« Qu’on pardonne mon peu de compétence. Je ne suis pas historien de l’art. De Panofsky, jusqu’au mois dernier, je n’avais rien lu. Deux traductions paraissent simultanément […]. En panofskien néophyte, et bien sûr enthousiaste, […] je dirai[s] que le bénéfice sera grand : [elles] vont chez nous transformer la lointaine et étrangère iconologie en habitus Footnote 1 . » Dans Le Nouvel Observateur du 25 octobre 1967, Michel Foucault ne tarissait pas d’éloges pour saluer la publication en français de deux ouvrages d’Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique et Essais d’iconologie Footnote 2 . Sortis en librairie six mois plus tôt chez deux éditeurs différents (Minuit et Gallimard, respectivement), le premier avec quelques semaines d’avance sur le second, ils portaient la signature d’un auteur au statut ambigu, identifié partout dans le monde comme une figure tutélaire de l’histoire de l’art mais largement méconnu en France, où tous ses livres étaient jusque-là demeurés inédits en dépit de l’intérêt de ses pairs, d’Henri Focillon à André Chastel Footnote 3 . Pour le grand public cultivé, auquel le philosophe s’adressait implicitement, cette double parution constituait donc bel et bien un événement, dans un contexte d’effervescence structuraliste qui ébranlait les frontières disciplinaires et redessinait les horizons épistémologiques Footnote 4 . Pour les spécialistes, en revanche, elle représentait surtout l’amorce d’un rattrapage éditorial, compte tenu du retard pris à traduire des textes quinze à trente ans après leur première publication outre-Atlantique, alors qu’ils circulaient depuis longtemps dans leurs revues et séminaires Footnote 5 .
Le « panofskien néophyte » était toutefois loin d’être naïf. Un an après Les mots et les choses , sa recension prolongeait ses propres réflexions sur l’archéologie des sciences humaines au carrefour de l’histoire et de l’épistémologie Footnote 6 . À ses yeux, l’iconologie pouvait transformer en profondeur les pratiques de recherche, au-delà des effets de mode et des discours sur la méthode, au point de devenir une seconde nature : d’où son allusion, teintée d’ironie, à l’habitus. En utilisant ce terme alors peu usité, au détour d’un jeu de mots, sans plus y revenir dans l’article ni ailleurs, Foucault adressait aussi, sans le citer, un subtil clin d’œil à Pierre Bourdieu, qui avait été quelques années auparavant son étudiant à l’École normale supérieure (ENS) Footnote 7 . Tout à la fois éditeur et traducteur d’ Architecture gothique et pensée scolastique , celui-ci y ajoutait en effet une postface de 32 pages explicitant les apports du livre et systématisant le concept d’habitus, qu’il avait jusque-là mobilisé sous une forme embryonnaire dans ses travaux sur le Béarn et sur l’Algérie Footnote 8 . En 1967, le sociologue avait 37 ans et venait d’être élu, trois ans plus tôt, directeur d’études à la VI e section de l’École pratique des hautes études (EPHE). Auteur et animateur de plusieurs recherches au sein du Centre de sociologie européenne (CSE), le laboratoire fondé en 1960 par Raymond Aron et que celui-ci dirigeait de facto , il était connu non seulement pour ses publications sur le système scolaire (notamment Les héritiers , coécrit avec Jean-Claude Passeron en 1964 Footnote 9 ), mais aussi pour ses réflexions sur la photographie et les musées d’art, objets des ouvrages collectifs Un art moyen et L’amour de l’art Footnote 10 . Inaugurant aux Éditions de Minuit la collection « Le sens commun », qu’il avait lui-même créée en 1965, ces publications précédaient de peu Architecture gothique et pensée scolastique.
Pour Panofsky, cette traduction parachevait un processus de consécration mondiale déjà très avancé, alors qu’il venait de fêter ses 75 ans. Pour Bourdieu, elle prenait place dans une stratégie d’importation et de refondation intellectuelles visant à « réunifier une science sociale fictivement morcelée » Footnote 11 . Cette stratégie consistait, d’une part, à promouvoir une épistémologie conquérante d’inspiration bachelardienne, exposée dans Le métier de sociologue en 1968 Footnote 12 , antipositiviste et transdisciplinaire ; d’autre part, à réunir sous un même label éditorial des classiques oubliés (de l’école durkheimienne à l’anthropologie culturaliste, en passant par le philosophe Ernst Cassirer et l’économiste Joseph Schumpeter), des contemporains encore inédits en France (tels Erving Goffman, Richard Hoggart, Basil Bernstein ou Jack Goody), des jeunes philosophes français tournés vers les sciences humaines (comme Jean Bollack, Louis Marin ou Alexandre Matheron) et des sociologues membres du CSE, à commencer par Raymonde Moulin, Luc Boltanski, Passeron, et Bourdieu lui-même Footnote 13 .
En moins d’une décennie, la diversité thématique, linguistique et disciplinaire de la collection « Le sens commun » a permis de concrétiser cette stratégie, avant que Bourdieu n’entre à son tour dans une phase de consécration, avec la création de la revue Actes de la recherche en sciences sociales en 1975, la publication d’une série d’ouvrages majeurs dont La distinction en 1979 et Le sens pratique en 1980, son élection au Collège de France en 1981, puis la traduction de son œuvre dans un grand nombre de langues Footnote 14 . Dans cette histoire résumée ici à grands traits, la publication d’ Architecture gothique et pensée scolastique en 1967 peut n’apparaître que comme une date, sinon une « étape » nécessaire dans une progression linéaire. Ce regard sur le passé, lourd de présupposés téléologiques, est pourtant tout sauf évident. Car rien ne prédestinait le vieil historien de l’art de Princeton à être édité, traduit et postfacé par un jeune intellectuel français fraîchement converti à la sociologie après des études de philosophie puis une formation sur le tas d’ethnologue. Qui plus est dans une collection tout juste créée, dont le catalogue ne comptait alors aucun des auteurs étrangers susmentionnés. De même, rien ne conduisait a priori le jeune Bourdieu à s’intéresser à un livre aussi éloigné de ses propres domaines de recherche. Les différences disciplinaires, linguistiques, générationnelles et statutaires entre les deux hommes étaient telles que leurs trajectoires auraient pu ne jamais se croiser. Dans une époque où les moyens de communication demeuraient limités et les expériences d’interdisciplinarité assez isolées, cette rencontre – à distance, comme nous le verrons – avait quelque chose d’improbable. Dès lors, comment sont-ils malgré tout entrés en contact ? De quelle façon ont-ils fabriqué ce livre, entre Princeton et Paris ? Dans quel contexte intellectuel ce projet éditorial s’inscrivait-il ?
