Comment ne pas se plonger avec curiosité dans un livre qui, dès son incipit, nous promet des rencontres avec « [u]ne ancienne enfant prodige tombée dans la mélancolie, des ambassadeurs amateurs de musique, quelques espions anglais, un nain musicien et polonais, un célèbre et vénérable électricien à lunettes », mais aussi « des inventrices, des éléphants mélomanes, des médecins un peu trop audacieux, une tête d’affiche tombée dans l’oubli, et quelques Cherokees » (p. 7) ? Mélanie Traversier nous entraîne dans une enquête – pour une fois, le terme n’est ni galvaudé ni la métaphore un peu paresseuse du métier d’historien et d’historienne – sur les traces d’un instrument de musique oublié qui connut pourtant ses heures de gloire au siècle des Lumières : l’harmonica de verre. Conçu par Benjamin Franklin, promu par une instrumentiste irlandaise nommée Mary Ann Davies, il suscita l’intérêt, voire la fascination, en Angleterre, en France, en Italie et à Vienne avant d’être progressivement oublié au tournant du xixe siècle. L’autrice a patiemment reconstruit les étapes de sa destinée, en traquant sa présence dans de nombreux fonds d’archives européens et dans des sources particulièrement hétérogènes – correspondances personnelles, mémoires, sources diplomatiques ou curiales, procès-verbaux de l’Académie des sciences, gazettes, programmes de spectacles, etc. Elle nous offre ainsi – et c’est là non le moindre de ses mérites – un ouvrage à la fois érudit et divertissant qui, partant d’un objet dont l’étude peut paraître secondaire à première vue, éclaire des pans entiers du fonctionnement des sociétés européennes au xviiie siècle.
Car l’ouvrage est en effet bien plus qu’une « biographie d’objet » (p. 8) – même s’il l’est aussi. L’harmonica de verre comme laboratoire d’observation sert ainsi de prisme pour rassembler et intégrer des questionnements, des objets et des espaces sociaux que les traditions historiographiques maintiennent le plus souvent séparées. Via l’harmonica, l’ouvrage opère d’abord un rapprochement entre histoire de la musique (celle de l’instrument, de son public, des représentations, du parcours de Mary Ann Davies et de sa sœur cadette, Cecilia Davies, qui aspire à une carrière de chanteuse d’opéra) et histoire des techniques. L’instrument représente en effet une véritable « machine » dont la proximité avec celles, électriques ou électrostatiques, construites notamment par B. Franklin lui-même est importante. Sa conception puis ses transformations successives nous entraînent ainsi dans un monde d’artisans, de verriers, de manufactures (on touche alors à l’histoire économique, car le cristal a de la valeur, et qu’il existe bien un marché concurrentiel des instruments de musique et des matériaux dans lesquels ils sont faits), d’inventeurs et vers celui des institutions qui, en Angleterre ou en France, légitiment les innovations. M. Traversier replace ainsi l’histoire de la musique, qui reste souvent un champ bien trop clos sur lui-même, au cœur d’une histoire de l’innovation technique au siècle des Lumières.
De la même manière, elle ouvre également l’histoire de la musique à celle des sciences et de la médecine, l’harmonica de verre ayant suscité des débats et des réflexions non seulement autour de l’électricité – comme nous l’évoquions à travers la figure de B. Franklin –, mais aussi de l’acoustique et des effets – bénéfiques ou néfastes – que la musique a sur les corps. Cet instrument, par le son longtemps perçu comme « céleste » qu’il produit, se trouva ainsi au cœur des expériences de musicothérapie développées au xviiie siècle. Finalement décrié pour les supposés dangers encourus par ses interprètes (avec l’ébranlement nerveux que provoqueraient les vibrations nées du frottement des verres par l’instrumentiste) et même par l’auditoire, l’harmonica fut pourtant utilisé par Franz Anton Mesmer puis par le sulfureux docteur James Graham, qui lui réservait une place de choix dans son traitement contre l’infertilité, emplois qui suscitèrent des réactions vives dans le monde des sciences et de la médecine – ce qui permet de décloisonner toujours plus l’histoire de cet instrument.
Le destin de l’instrument, l’intérêt qu’il connut puis son déclin sont aussi le moyen d’interroger les logiques de la renommée et du succès au siècle des Lumières, et permettent à l’autrice d’embrasser un paysage historiographique plus vaste encore. On glisse alors vers une histoire des cours et des villes, de l’opinion publique et de réseaux fondamentalement européens. Le fonds des 49 lettres de recommandation et la liste des 132 personnalités ayant fourni des « introductions » à la famille Davies forment le substrat du passionnant chapitre 8. Ce matériau rare aurait sans doute mérité une analyse plus serrée du terme de réseau, non seulement comme métaphore, mais aussi comme concept des sciences sociales, ce d’autant plus que la structuration du réseau en question est l’une des conditions du succès (et de ses limites) des sœurs Davies. On retrouve enfin – et c’est un dernier thème historiographique fondamental dans cet ouvrage – une histoire du genre dès lors que pendant deux décennies au moins l’harmonica de verre fut bien celui « de Miss Davies » : s’interroger sur les conditions et les mécanismes du succès de l’un amène alors à questionner ceux de la réussite d’une jeune femme artiste dans l’Europe des Lumières.
