les esclaves du moment où le maître ne s’y opposait pas.
Il n’est dès lors pas étonnant que la libre résidence des libertinos ait été problématique et que les autorités locales aient cherché à l’encadrer ou à la limiter en procédant à des regroupements dans des maisons ou des quartiers spécifiques. Disons-le d’emblée, on ignore à peu près tout des manières d’habiter de ces travailleurs. En matière d’habitat collectif des esclaves, l’historiographie méditerranéenne a surtout retenu le cas des « bagnes », qui désignaient des lieux fermés où logeaient les galériens. Pourtant, sur le plan étymologique, le terme « bagne » signifiait au départ « un bâtiment », sans précision sur son usage comme prison Footnote 97 . Les « bagnes » des galériens pourraient donc bien n’avoir été qu’un cas spécifique parmi une variété de « maisons » ou de « quartiers » destinés à héberger des esclaves, et en particulier ceux qui se trouvaient en situation de déliaison. Par exemple, à Oran sous domination espagnole, il existait un lieu appelé le « bagne » qui était « une grande maison avec un côté séparé pour les femmes », ouverte la journée et fermée et gardée la nuit par deux sentinelles, et rassemblant jusqu’à 600 esclaves musulmans des familles de la ville Footnote 98 . Les « bagnes » demandent donc à être plus largement inscrits dans une variété de « maisons des esclaves » ou de « maisons des pauvres », que l’on retrouve notamment au Maghreb, qui pouvaient certes servir d’hébergement, mais qui étaient essentiellement des institutions exerçant une responsabilité sur des catégories de personnes faiblement insérées dans la ville Footnote 99 .
Nous devons garder ces éléments à l’esprit pour interpréter des mentions éparses, relevées notamment par Bernard Vincent, qui font état de l’existence de regroupements résidentiels de musulmans dans les villes du sud de l’Espagne. Il subsiste, certes, de nombreuses zones d’ombre sur l’origine et l’organisation de tels lieux : on ignore en particulier s’il s’agissait de regroupements forcés ou spontanés, si ces habitations étaient de création récente ou si elles étaient les héritières des anciennes morerías qui avaient hébergé des mudéjars et, plus tard, des morisques, avant de disparaître dans leur grande majorité au xvi e siècle Footnote 100 . Quoi qu’il en soit, à Séville par exemple, un rapport sur les musulmans libres datant de 1624 expliquait que leur présence en ville générait des problèmes principalement parce qu’on les laissait vivre ensemble dans les mêmes habitations ( en corrales de vecindad ). Cette corésidence nourrissait visiblement une vie communautaire autour de lieux ou d’institutions pieuses, puisque ce document précisait que des rites étaient pratiqués dans ces immeubles, « comme ils pourraient le faire en Berbérie », et que les habitants cotisaient « dans une caisse publique » pour financer le rachat mutuel de leur servitude Footnote 101 . La référence à une caisse commune pour la rédemption des captifs évoque une articulation très ancienne, que l’on trouvait déjà dans les aljamas mudéjars de la fin du Moyen Âge, entre corésidence et institution charitable Footnote 102 . Le regroupement résidentiel s’accompagnait donc manifestement d’une responsabilité mutuelle entre membres, et en particulier envers les plus fragiles d’entre eux. À Mula en 1665, une traduction concrète de cette responsabilité entre corésidents musulmans s’exprima lors d’une enquête sur une rixe entre esclaves. Le juge de ville s’était rendu à « la maison des musulmans qui habit[ai]ent cette ville » pour interroger les témoins et voir si le suspect ne s’y cachait pas Footnote 103 . Ces lieux n’étaient donc pas inconnus des autorités, bien au contraire, puisque, en s’y rendant dans le cadre d’une affaire criminelle, elles leur reconnaissaient une existence juridique comme corps de communauté susceptible de rendre compte du comportement de ses membres. Dans certains cas, il ne s’agissait pas d’un simple bâtiment, mais d’une rue ou d’un quartier de la ville. À Grenade, en 1657, un curé rapportait qu’il existait dans sa paroisse « un quartier appelé des musulmans [ un barrio que llaman de los moros ] » où des rituels islamiques étaient pratiqués et où se retrouvaient des libertinos musulmans avec d’autres récemment convertis à la religion catholique Footnote 104 . Toutes ces mentions permettent de formuler l’hypothèse qu’il existait dans les villes de l’Espagne méridionale des petits voisinages d’esclaves déliés ou affranchis, musulmans ou récemment convertis, qui partageaient une responsabilité commune sur les lieux et les personnes qui y habitaient et revendiquaient une existence corporative à travers l’exercice du culte musulman et l’entretien de caisses de solidarité Footnote 105 . Autant de pratiques qui existaient dans les bagnes de galériens, au sein d’un univers carcéral, mais que l’on observe ici en milieu urbain ouvert. Ces lieux constituaient donc probablement des sas urbains permettant de maintenir ces libertinos dans une position liminaire, leur offrant la possibilité d’élire domicile dans la ville sans pour autant leur reconnaître le statut de résident Footnote 106 .