L’abondante littérature consacrée à cet ouvrage et à ces auteurs Footnote 15 n’aide guère à répondre à ces questions, pas plus que les écrits des intéressés : Bourdieu s’est peu étendu sur le sujet, hormis quelques remarques faites des années plus tard, à l’occasion d’une clarification ou d’une autocritique Footnote 16 , tandis que Panofsky, disparu en 1968, n’est jamais revenu sur cet épisode, qui n’a laissé quasiment aucune trace dans sa correspondance publiée Footnote 17 . Par chance, 22 lettres inédites relatives à l’édition du livre, dont 13 (32 pages au format A4) échangées entre eux de décembre 1966 à juin 1967, pour la plupart conservées dans le fonds Pierre Bourdieu à l’Humathèque du campus Condorcet Footnote 18 , les autres se trouvant aux États-Unis dans les archives personnelles de Gerda Panofsky, professeure émérite à l’université Temple de Philadelphie née en 1929 et seconde épouse de l’historien Footnote 19 , offrent enfin un moyen de documenter cette rencontre transatlantique. Complétées par des archives issues d’autres fonds Footnote 20 et par l’analyse critique des différentes éditions et versions (anglaises et françaises principalement) d’ Architecture gothique et pensée scolastique , ces lettres permettent d’éclairer les enjeux et les étapes de cette fabrique éditoriale.
Cet article s’inscrit ainsi dans les réflexions récentes autour de l’histoire matérielle des savoirs et de l’histoire sociale de l’édition Footnote 21 . À rebours de la vision mécaniste réduisant l’édition à une simple duplication et la traduction à une pure translation, et contre l’illusion nominaliste tendant à oublier que, d’un livre à l’autre, un même nom ne renvoie pas forcément au « même » auteur, il s’agit de montrer selon quelles opérations concrètes, logiques tacites et temporalités spécifiques naissent des œuvres savantes Footnote 22 et, par-là, d’interroger leur historicité en recourant prioritairement aux archives et à d’autres sources de première main. Soucieuse d’élargir la focale au-delà des seules publications, des « pères fondateurs » et des traditions nationales, cette approche entend contribuer à une sociologie historique des sciences humaines en plein essor Footnote 23 . Elle vise aussi à offrir une réflexivité historiographique capable, au même titre que la réflexivité auto-analytique, d’objectiver la part héritée et largement implicite de nos socialisations intellectuelles, qui imprègne nos livres et nos pratiques de lecture comme nos manières d’écrire, de citer et d’enseigner Footnote 24 .
Architecture gothique et pensée scolastique offre un cas exemplaire pour illustrer cette démarche, à condition de restituer les transferts théoriques, linguistiques et disciplinaires dont ce livre est le fruit et qui accompagnent habituellement la migration d’une œuvre vers des lieux distincts de ceux où elle a été produite, avec les appropriations, malentendus et contresens que cela implique Footnote 25 . C’est d’autant plus vrai, ici, que l’ouvrage rassemble en réalité deux textes d’origines et de statuts différents : l’un, centré sur la biographie de l’abbé Suger (1081-1151) et écrit dans un style accessible, reprend l’introduction d’un recueil de textes du religieux, traduits et commentés par Panofsky, paru en 1946 ; l’autre, sur les rapports entre architecture gothique et philosophie scolastique, est issu d’une série de conférences de Panofsky à l’abbaye Saint-Vincent de Latrobe en Pennsylvanie, publiées en 1951 Footnote 26 . Comme nous allons le voir, Bourdieu ne s’est pas borné à traduire ces textes : en les réunissant, en créant un paratexte (titre, sous-titres, découpage en chapitres, adaptation de l’index et des illustrations, etc.) et en y ajoutant une postface, il a effectué un montage éditorial qui a transformé en profondeur l’œuvre initiale – et exercé en retour d’importants effets sur ses propres travaux.
Cette fabrique éditoriale n’est, bien sûr, que partiellement saisissable dans les archives. Au-delà d’éventuelles lettres détruites ou égarées, on ne sait rien de possibles échanges téléphoniques entre Bourdieu et Panofsky, et peu sur le rôle joué par d’autres personnes, à Paris ou à Princeton. Par ailleurs, l’asymétrie des rôles et des sources rend difficile, ici comme ailleurs, l’écriture d’une histoire à parts égales Footnote 27 . Néanmoins, on peut voir le verre à moitié plein en soulignant le soin mis par le sociologue à effectuer de son vivant un archivage de qualité, et combien son interventionnisme éditorial Footnote 28 a pu jouer sur la richesse de la documentation conservée. C’est aussi qu’ Architecture gothique et pensée scolastique occupe une place à part dans sa carrière : première traduction du « Sens commun », c’est le seul livre qu’il ait lui-même traduit et accompagné d’une postface, sur la centaine d’ouvrages (des traductions pour près de la moitié Footnote 29 ) qu’il y a publiés jusqu’à son départ en 1992 pour les Éditions du Seuil. Pour comprendre cette singularité, nous examinerons d’abord le contexte dans lequel Bourdieu a découvert puis contacté Panofsky, avant d’interroger la façon dont il l’a traduit et édité.
Les premières réceptions de Panofsky en France et la formation du jeune Bourdieu
Bourdieu est loin d’avoir été le premier intellectuel français à s’intéresser à Panofsky. Dès les années 1920, Henri Focillon, éminent spécialiste de l’art médiéval, avait eu des relations suivies avec Panofsky, non seulement par voie épistolaire et par le jeu des lectures croisées, mais aussi en le recevant dans sa maison de campagne en Haute-Marne Footnote 30 à l’occasion des séjours en France de l’historien allemand, dont la francophilie et la fascination pour les cathédrales françaises sont bien documentées Footnote 31 . Proches par leur âge, leurs thèmes de recherche et leur sensibilité progressiste, malgré de notables divergences théoriques (le formalisme focillonnien se trouve aux antipodes de l’iconologie panofskienne), les deux hommes jouissaient d’une renommée internationale à la faveur de laquelle chacun d’eux avait pu se rendre aux États-Unis dès le début des années 1930, d’abord pour y enseigner, puis pour s’y installer définitivement – l’un à Princeton, pour fuir l’Allemagne nazie, l’autre à New York, pour échapper à la France de Vichy Footnote 32 .
Durant cette période, des étudiants français aiguillés par Focillon sont entrés en contact avec Panofsky et d’autres chercheurs de l’Institut Warburg après son transfert de Hambourg vers Londres, à l’instar de Jean Adhémar et Jean Seznec, auteurs de travaux précurseurs sur la survivance des formes antiques dans l’art médiéval Footnote 33 . C’était aussi le cas d’André Chastel, qui a raconté son coup de foudre de jeunesse pour les premiers travaux de Panofsky et les collaborateurs de Warburg, découverts à la bibliothèque de la rue d’Ulm et lors d’un séjour outre-Manche vers 1935 avant de s’y intéresser de plus près les décennies suivantes Footnote 34 .