C’est en cela que l’architecture globale de l’ouvrage, divisé en 17 chapitres souvent thématiques qui rattachent cet objet restreint aux différentes historiographies afférentes, mais toujours selon une progression globale chronologique, prend tout son sens : c’est cette continuité qui permet de suivre et de comprendre les vagues d’une telle mode, la succession des moments de célébrité puis d’oubli de l’instrument ou de son instrumentiste principale et, plus encore, les chronologies décalées entre l’Angleterre, la France et l’Italie – les uns se désintéressant de l’instrument à l’instant même où d’autres le découvrent avec passion. La première partie (traitant des années 1760) est consacrée à la conception puis à la découverte, à Londres et à Paris, de cet instrument et aux premiers succès de Miss Davies. La capacité à présenter une « nouveauté » semble être ici la clef du succès : c’est la rencontre entre l’une de ces « enfants prodiges » de la musique, que le xviiie siècle aimait tant, et l’originalité de cet instrument qui assure cette distinction et le passage d’une reconnaissance restreinte dans un champ spécialisé à un intérêt public plus vaste. Ce « duo céleste » (p. 85-99) rencontre des succès à Londres, puis à Paris, avec un concert à Versailles en 1765 comme point culminant ; mais l’intérêt s’essouffle une fois l’attrait de la nouveauté disparu et, lors du retour en Angleterre, les retombées de l’escapade parisienne ne sont pas à la hauteur des attentes de la famille Davies.
S’ouvre alors une deuxième étape, de la fin des années 1760 au milieu des années 1780, qui est celle d’une certaine renommée européenne pour l’instrument et la famille Davies qui s’engage, entre 1767 et 1773, dans un Grand Tour musical passant par les Pays-Bas autrichiens, l’Allemagne, Vienne et l’Italie, avant un retour à Londres. Si l’on aurait aimé en apprendre davantage sur les deux premières étapes du voyage (traitées en une page seulement, alors que l’étape dans des cours « musicales » comme celles de Schwetzingen ou de Bonn ont sans doute préparé le succès viennois), M. Traversier montre de manière passionnante comment le succès se construit et rebondit entre Vienne et l’Italie. La sœur cadette, Cecilia Davies, joue désormais pleinement son rôle dans la « publicité » qui entoure l’arrivée des sœurs et de l’instrument, et l’on voit ici se mêler les réseaux du monde de la musique (avec notamment la recommandation de Johann Christian Bach) et de celui des cours. Le triomphe viennois et l’intérêt de Marie-Thérèse d’Autriche sont une condition au succès italien, notamment celui de la sœur cadette, même si sa réussite reste contrariée par les cabales, les jalousies et la faible maîtrise de la langue italienne par les deux jeunes musiciennes. C’est toutefois ce succès au centre de l’Europe musicale ainsi que le surnom flatteur d’Inglesina que Cecilia y gagne qui autorisent, en retour, une visibilité accrue en Angleterre.
Mais la destinée de l’instrument échappe bientôt aux sœurs Davies, et notamment à Mary Ann, dont l’état de santé ne permet plus de se produire en public. Tandis que les deux sœurs tombent dans l’oubli (les chapitres 12 et 13 permettent de comprendre la fragilité du succès musical féminin au siècle des Lumières), c’est dans le cadre de la « franklinmania » que l’instrument connaît une nouvelle fortune dans la France des années 1780 – ce qui est d’autant plus intéressant que l’identité de son concepteur n’avait jusqu’alors pas fait partie des stratégies déployées pour faire connaître l’harmonica. La troisième partie revient enfin sur les décennies du déclin de l’instrument (années 1780-1830) et, surtout, sur les débats médicaux déjà évoqués qu’il suscita. C’est bien la chronologie qui permet ainsi de se placer au cœur de cette « mécanique du succès » dans un siècle qui place la nouveauté, l’innovation et les « curiosités » au cœur de son fonctionnement. Selon les espaces géographiques et sociaux, l’attrait, la mode puis le déclin naissent tour à tour de l’instrumentiste, de sa sœur, de l’identité de leurs protecteurs ou du concepteur de l’instrument, et se trouvent conditionnés par des logiques relevant alternativement des champs musical, politique, technique ou encore scientifico-médical.
L’ouvrage de M. Traversier, on l’aura compris, impressionne par sa capacité à déployer jusqu’à l’extrême les potentialités heuristiques et historiographiques d’un « cas » ; partant d’un objet qui peut sembler périphérique, elle nous ramène finalement au cœur même du fonctionnement de la société européenne du xviiie siècle. En cela, son ouvrage est aussi une véritable leçon de méthodologie historique.