L’existence et l’organisation de ces voisinages musulmans devaient être tributaires des équilibres de pouvoir locaux. Ces lieux conféraient en effet une visibilité à la présence musulmane dans la ville, car ils étaient propices à une pratique publique du culte musulman, ce qui ne manquait pas de susciter des tensions avec le clergé local. Cependant, en dépit de ses inconvénients, le regroupement résidentiel semblait constituer un moindre mal comparé à la résidence dispersée qui engendrait une invisibilisation urbaine des musulmans et la confusion avec les habitants chrétiens, faisant planer le risque de la contamination religieuse. À Malaga, la résidence dispersée était de mise et les esclaves libertinos louaient des chambres dans des maisons particulières de femmes chrétiennes (dont nombre de veuves) Footnote 107 . Pour lutter contre la promiscuité religieuse engendrée par ce type d’habitat, l’évêque proposa, en 1672, que tous les musulmans libres et esclaves soient reconnaissables par la tonsure ou le vêtement Footnote 108 . Si le regroupement résidentiel était donc un moyen parmi d’autres d’établir une séparation entre habitants chrétiens et musulmans, il n’était guère le plus aisé à mettre en place, avec la question ardue du régime d’administration : fallait-il abandonner la gestion de ces lieux à des chefs communautaires, ou bien fallait-il les placer sous la tutelle de la municipalité ? Aucune des deux solutions n’était pleinement satisfaisante puisque, dans le premier cas, cela pouvait limiter l’autorité de la municipalité dans certaines parties de la ville Footnote 109 , alors que dans le second cas, cela revenait à octroyer à des résidents musulmans ce que la législation royale leur déniait, à savoir la reconnaissance formelle de leur existence comme minorité religieuse.
Quelques années avant que n’éclate l’affaire des musulmans de Carthagène, l’évêque de Murcie, Luis Belluga y Moncada, s’était fermement prononcé en faveur du regroupement des musulmans. Selon lui, le problème des villes de Carthagène et de Murcie venait du fait qu’elles avaient autorisé, comme à Malaga, la libre résidence aux esclaves et aux affranchis sans les réunir dans des lieux spécifiques : « Il est impossible de prévenir les préjudices parce que [les musulmans] vivent mélangés dans toutes les rues et dans toutes les maisons. » Les références du prélat ne venaient pas, comme on pourrait l’imaginer, du passé médiéval de l’Espagne, mais de la ghettoïsation des juifs italiens : « On ne pourra agir que si les musulmans ont leur quartier séparé avec des maisons où il n’y a aucun chrétien, à la manière des juifs à Rome. » L’allusion romaine indique clairement ce que l’évêque avait en vue : un lieu ségrégué dans la ville, sous la tutelle des autorités chrétiennes, qui permettrait le contrôle et à terme la conversion des musulmans. Plus intéressant encore, il affirmait que ces formes de ségrégation étaient courantes dans le sud de l’Espagne :
[…] je les ai connus à Motril à mon époque où ils habitaient dans un quartier séparé appelé ainsi : le quartier des musulmans [ el barrio de los moros ], où ne vivait aucun chrétien. À Cordoue, en mon temps, une partie des musulmans libres qu’il y avait, ou bien tous, ou en tout cas la plupart, étaient réunis dans de grandes maisons de ville, même s’il me semble que d’autres vivaient hors les murs dans des petites maisons à proximité Footnote 110 .