Bénéficiaire en 1949 de la bourse Focillon – créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en mémoire de l’universitaire disparu en 1943 pour favoriser les échanges franco-américains en histoire de l’art en facilitant la venue de jeunes chercheurs français à Yale –, Chastel était bien placé, surtout depuis son élection comme professeur à la Sorbonne en 1955, pour devenir l’héritier légitime de Focillon et un interlocuteur régulier de Panofsky. Sa longue relation épistolaire avec ce dernier, de 1949 à 1967 Footnote 35 , témoigne, comme le ton de leurs échanges, mi-personnel mi-professionnel, d’une estime réciproque qui ne se réduisait pas à des mondanités anecdotiques. Ainsi, le 17 mai 1955, Panofsky répondait, dans une même lettre, à l’invitation de Chastel de lui rendre visite dans sa maison de campagne périgourdine, à la possibilité (non concrétisée) pour le Français d’un séjour à Princeton et, entre deux allusions à leurs publications récentes, à sa proposition (également abandonnée Footnote 36 ) de traduire sa « magistrale préface » sur Suger, dans une nouvelle collection de « demi-vulgarisation » aux éditions du Club du meilleur livre Footnote 37 . Un an plus tôt, Chastel avait déjà envisagé de traduire Die Perspektive als symbolische Form ( La perspective comme forme symbolique , paru en allemand en 1927) dans sa collection « Jeu Savant », aux éditions Olivier Perrin, mais ce projet n’eut pas non plus de suite, malgré l’accord de Panofsky Footnote 38 . Édités respectivement douze et vingt ans après par Bourdieu, ces textes auraient donc pu connaître un sort bien différent.
Un autre élève de Focillon entretenait des liens d’amitié avec Panofsky : Louis Grodecki. Boursier Focillon en 1948, un an avant Chastel, ce spécialiste de l’architecture gothique reconnu pour ses travaux sur les vitraux des églises françaises était pour sa part revenu aux États-Unis dès 1950-1951, comme visiting scholar à Princeton, à l’invitation de l’historien allemand, dont il avait découvert les travaux deux décennies plus tôt alors qu’il était étudiant de Focillon Footnote 39 . Avant d’être successivement attaché de recherche au CNRS, conservateur du musée des Plans-Reliefs, chargé d’enseignement à l’université de Strasbourg, puis élu sur le tard (en 1971) professeur à la Sorbonne, il avait multiplié les séjours outre-Atlantique, de Yale à Harvard, à la faveur desquels il s’était bâti une réputation aussi solide que son érudition. Travaillant sur des périodes et des objets similaires à ceux auxquels Panofsky se consacrait depuis la fin des années 1940, en marge de ses études iconologiques sur la Renaissance, Grodecki était par ailleurs assez proche de lui pour être le seul Français à figurer dans les Mélanges réunis en 1961 en son honneur, aux côtés de Paul Frankl, William Heckscher, Ernst Kantorowicz et Edgar Wind Footnote 40 . Si « Pan » et « Grod » – surnoms dont les affublait leur entourage et qu’ils utilisaient dans leur correspondance entre 1948 et 1967 Footnote 41 – partageaient des expériences (l’émigration, notamment) et des centres d’intérêt qui atténuaient leur distance générationnelle (18 ans d’écart), ils n’ont toutefois jamais publié ensemble. Jouissant d’une notoriété bien plus importante, le premier n’oubliait pas ce qu’il devait au second : de précieux services, comme la communication de sources ou photographies difficiles d’accès à distance Footnote 42 , ainsi que plusieurs recensions publiées au début des années 1950 dans des revues intellectuelles centrales.
Une décennie avant Architecture gothique et pensée scolastique , c’est en effet par Grodecki que le public francophone avait découvert les travaux de Panofsky sur l’époque médiévale. Entre 1952 et 1955, il y avait consacré quatre comptes rendus Footnote 43 . Dès 1952, Grodecki saluait dans Diogène la parution aux États-Unis de Gothic Architecture and Scholasticism , « petit livre » « [c]élèbre et discuté des deux côtés de l’océan dès avant sa publication », dont certaines conclusions « cadr[ai]ent mal avec les thèses généralement acceptées (surtout en France) », mais dont « la thèse ne souffrira[it] pas d’une controverse possible autour d’un problème particulier » Footnote 44 . Dans Critique , en 1953, il louait le recueil de Suger que Panofsky venait d’éditer, « remarquable traduction, munie d’abondantes notes Footnote 45 » dont il soulignait l’actualité au lendemain de découvertes majeures sur le passé de l’abbaye de Saint-Denis. Et s’il ne se privait pas, dans un autre article de la même revue, de pointer la fragilité des hypothèses panofskiennes, qualifiées de « très belle vue de l’esprit Footnote 46 », il n’en insistait pas moins sur leur nouveauté et leur ingéniosité, notamment en regard de l’iconographie plus traditionnelle d’Émile Mâle.
En somme, Grodecki endossait pour Panofsky un rôle de passeur, d’autant mieux qu’il était habitué aux séjours outre-Atlantique, de Yale à Princeton en passant par Harvard. Ce n’est donc pas par hasard que Chastel l’avait associé, en 1955, à son projet de traduction du texte de Panofsky sur Suger Footnote 47 . Ce rôle aurait pu le conduire, la décennie suivante, à éditer ou à préfacer Architecture gothique et pensée scolastique . Comme nous le verrons, Bourdieu le consulta en mars 1967, mais assez tardivement et avant tout pour vérifier sa propre traduction. Dans la lettre où il le sollicitait pour la première fois, avec prudence et déférence, reconnaissant n’être « pas spécialiste mais philosophe et sociologue » et exprimant « [sa] très grande estime pour [ses] travaux », celui-ci ajoutait cette précision cruciale : « C’est par les articles que vous avez consacrés dans Critique à Panofsky et à l’architecture gothique que j’ai connu l’œuvre de Panofsky Footnote 48 . » Dans la mesure où la missive visait d’abord à demander un service, cet aveu plutôt flatteur pouvait aussi servir à obtenir satisfaction.
Il n’en reste pas moins que, pour Bourdieu Footnote 49 comme pour nombre de jeunes intellectuels de sa génération, la lecture de Critique , qui associait, sous le prestigieux label des Éditions de Minuit, rigueur savante et avant-garde littéraire, érudition philosophique et ouverture aux sciences humaines, encyclopédisme moderne et non-alignement politique, était dans l’ordre des choses Footnote 50 . D’autant plus que la revue comptait en son sein des figures importantes dans sa formation et les débuts de sa carrière, comme Raymond Aron, Alexandre Koyré et Éric Weil Footnote 51 . Rédacteur en chef adjoint (avec Jean Piel) de Critique , ce dernier, ancien élève de Cassirer et collaborateur de l’Institut Warburg, avait suivi en 1928 les cours de Panofsky à Hambourg ; en 1950, il insistait pour que la revue parlât d’une œuvre « absolument inconnue en France (mal connue même des spécialistes) ». Il se disait « convaincu que [la] façon [de Panofsky] de pratiquer l’histoire de l’art et de réfléchir sur le sujet mérit[ait] une analyse », comme il l’écrivait à l’historien de l’art Meyer Schapiro, sollicité en vain trois ans avant que Grodecki se charge de rédiger l’article pour la revue Footnote 52 .
En dehors des historiens, des philosophes lisaient donc déjà Panofsky en France au début des années 1950, au premier rang desquels Maurice Merleau-Ponty. Dès 1942, avec La structure du comportement , puis en 1945 dans sa Phénoménologie de la perception , il avait ouvert la voie à un dialogue novateur entre philosophie, anthropologie et psychologie, prêtant attention à la façon dont « la conscience […] se projette dans un monde culturel et a des habitus Footnote 53 », à travers des questions et des notions (corps, habitudes, perspective) qui devaient profondément marquer le jeune Bourdieu Footnote 54 . Soucieux de rénover la phénoménologie en la rapprochant des sciences humaines, de l’histoire de l’art et des sciences, il fut aussi le premier à prendre au sérieux La perspective comme forme symbolique – texte inédit en français à l’époque – dans ses cours à la Sorbonne en 1951 Footnote 55 , puis au Collège de France et jusque dans son dernier article, réédité trois ans après sa mort en 1961 dans L’œil et l’esprit Footnote 56 .
Si Bourdieu est resté plutôt discret sur le rôle de Merleau-Ponty dans sa formation Footnote 57 , différents indices laissent penser qu’il assista à son cours de 1951, après son entrée à l’ENS Footnote 58 . Ses archives conservent d’ailleurs la trace d’un projet avorté pour « Le sens commun », qui devait réunir ce cours et celui sur « Les sciences de l’homme et la phénoménologie », donné la même année Footnote 59 et dont un extrait figurait dans la première édition du Métier de sociologue Footnote 60 . Ses divergences avec la phénoménologie n’empêchaient pas un vif intérêt, voire de l’admiration pour ce philosophe : « Merleau […] est, décidément, un grand type, qui va à contrepente de toutes les conneries dogmatiques, prétentieuses […]. Je vais lui écrire », disait-il en 1958 dans une lettre à son ami Lucien Bianco, en pleine guerre d’Algérie Footnote 61 . Vingt ans après, son avis n’avait pas changé : « [Il] occupait une place à part, au moins à mes yeux. […] Il paraissait représenter une des issues possibles hors de la philosophie bavarde de l’institution scolaire », expliquait-il dans Choses dites Footnote 62 .
Au-delà de Bourdieu, Panofsky pouvait apparaître à toute une génération intellectuelle comme un historien-philosophe original prolongeant l’œuvre de Cassirer – c’est explicitement le cas dans La perspective comme forme symbolique , dans Idea et dans son introduction aux Essais d’iconologie Footnote 63 –, dont l’envergure avait de quoi attirer une jeunesse en quête d’idées neuves, en particulier chez les khâgneux et les normaliens. Cet intérêt était d’autant plus vif dans une période d’intenses débats entre néokantiens et heideggeriens et de dialogue accru entre philosophie – notamment via le marxisme et la phénoménologie Footnote 64 – et sciences humaines. Ainsi, en 1954, l’un des sujets proposés à l’écrit aux candidats à l’agrégation de philosophie, dont Bourdieu faisait partie, était : « ‘Plonger l’homme dans l’existence’, ‘plonger l’homme dans la société’ : ces formules n’ont-elles rien de commun, et vous paraît-il téméraire de prêter à l’une et à l’autre un identique projet de renouveler la société ? Footnote 65 »
Ces éléments de contexte, bien sûr, n’expliquent pas tout. Ils aident cependant à restituer un climat intellectuel propice à un moment Panofsky . Ainsi, il est remarquable que les traducteurs et commentateurs de l’historien allemand en France sortent peu ou prou des mêmes promotions de normaliens et/ou d’agrégés de philosophie. Outre Bourdieu, c’est le cas de Bernard Teyssèdre, entré à l’ENS en 1949 et agrégé de philosophie en 1953, qui a introduit et co-traduit avec Claude Herbette les Essais d’iconologie en 1967 puis, avec sa femme Marthe, L’œuvre d’art et ses significations en 1969 Footnote 66 . Henri Joly et Jean Molino, respectivement traducteur et préfacier d’ Idea , publié par Gallimard en 1983, entrèrent quant à eux à l’ENS en 1950 et furent tous deux agrégés, de philosophie (en 1957) pour l’un, d’espagnol (en 1955) pour l’autre. Le premier était un ami proche de Bourdieu, comme Louis Marin, normalien de la même promotion qu’eux et agrégé de philosophie en 1953, interprète critique de l’iconologie panofskienne au carrefour de la philosophie, de la sémiotique et de l’histoire de l’art Footnote 67 . Sans oublier Hubert Damisch, étudiant de philosophie à la Sorbonne à la fin des années 1950, qui découvrit Panofsky grâce aux cours de Merleau-Ponty sur La perspective comme forme symbolique , dont il fit plus tard le socle d’une nouvelle théorie de l’art Footnote 68 .
Une rencontre transatlantique entre affinités intellectuelles et concurrence éditoriale
Bourdieu n’était donc ni le premier ni le seul de sa génération à découvrir Panofsky, au début des années 1950. Mais, quinze ans plus tard, c’est bien lui qui publia Architecture gothique et pensée scolastique . Pour comprendre pourquoi, il faut revenir à l’époque où il n’était plus étudiant et pas encore éditeur, mais assistant à la faculté d’Alger, entre 1958 et 1960, enseignant l’ethnologie et la sociologie en pleine guerre coloniale tout en découvrant lui-même ces disciplines au fil de ses lectures, de ses cours et de ses enquêtes en Kabylie Footnote 69 . Au même moment, sa pratique intensive de la photographie en Algérie et dans le Béarn le sensibilisait au rôle des imaginaires, qu’il s’agisse de représentations collectives ou de propagandes officielles Footnote 70 . Dans une période où l’iconologie occupait une place croissante dans les débats intellectuels, notamment depuis la traduction en 1958 par Chastel d’un texte de Panofsky devenu classique Footnote 71 , et où les fonctions sociales de l’image étaient au premier plan de l’actualité éditoriale – songeons aux Mythologies de Roland Barthes, parues en 1957 –, cet intérêt n’avait rien de fortuit.