Pour l’évêque Belluga, les villes du royaume de Murcie étaient donc en décalage par rapport à certaines de leurs consœurs andalouses qui avaient maintenu ou rétabli des quartiers musulmans pour éviter la résidence dispersée des libertinos . En réalité, au moment où Belluga écrivait ces lignes, un processus de regroupement urbain des musulmans était à l’œuvre à Carthagène, mais selon une logique très différente de celle souhaitée par le prélat. En effet, au début du xviii e siècle, l’installation des moros de paz d’Oran créa une concentration résidentielle de musulmans dans la ville. Parmi les témoins interrogés en 1720 par Ibarguen, plusieurs indiquèrent que ces Oranais avaient pris leurs quartiers dans les rues de la ville situées au pied du château, peut-être dans des maisons qui leur avaient été cédées en compensation des pertes qu’ils avaient subies. Sous l’influence de ces familles, ce quartier de la ville était devenu un point de ralliement pour les treize familles de moros de paz du royaume de Murcie, qui s’y regroupaient « pour leurs célébrations », à l’occasion de ce qui semblait être, selon un témoin, une « confédération » Footnote 111 . Un autre témoin interrogé par Ibarguen affirmait qu’ils avaient établi dans la rue Jimero une école coranique pour instruire les enfants musulmans de la ville. Les enseignements y auraient été dispensés par Mohamed Ben Megtat, dit « le morabite », un ancien employé des magasins royaux de l’approvisionnement d’Oran réfugié à Carthagène avec ses sept enfants Footnote 112 . Ce lieu, probablement régi selon les principes des fondations waqf, témoigne de la façon dont les musulmans d’Oran utilisaient des institutions charitables pour construire leur patronage sur les esclaves de la ville Footnote 113 . Cela porta ses fruits puisqu’un regroupement résidentiel se produisit autour de cette école : dans les années 1720, et pour la toute première fois, les registres fiscaux commencèrent à mentionner des contribuables portant des noms musulmans habitant dans la rue Jimero Footnote 114 . Peut-être les maisons cédées aux musulmans d’Oran furent-elles mises à la disposition des esclaves de la ville sous le régime de la location, ce qui leur permettait de figurer sur les listes de contribuables Footnote 115 . Face aux menaces d’expulsion, l’inscription sur les rôles fiscaux devait être recherchée comme un moyen de certifier sa résidence, davantage sans doute qu’un lien de crédit ou qu’un certificat de baptême. La protection des familles d’Oran ne constituait donc pas un processus de séparation des esclaves du reste des habitants de Carthagène, mais bien une voie alternative ouvrant l’accès à la résidence et, partant, au renforcement de leur ancrage urbain.
L’évêque de Murcie avait donc des raisons de s’inquiéter, car le regroupement urbain qui se produisait n’avait rien du ghetto mais ressemblait plutôt à un Little Oran au cœur de Carthagène. Dès 1711, le métropolitain avait perçu le danger et avait alerté la couronne du risque que représentaient « certains papaz [arrivés d’Oran], qui sont comme leurs curés, ainsi que d’autres musulmans qui ont beaucoup d’autorité, ce qui a empêché d’obtenir la moindre conversion Footnote 116 ». Ce fut en vain : en quelques années, les exilés d’Oran prirent pied à Carthagène ; ils multiplièrent les actions charitables à l’endroit des esclaves et libertinos de la ville et facilitèrent ainsi la structuration d’un voisinage musulman dans la rue Jimero qui n’existait pas auparavant. Cette situation souleva une vague d’indignation parmi le clergé et les habitants de Carthagène qui pointèrent le laxisme des élites locales et leur incapacité à enrayer un tel processus. En 1717, la supplique des pauvres fut l’une des expressions de cette indignation à laquelle la couronne essaya de répondre en diligentant l’enquête du gouverneur Ibarguen. L’action de ce dernier poursuivait donc un but précis : contrecarrer l’autorité des Oranais en établissant à Carthagène les régulations qui avaient fait défaut.
Recenser ou certifier ?