Au-delà de l’image, c’était surtout l’art qui intéressait le jeune Bourdieu. Avant de faire partie de ses objets empiriques, la création artistique et le jugement esthétique se trouvaient déjà au cœur de ses réflexions théoriques à la fin des années 1950. Outre la philosophie néokantienne, l’anthropologie des formes primitives de classification, esquissée en 1903 par Émile Durkheim et Marcel Mauss dans un article séminal Footnote 72 , guidait ses hypothèses. Ce texte entrait en résonance avec ses premières enquêtes de terrain, qui l’incitaient à traiter les préférences éthiques et les goûts esthétiques comme des révélateurs sociologiques. Dès lors, l’histoire et la sociologie de l’art comptaient parmi ses lectures prioritaires. En témoigne cet extrait d’une autre lettre envoyée en 1958 à Lucien Bianco, son ex-condisciple en khâgne puis à l’ENS, tout juste reçu à l’agrégation d’histoire et envoyé en Algérie pour enseigner dans une école d’enfants de troupe :
Je chiade aussi la sociologie de l’art, je t’en parlerai. C’est passionnant. Il y aurait un truc formidable à faire, mais il me faudrait la complicité hargneuse et pinailleuse d’un historien. Qu’en dis-tu ? Nous pourrons peut-être occuper ainsi nos trajectoires algéroises. En attendant des jours meilleurs Footnote 73 .
Cette proposition n’a visiblement pas eu de suite. Mais elle disait bien l’attirance, ou mieux l’appétence du jeune Bourdieu pour un champ de recherches qui, au même moment, connaissait d’importantes transformations Footnote 74 . À la fin des années 1950, c’était avant tout Pierre Francastel qui incarnait, en France, les potentialités d’une sociologie et d’une histoire de l’art attentives aux conditions sociales de la création artistique. Celui-ci avait lancé, à la VI e section de l’EPHE, un vaste programme de recherche, avec le soutien de Lucien Febvre, à mi-chemin de l’histoire sociale et de la tradition durkheimienne. Ses travaux pouvaient d’autant plus intéresser le jeune Bourdieu qu’ils recoupaient en partie les recherches que ce dernier menait depuis 1961 sur la photographie, les goûts esthétiques et les rapports sociaux à l’art. Sans doute n’ignorait-il pas que Francastel avait aussi été l’un des premiers récepteurs français de Panofsky, notamment de son texte sur Suger, d’abord dans un bref compte rendu pour L’Année sociologique en 1949, puis dans une note critique pour les Annales en 1952 Footnote 75 .
Tout en saluant l’érudition et les apports d’un « ouvrage capital », Francastel s’était montré plutôt réservé à l’égard d’un texte qui, selon lui, versait parfois dans l’apologie des grands hommes, occultant le rôle des collectifs, des structures et des techniques dans l’histoire culturelle. Cette lecture se trouvait aux antipodes de celle qu’en ferait Bourdieu dans sa postface à Architecture gothique et pensée scolastique , dans laquelle ni Francastel ni aucun auteur rattaché aux Annales ne sont cités. Pas plus, d’ailleurs, que Les intellectuels au Moyen Âge , ouvrage de Jacques Le Goff paru en 1957 dont les proximités avec le livre de Panofsky sautent aux yeux. Tout porte à croire que ces silences – réciproques Footnote 76 – étaient délibérés. Face à des collègues aussi imposants, Bourdieu devait marquer sa différence et son « territoire », au sein d’une VI e section de l’EPHE (fondée et dirigée par Febvre de 1947 à 1956, auquel avait succédé Braudel, avant Le Goff) dominée par les historiens et où il occupait une position à la fois visible et minoritaire.
Mais, au début des années 1960, l’enjeu immédiat pour Bourdieu était de réunir des analyses tirées de ses enquêtes entreprises des deux côtés de la Méditerranée, en vue de repenser en profondeur le concept de culture, dans le cadre d’une thèse d’État sous la direction d’Aron. Dans cette perspective, tous les objets culturels l’intéressaient, « qu’il s’agisse des comportements rituels d’un paysan kabyle ou du rapport entre un homme cultivé et une œuvre d’art », comme il l’écrivait à Aron en 1965 Footnote 77 . Abandonné peu après, ce projet de thèse s’est concrétisé ailleurs, notamment dans sa postface à Architecture gothique et pensée scolastique et dans son Esquisse d’une théorie de la pratique Footnote 78 .
Avant de fonder « Le sens commun » et d’y publier Panofsky, Bourdieu avait donc bien des raisons d’être attiré par un historien à la fois étranger (extérieur aux rapports de force entre intellectuels français), prestigieux (surtout aux yeux des membres de sa génération, qui le découvraient) et compatible avec ses propres ambitions théoriques. Car, en s’intéressant aux parentés entre architecture gothique et penseurs scolastiques aux xii e et xiii e siècles, le sociologue cherchait d’abord des réponses neuves à de vieilles questions connues des philosophes : les rapports entre les différents domaines de création culturelle à chaque époque, les manières d’être et de penser des artistes, et, plus fondamentalement, la genèse sociale des œuvres d’art et des catégories pour les déchiffrer. Comme Panofsky le soulignait lui-même dans Gothic Architecture and Scholasticism , ces problèmes avaient jusque-là été traités tantôt en termes d’influences, tantôt comme le produit d’un « esprit du temps » ou d’une « vision du monde ». En considérant les homologies entre architectes et philosophes comme un phénomène à expliquer plutôt qu’un facteur explicatif, il renversait le regard, comme il l’avait fait dans son étude La perspective comme forme symbolique en retraçant l’histoire d’une catégorie de perception savante devenue conventionnelle au point de ne plus être vue comme telle. Les résonances étaient donc fortes entre ses réflexions et celles du jeune Bourdieu. Quant au texte sur Suger, portrait d’une socialisation examinée dans toutes ses dimensions (le pouvoir, la religion, l’éducation, la mobilité sociale, l’argent, la culture), il ne pouvait que lui parler, d’autant que l’historien y évoquait la vie d’un oblat de l’Église qui, d’une certaine façon, faisait écho aux expériences de ces oblats de l’École dont Bourdieu avait été le disciple ou le condisciple Footnote 79 .
La publication d’ Architecture gothique et pensée scolastique répondait, enfin, à des enjeux proprement éditoriaux. En l’occurrence, à la nécessité de lancer rapidement une collection aussi rentable et originale que possible, ne serait-ce que pour s’ajuster au modèle économique des Éditions de Minuit Footnote 80 . Le prestigieux catalogue bâti depuis 1948 par Jérôme Lindon, directeur de cette maison, dessinait un horizon avec lequel Bourdieu devait compter pour fixer une ligne. En accueillant des auteurs méconnus et novateurs, adossés à quelques noms célèbres, au moment où Minuit connaissait un creux (les jeunes auteurs étaient rares dans cette période, hormis Monique Wittig et Tony Duvert), il reprenait à son compte la stratégie que Lindon avait lui-même suivie quelques années plus tôt en littérature, non sans succès, avec Samuel Beckett puis le Nouveau Roman : celui de l’éditeur comme « auteur d’auteurs », selon la formule qui lui a été attribuée, payant de sa personne et revendiquant un modèle artisanal. Audace théorique, exigence intellectuelle, transgression des frontières linguistiques et disciplinaires : les principes de cette nouvelle collection relevaient autant d’un choix stratégique que d’une contrainte liée à une « culture maison ».