Qu’est-ce qu’Ibarguen avait en tête lorsqu’il lança un appel à tous les « musulmans esclaves et libertinos » à se présenter devant lui ? S’il n’était pas le premier à recenser les musulmans, il le fit, comparativement, avec beaucoup plus de succès. En 1679, lorsqu’il s’était agi de dresser un registre des esclaves pour servir sur les galères, à peine 18 personnes s’étaient présentées en quinze jours. À l’inverse ici, en six jours, Ibarguen parvint à enregistrer, nous l’avons vu, 109 personnes. Une première explication de ce succès est peut-être à chercher dans l’ordre dans lequel les déclarants vinrent se présenter. Les premiers inscrits sur la liste étaient des affranchis très bien établis à Carthagène, mariés, travaillant en ville, s’identifiant par rapport au nom de leur ancien maître. Parmi eux figurait Jamete, originaire d’Alger, âgé de 50 ans, déclaré comme « libre, ancien esclave de Don Balthazar de Guevara, commerçant en denrées comestibles ». Marié avec une musulmane libre, il se disait « papaz des musulmans de cette ville » résidant depuis vingt ans à Carthagène. Il était accompagné d’Ali Carti, âgé de 36 ans, originaire de Tlemcen, « esclave libertino endetté de 30 pesos avec Doña Jeronima Castilla », marié avec une libertina , également commerçant et résidant depuis quatorze ans dans la ville Footnote 117 . Une fois le recensement effectué, Ibarguen était retourné voir ces deux personnes pour qu’elles valident la liste, l’une et l’autre prêtant serment qu’il n’y avait pas d’autres musulmans dans la ville et sa juridiction. Ces deux hommes, un affranchi et un libertino , se portaient ainsi garants devant le corregidor de l’ensemble des musulmans de la ville. On peut aisément imaginer qu’ils ne s’étaient pas contentés de valider la liste, mais qu’en se présentant parmi les premiers, ils avaient aidé à la constituer, à tout le moins en permettant de vaincre la réticence des libertinos à venir s’identifier devant les autorités. Notons enfin que la majorité des personnes venues se présenter étaient originaires d’Alger, de Tlemcen et de Mostaganem, c’est-à-dire des cités rivales d’Oran et en conflit avec celle-ci depuis des décennies. On ne peut donc écarter l’hypothèse que cette liste ait été formée sur la base d’affinités politiques, regroupant des personnes disposées à se placer sous la tutelle du gouverneur espagnol pour faire front contre les exilés d’Oran.
Une autre explication de ce succès vient du fait que le ban appelant les musulmans à se présenter promettait de leur remettre une attestation ( cédula ). Il n’est pas incongru de penser que, en se déclarant au corregidor , les musulmans imaginaient obtenir la certification de leur condition d’habitant. Cette hypothèse semble confirmée par un examen attentif des déclarations effectuées devant le gouverneur. En mentionnant leur activité, leur statut marital, le nom de leurs enfants, le nom de leurs anciens maîtres et les dettes qu’ils avaient contractées, ces personnes ne déclinaient pas leur identité, elles faisaient l’inventaire des attaches et des liens qu’elles avaient noués en ville Footnote 118 . Que l’on se souvienne des menaces d’expulsion et l’on comprend mieux pourquoi l’enregistrement devenait un moyen de prouver son attachement à la ville. Par conséquent, cette liste ne dressait pas un état des esclaves, mais documentait les ancrages locaux d’une partie des musulmans vivant à Carthagène.
Aux yeux du corregidor , cet enregistrement avait visiblement pour but d’établir la figure du « papaz des musulmans de la ville » comme interlocuteur des autorités chrétiennes. En leur reconnaissant un chef, Ibarguen contribuait à structurer une communauté musulmane de référence qui serait identifiée au corps urbain. Jamete n’était probablement jusque-là qu’un papaz parmi d’autres, c’est-à-dire un chef de famille bien établi qui devait présider à certaines célébrations religieuses. En collaborant avec le corregidor , il se voyait reconnu comme le papaz principal, tandis que les fidèles qui avaient l’habitude de se regrouper autour de lui se trouvaient gratifiés de la condition d’habitants de la ville. Rien ne nous dit en effet que les 109 personnes enregistrées constituaient la totalité des esclaves de la ville ; il faut plutôt envisager ce nombre comme la mesure de l’étendue de l’entregent de Jamete. Dès lors, Ibarguen ne cherchait pas à dresser un bilan de la démographie musulmane, il procédait à un redécoupage et à une redistribution des droits entre les musulmans. Grâce à Jamete, il créait une communauté de musulmans sur laquelle il pouvait exercer sa tutelle et qui était désormais identifiée à la ville. Il laissait d’un côté les convertis, absents de l’enregistrement car considérés comme suffisamment insérés, et de l’autre les galériens et les Oranais, également absents de l’enregistrement car regardés comme étrangers à la ville. De même, il est probable qu’un nombre indéterminé d’esclaves privés, bien insérés dans leur maisonnée, ne s’estimèrent pas concernés par cette procédure Footnote 119 . L’enregistrement effectué par Ibarguen délimitait donc un groupe intermédiaire d’habitants musulmans qui, par leur ancrage urbain, ne pouvaient pas être considérés comme des étrangers, mais qui, par la déliaison d’avec leur maître, étaient des membres fragiles de la communauté urbaine. Il créait somme toute une forme d’appartenance transitoire à la cité, permettant d’être reconnu comme résident sans être chrétien, tout en laissant la porte ouverte à un éventuel retour au Maghreb.
L’enregistrement constituait donc bien le point nodal de l’enquête menée par Ibarguen, grâce auquel il ambitionnait d’imprimer une nouvelle forme au gouvernement des musulmans de la ville. Il n’avait pas procédé à un regroupement résidentiel, mais cette liste répondait de fait au besoin d’encadrement que l’évêque de Murcie avait identifié. En adossant le papaz Jamete à sa propre juridiction, Ibarguen établissait une nouvelle polarité musulmane dans la ville autour de laquelle d’autres habitants pourraient venir s’agréger afin de concurrencer le patronage des familles d’Oran. En contrepoint du quartier musulman de la rue Jimero, le gouverneur avait dressé un quartier de papier susceptible de rallier l’ensemble des esclaves privés.
La destitution d’Ibarguen au milieu de l’année 1722 marqua un tournant dans le gouvernement de la ville. Après son départ, la fonction de corregidor fut réunie avec celle de gouverneur militaire, occupée à cette époque par le comte d’Arschot. Ce changement traduisait une emprise accrue du roi sur le gouvernement des villes, contre laquelle Carthagène et les cités du royaume de Murcie avaient jusque-là résisté Footnote 120 . Le nouveau « gouverneur politique et militaire », selon l’expression consacrée, jouissait de prérogatives élargies qui l’autorisaient à agir de manière expéditive. Pour les esclaves, ce changement n’avait rien d’anodin car, depuis le milieu du xvii e siècle, les juridictions ordinaires et militaires s’affrontaient régulièrement pour savoir laquelle était habilitée à appliquer les ordres d’expulsion des esclaves. Pour le Conseil de Guerre – le tribunal militaire supérieur –, l’inefficacité des ordonnances était due aux réticences des autorités locales, gouverneurs civils inclus, à les appliquer dans toute leur rigueur. En 1670, à Malaga, le Conseil de Guerre avait tenté un coup de force en envoyant des compagnies de cavalerie rafler les esclaves jusqu’à l’intérieur des maisons de leurs maîtres. Le Conseil de Castille avait immédiatement répliqué et obtenu la dévolution de tous les esclaves capturés. Il avait argué du fait que les édits d’expulsion étaient des lois du royaume et que leur application relevait de l’ordre politique et non militaire Footnote 121 . À Carthagène, en plaçant les libertinos sous sa juridiction, Ibarguen avait en effet agi politiquement , c’est-à-dire en ménageant les privilèges des parties : ici ceux des maîtres et des créanciers à vivre des rentes placées sur les esclaves ; là ceux des esclaves à continuer à bénéficier de l’accès au marché du travail et à résider librement. Sa destitution marquait donc une rupture puisque les esclaves déliés basculaient sous tutelle militaire, et les méthodes employées par le comte d’Arschot furent beaucoup plus radicales : il prit l’exact contrepied de son prédécesseur et ordonna une expulsion de tous les musulmans libres, « à l’exception de ceux qui ont une pension du roi », ce qui était le cas des musulmans d’Oran Footnote 122 .