Au-delà de Minuit, la création du « Sens commun » survenait dans un paysage éditorial en pleine recomposition marqué par l’essor sans précédent des sciences humaines, dont l’institutionnalisation (à partir de 1958, avec la création de cursus universitaires autonomes, notamment d’une licence et d’un doctorat de sociologie), la hausse rapide des effectifs d’étudiants et d’enseignants, et l’audience accrue dans l’espace public représentaient autant d’opportunités ambivalentes. D’un côté, ces changements étaient porteurs d’une nouvelle demande. De l’autre, ils impliquaient une course à la nouveauté qui supposait de rester aux aguets, de trouver sans cesse des auteurs et des relais, de chercher en permanence des projets et de les rentabiliser sans négliger de fidéliser un lectorat. Bref, de s’investir dans les tâches indispensables à la réussite d’une entreprise qui, en 1965, n’avait guère d’équivalent.
Jusque-là en effet, une poignée de grandes maisons se partageaient les publications en sciences humaines Footnote 81 . Les unes avaient un profil militant, comme Maspero (Bourdieu avait été contacté pour y diriger une collection Footnote 82 ), situées à l’extrême gauche, ou les Éditions du Seuil, liées au personnalisme chrétien ; les autres avaient un profil universitaire, comme les PUF et Armand Colin, ou généraliste, comme Calmann-Lévy et Plon. Chez ce dernier éditeur, Éric de Dampierre animait depuis 1952 une collection très dynamique, « Recherches en sciences humaines », où avaient été publiés les livres de Claude Lévi-Strauss, de Foucault, d’Aron et de sociologues étrangers encore inédits tels que Robert K. Merton et E. Franklin Frazier, ou encore Max Weber. En comparaison, Minuit occupait, avant 1965, une place marginale dans ce marché, surtout depuis la fin, en 1958, de la collection « L’Homme et la machine », lancée dix ans plus tôt par Georges Friedmann et qui avait accueilli des livres de Jean Fourastié, Francastel et Edgar Morin Footnote 83 .
L’invention des essais au format poche, dans la même période, avait par ailleurs contribué à élargir l’audience des sciences humaines, avec le lancement de « 10/18 » en 1962 et, deux ans plus tard, des collections « Idées » chez Gallimard et « Archives » chez Julliard. Toujours en 1964, Minuit publiait Les héritiers dans la collection « Grands documents », réédité l’année suivante dans « Le sens commun », dont il allait devenir l’un des titres phares : en 1979, le livre était, avec Asiles de Goffman, le plus gros succès de la collection, avec près de 60 000 exemplaires vendus Footnote 84 .
Le paysage éditorial, en effet, allait radicalement changer en 1965-1966, avec la création des collections « Le sens commun » chez Minuit, puis, en 1966, « Bibliothèque des sciences humaines » aux éditions Gallimard, suivie, en 1971, de « Bibliothèque des histoires ». Dirigées par Pierre Nora, ces deux dernières visaient à redorer le blason d’une maison prestigieuse en littérature et en philosophie, mais périphérique en sciences humaines Footnote 85 . Dès 1966, la ligne de Gallimard était fixée : il s’agissait de publier des classiques méconnus, comme Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste, des sommes inédites en français, comme Masse et puissance d’Elias Canetti, et des œuvres emblématiques des dernières tendances intellectuelles, comme Les mots et les choses de Foucault, véritable coup éditorial de Nora comparable à celui de Bourdieu avec Goffman. Foucault était cependant loin d’être inconnu du grand public, et la notoriété de Gallimard comme ses relais dans la presse nationale, notamment au Monde Footnote 86 , n’étaient pas étrangers à ce succès.
De son côté, Minuit misait davantage sur la discrétion, qui s’était jusque-là révélée payante, et sur la diversification de son catalogue afin d’éviter d’être associé à une école ou à une discipline. Ainsi, deux ans après la création du « Sens commun », Lindon confiait à Jean Piel, directeur de Critique depuis la mort de Georges Bataille et le départ d’Éric Weil en 1962 Footnote 87 , une nouvelle collection portant le même nom et accueillant de jeunes philosophes de la génération montante, dont Jacques Derrida ( De la grammatologie , en 1967), Michel Serres ( La communication. Hermès I , en 1968) et Gilles Deleuze ( Logique du sens , en 1969). Cette initiative visait à opérer depuis la philosophie un profond renouvellement des auteurs et des cadres intellectuels, que Bourdieu cherchait lui aussi à impulser à partir des sciences humaines, mais sans s’y limiter.
De fait, sa collection entrait directement en concurrence avec celle de Nora. Occupant le même créneau sans disposer des mêmes moyens – Minuit était une jeune maison, plus petite et moins dotée que Gallimard –, le sociologue avait pour lui une œuvre déjà conséquente, un collectif de collaborateurs (membres du CSE, ex-condisciples, amis proches, anciens ou nouveaux collègues, etc.), une assise institutionnelle et un entregent qui lui permettaient de compenser cette asymétrie. Au reste, les deux hommes entretenaient alors des relations cordiales et épisodiques, favorisées par une proximité générationnelle, des amitiés partagées et des intérêts professionnels communs, avant que leurs rapports ne se dégradent au cours des décennies suivantes Footnote 88 . Passés l’un et l’autre par la khâgne de Louis-le-Grand, sans y avoir été condisciples, ils se distinguaient par leurs origines sociales (petite bourgeoisie rurale vs grande bourgeoisie parisienne) autant que par leur devenir scolaire (agrégé de philosophie normalien vs agrégé d’histoire licencié de philosophie à la Sorbonne) et leur position institutionnelle (directeur d’études à l’EPHE vs assistant à Sciences Po) Footnote 89 .