Au mois de janvier 1723, une trentaine de personnes embarquait finalement pour Alger dans des navires armés par les Mercédaires. Un religieux qui participait à l’expédition rapporta dans ses mémoires que, ce jour-là, « il fallut embarquer plus de trente musulmans qui se trouvaient libres , sur ordre du gouverneur de la place, ce qui a nécessité beaucoup de rigueur, parce qu’ils vivaient bien à Carthagène et ils craignaient la famine à Alger Footnote 123 ». Étonnamment, le nombre de musulmans expulsés en 1723 correspond au nombre de musulmans enregistrés comme « libres » par Ibarguen deux ans plus tôt (32) et qui s’étaient présentés volontairement en pensant faire certifier leur condition d’habitant. Arschot s’était-il appuyé sur cette liste pour désigner les candidats à l’expulsion, détournant ainsi profondément l’intention qui avait présidé à l’élaboration du registre ? Jamete, le papaz des musulmans, qui comptabilisait vingt ans de résidence continue à Carthagène, était-il du voyage ? Impossible de répondre avec certitude. Tout ce que l’on sait, c’est que l’édit d’expulsion provoqua des troubles dans la ville. Quelques jours après sa publication, Arschot ordonna à la municipalité qu’elle l’informe précisément de l’identité « des personnes vagabondes et de mauvaise vie » qu’il fallait « écarter de cette ville et de sa juridiction Footnote 124 ». On peut donc supposer que, par le truchement des magistrats municipaux, le registre des musulmans changea de main et d’usage. Ce faisant, en opérant un basculement du juridictionnel vers l’exécutif, la militarisation du gouvernement de la ville emporta avec elle un mode singulier d’attribution de droits à des résidents musulmans.
L’affaire de Carthagène éclaire un versant peu connu de l’histoire de la Méditerranée espagnole, celui de la lente restriction du droit de cité des esclaves et des affranchis d’origines turque et maghrébine entre le milieu du xvii e et le milieu du xviii e siècle. En effet, adossé à l’économie de la rançon, un enchevêtrement d’usages permettait à ces personnes un accès au travail et à la résidence libres, dans des conditions qui, selon les lieux, pouvaient se révéler très précaires. Que ce soit pour des raisons religieuses, sécuritaires ou économiques, ces pratiques étaient localement contestées, amenant certains secteurs des sociétés urbaines à multiplier les appels au roi. À Carthagène et dans le royaume de Murcie, où ces coutumes étaient particulièrement favorables aux esclaves, les impératifs liés à la défense des côtes ainsi que la montée en puissance du clergé séculier favorisèrent l’intervention croissante, tout au long du xvii e siècle, de la législation royale dans l’encadrement des pratiques serviles. L’arrivée des exilés d’Oran en 1708 et la place qu’ils prirent dans la ville accentuèrent les tensions et furent probablement l’élément déclencheur de la supplique des pauvres. La procédure d’enquête qui s’ensuivit, et qui a été l’objet de cet article, témoigne d’un tournant majeur dans le gouvernement royal des esclaves. La manière dont Ibarguen intervint s’inscrivait encore dans la continuité de la politique des maisons qui l’avait précédée, dans la mesure où elle établissait des régulations qui respectaient les constitutions et les usages locaux. Néanmoins, l’expulsion des libertinos de 1723 répondait à une autre logique qui cherchait à purger le royaume de l’économie du rachat et de son cortège de coutumes.
Ce basculement invite à relire les circonstances de la fin de l’esclavage en Espagne. Car, rappelons-le, l’esclavage ne fut jamais aboli en Espagne, les débats sur l’abolition au xix e siècle portant exclusivement sur les colonies Footnote 125 . S’il n’y eut pas d’abolition, c’est qu’il y eut d’abord une lente extinction, avant que la couronne n’apporte le coup de grâce, à la fin des années 1760, en orchestrant des échanges massifs d’esclaves avec le Maroc Footnote 126 . Pour la plupart des travaux, l’histoire de l’esclavage au xviii e siècle est donc celle d’une mort lente, abrégée par la couronne pour inaugurer un nouveau partenariat commercial avec le Maroc. Pourtant, l’esclavage ne disparut pas dans la péninsule Ibérique au xviii e siècle : seul l’esclavage turc et maghrébin fut touché, alors que l’esclavage subsaharien se maintint, voire se développa Footnote 127 . De plus, les échanges massifs d’esclaves avec le Maroc n’ambitionnaient pas seulement d’ouvrir une nouvelle ère de paix commerciale, ils arrivaient aussi au terme d’un conflit séculaire pour étendre la juridiction royale sur les esclaves des maisons particulières. L’histoire de l’esclavage en Espagne au xviii e siècle ne fut donc pas celle d’un long déclin, elle fut celle d’une bataille pour l’éradication de l’économie de la captivité qui était profondément ancrée dans les droits locaux.