Or, ils prospectaient en partie sur les mêmes terrains. Et, pour l’un comme pour l’autre, Panofsky comptait parmi les priorités – surtout pour Bourdieu, qui depuis longtemps suivait de près cet auteur pour lequel il avait un intérêt à la fois intense et spécifique. Ses archives montrent ainsi que La perspective comme forme symbolique , dix ans avant sa publication en 1975, figurait déjà parmi les projets du « Sens commun », aux côtés d’un recueil d’Edward Sapir, des œuvres complètes de Mauss, de Raison et révolution de Herbert Marcuse et d’une traduction (avortée) de L’esthétique de Georg Lukács Footnote 90 . Pour Nora, Panofsky s’inscrivait moins dans une dynamique de recherche personnelle que dans une stratégie éditoriale globale, privilégiant des livres accessibles et pédagogiques, comme les Essais d’iconologie (ou, sur un autre registre, Les étapes de la pensée sociologique d’Aron, également paru en 1967), et visant à amorcer un rattrapage des traductions en sciences humaines, très limitées jusqu’au début des années 1960 Footnote 91 .
Rien d’étonnant dès lors à la parution quasi simultanée en 1967 d’ Architecture gothique et pensée scolastique et des Essais d’iconologie . Cette temporalité avait l’avantage, pour Minuit comme pour Gallimard, de se partager les bénéfices symboliques de la primeur, même si pour Bourdieu l’enjeu de devancer Nora n’était pas accessoire. Cette concurrence a laissé des traces dans les archives. Le texte sur Suger aurait en effet dû figurer dans L’œuvre d’art et ses significations , paru chez Gallimard en 1969, puisqu’il se trouvait à la fois dans Meaning in the Visual Arts (1955), édition originale de ce livre, et dans le recueil de textes de l’abbé (1946) cité plus haut, auquel il servait d’introduction. Mais Bourdieu insista auprès de Panofsky pour qu’il intervînt auprès de son éditeur américain (Doubleday) en vue d’obtenir un arrangement au profit de Minuit, alors que Gallimard détenait les droits pour traduire intégralement Meaning in the Visual Arts Footnote 92 . Les vieux liens d’amitié entre Lindon et Nora Footnote 93 ne furent sans doute pas étrangers à ce compromis entre les deux maisons, qui s’entendirent pour laisser à Minuit l’exclusivité sur ce texte, dont L’œuvre d’art et ses significations fut amputé. Quoi qu’il en soit, en haut de la lettre où Panofsky répondait favorablement à sa demande Footnote 94 , le sociologue avait inscrit au crayon à papier cette brève formule : « Temps/Nora ». Elle dit bien l’urgence dans laquelle il était pris et la nécessité, pour éviter une sortie tardive en librairie, d’accélérer le tempo et de connaître le calendrier de son concurrent.
Un Panofsky sur mesure : Bourdieu éditeur et traducteur d’ Architecture gothique et pensée scolastique
Au-delà de ces enjeux légaux et commerciaux, la correspondance échangée de décembre 1966 à avril 1967 entre Bourdieu et Panofsky fournit de précieux renseignements sur une fabrique éditoriale dont elle a gardé la trace après avoir servi d’instrument. Elle offre ainsi un aperçu du travail que le premier a effectué, à Paris, en dialogue régulier avec le second, établi à Princeton.
Ouverte par une lettre du sociologue datée du 6 décembre 1966, cette rencontre transatlantique a débuté avec une proposition qui, d’emblée, donnait le ton Footnote 95 . Après avoir exposé les raisons de réunir deux textes de nature différente, les objectifs du « Sens commun » et les principaux choix éditoriaux à opérer (titre du livre, division en chapitres, éventuelle introduction ou postface originale de l’auteur), et alors que sa traduction était déjà en partie achevée, Bourdieu demandait à Panofsky de lui envoyer tout élément utile à la confection d’une notice biographique et d’une bibliographie exhaustive. Par ailleurs, il affichait sa volonté de soigner l’iconographie, avec de belles et riches illustrations. Dans sa réponse, l’historien se montrait flatté par cette offre quelque peu inattendue au sujet de textes déjà anciens et qui avaient reçu un accueil plutôt mitigé en Europe et aux États-Unis Footnote 96 . Les critiques à propos de Gothic Architecture and Scholasticism , notamment celles du médiéviste Robert Branner et d’une recension anonyme dans le Times Literary Supplement , l’avaient beaucoup affecté Footnote 97 . Aussi qualifiait-il de « grand honneur » cette sollicitation, tout en jugeant qu’« au mieux, elle [serait] un coup à l’aveuglette » (« a stab in the dark »). Si elle émanait d’un jeune sociologue qui était pour lui un parfait inconnu, elle présentait toutefois l’intérêt, à ses yeux, de se réaliser sous les auspices d’une prestigieuse maison d’édition parisienne et, « par implication », écrivait-il, de l’EPHE. Cette institution renommée à l’étranger représentait, plus qu’un gage de sérieux, une garantie. Chastel y enseignait, de même que, entre autres figures comptant parmi ses interlocuteurs réguliers, Ignace Meyerson et, jusqu’à une date récente (1962), Alexandre Koyré.
La réaction favorable de Panofsky tempérait l’urgence qui pesait sur le travail éditorial. Il approuvait ainsi l’idée de Bourdieu de découper le livre en deux parties (« L’abbé Suger de Saint-Denis », d’une part, « Architecture gothique et pensée scolastique », d’autre part), elles-mêmes subdivisées en neuf chapitres (contrairement à l’ordre linéaire des versions originales) dotés de numéros et de titres librement inspirés des textes, guidés non seulement par un souci de clarté et d’accessibilité, mais aussi par les préoccupations du sociologue : « Le médiateur », « L’administrateur », « L’esthète et l’ascète », « L’art nouveau et la métaphysique de la lumière », « L’apologie du novateur », « L’abbaye et son abbé », pour le premier volet ; « Concordances chronologiques », « La force formatrice d’habitudes », « Le principe de clarification », « Le principe de clarification dans les arts » et « La conciliation des contraires », pour le second. Le titre même de l’ouvrage résultait d’un choix, également accepté par l’historien, qui n’avait rien d’évident non plus. Car, en rendant Gothic Architecture and Scholasticism par Architecture gothique et pensée scolastique , Bourdieu ne faisait pas que traduire un mot polysémique et trouver un bel alexandrin, sans doute inspiré d’un texte de Koyré à propos de Panofsky, paru dans Critique en 1955 Footnote 98 . Ce titre visait d’abord à expliciter l’enjeu théorique – interpréter des homologies structurales – d’un livre qui, par une série d’éléments paratextuels, se voyait inscrit dans le giron des sciences humaines et la mouvance structuraliste, comme le suggère la quatrième de couverture :
Les deux essais réunis ici proposent l’interprétation la plus méthodique de la genèse, de la structure et de l’évolution de l’architecture gothique. Une biographie systématique rattachant les intentions esthétiques de Suger à différents traits de sa personnalité physique et sociale conduit au principe de l’entreprise de « destruction créatrice » de l’abbé de Saint-Denis qui laisse à ses successeurs, comme un défi, les difficultés suscitées par ses innovations. Pour relever ce défi, les architectes de la grande époque gothique s’arment des instruments intellectuels qu’ils doivent à la scolastique : ensembles intelligibles composés selon des méthodes identiques, la Somme théologique et la cathédrale recèlent des homologies structurales irréductibles aux simples traductions littérales de la langue théologique dans la langue architecturale que saisissait l’historiographie positiviste.
L’idée même de publier ensemble deux textes portant sur des périodes en partie différentes (xi e -xii e siècle pour l’un, xii e -xiii e siècle pour l’autre), répondant à des problématiques distinctes, fondés sur des sources hétérogènes et écrits dans des contextes spécifiques constituait en soi un tour de force. Rien de surprenant, dès lors, si aucune autre édition étrangère n’a fait ce choix. Elles n’ont pas non plus repris l’index forgé par Bourdieu à partir de l’index nominal et thématique du recueil de Suger ( Gothic Architecture and Scholasticism n’en contenant pas), qui introduit des notions (ascétisme, fonctionnalisme, prophètes, routinisation, ou encore – nous y reviendrons – habitus) renvoyant directement ou indirectement à des passages clefs d’ Architecture gothique et pensée scolastique , mais aussi aux lectures du sociologue et aux recherches qu’il menait au moment où il traduisait Panofsky. La notice biographique insérée en début de volume, en regard de la page de titre, n’a pas non plus d’équivalent. C’est qu’elle servait d’abord à asseoir la légitimité de la collection, en fabriquant un classique et, à travers lui, une filiation intellectuelle :
Erwin Panofsky est né le 30 mars 1892 à Hanovre (Allemagne). De 1910 à 1914, il fréquente les universités de Fribourg, Berlin et Munich. Déjà remarqué dès 1915 pour sa Dürers Kunsttheorie , il est chargé en 1921 de l’enseignement de l’histoire de l’art à l’université de Hambourg, où il enseigne jusqu’en 1933. « La lecture, à la lumière d’une profonde connaissance de la philosophie kantienne, des travaux de Alois Riegl (l’historien de l’art le plus ‘philosophique’ du xix e siècle) a joué un rôle déterminant dans sa formation : Riegl et Kant (et leurs continuateurs modernes, en particulier Ernst Cassirer) resteront toujours ses points de référence principaux. Comme Cassirer, il collabore étroitement avec les chercheurs de l’Institut Warburg de Hambourg et, en particulier, avec le directeur de cet institut Fritz Saxl qui, suivant la voie ouverte par Aby Warburg, défend un type nouveau d’histoire culturelle où le monde de l’image occupe une place de premier plan » [citation tirée de l’introduction à l’édition italienne de La perspective comme forme symbolique parue en 1961]. De 1931 à 1934, il est visiting lecturer à New York University, et de 1934 à 1935, à Princeton, où il enseigne comme professeur, à partir de 1935, à l’[IAS].
À travers tous ces noms et lieux réputés, ce portrait érigeait l’historien alors méconnu en référence légitime et attendue. Comme le titre, l’index et la quatrième de couverture, cette notice participait de la fabrique d’un Panofsky sur mesure. Car « si l’auteur est le garant du texte ( auctor ), ce garant a lui-même un garant, l’éditeur, qui l’‘introduit’ et qui le nomme » Footnote 99 , comme le remarquait Gérard Genette. Cette fabrique éditoriale ne se résumait pas à la construction arbitraire d’une généalogie artificielle ni à l’enrôlement d’un allié dans des combats qui n’étaient pas les siens. Le sociologue et l’historien partageaient en effet un rejet du positivisme, une ambition de vérité et un projet de dévoilement analogues. De telles affinités n’étaient pas étrangères à la concrétisation rapide de ce travail éditorial réalisé à distance, en moins de six mois et avec relativement peu de moyens. Il faut dire que Bourdieu y travaillait d’arrache-pied. Ses archives montrent qu’il a effectué de multiples lectures et relectures, mobilisé un documentaliste de l’EPHE et une secrétaire de son laboratoire, Araxie Drezian, afin de chercher les sources bibliographiques, biographiques et iconographiques dont il avait besoin, allant jusqu’à solliciter le service des musées de la mairie de Saint-Omer pour obtenir un cliché original du Pied-de-Croix de Saint-Bertin , et le curé de la basilique de Saint-Denis pour savoir ce qu’était devenu le vitrail anagogique de la chapelle Saint-Pellerin, en vue de compléter les légendes des illustrations Footnote 100 .
Ces soutiens n’étaient pas de trop pour trouver des clichés de meilleure qualité que dans les textes à traduire, Panofsky ne disposant pas des originaux. Un lot de photographies, conservé dans la correspondance de Bourdieu et en partie utilisé dans Architecture gothique et pensée scolastique , garde des traces de ces « petites mains » qui contribuèrent à la fabrique du livre, comme ces annotations anonymes complétant les siennes sur différents Post-it. Faute de pouvoir assumer le coût d’une reproduction intégrale, le sociologue dut opérer une sélection parmi l’iconographie des ouvrages d’origine : 12 figures sur les 27 incluses dans le recueil de Suger sont ainsi reprises, 48 sur la soixantaine illustrant Gothic Architecture and Scholasticism . Ce choix visait à produire un livre abordable, dans tous les sens du terme. D’où son format accessible (271 pages, dont 118 pour les deux textes de Panofsky) et l’ajout de certains éléments pour toucher un large public : un glossaire, composé de 4 dessins illustrant les principaux termes techniques de l’architecture ; une chronologie de 7 pages, décrivant en quelques dates les évolutions de l’art, d’une part, de la philosophie et de la littérature, d’autre part ; enfin, une table des matières permettant, avec l’index, de s’approprier facilement l’ouvrage.
En parallèle de ses tâches éditoriales, Bourdieu s’est investi avec la même intensité dans son travail de traducteur. Cette responsabilité n’allait pas non plus de soi. D’abord parce qu’il n’avait aucune expérience en la matière. Ensuite parce que, contrairement à nombre de sociologues de sa génération, il n’avait jamais séjourné aux États-Unis, où il ne se rendit – à Princeton, quatre ans après la mort de Panofsky – pour la première fois qu’en 1972. Enfin parce qu’il était loin d’être bilingue en anglais, même s’il maîtrisait assez bien cette langue à l’écrit – mieux que l’allemand, mais beaucoup moins que l’espagnol, son idiome de prédilection Footnote 101 . C’est donc en autodidacte qu’il a traduit l’historien allemand, dont l’anglais n’était pas non plus la langue maternelle, mais qu’il avait bien assimilé après trois décennies d’exil Footnote 102 . En se chargeant lui-même de ce travail chronophage, difficile et, au vu des textes concernés, exigeant nombre de connaissances techniques, Bourdieu consentait cependant des efforts rationnels, puisqu’il économisait les coûts d’un traducteur professionnel et gardait la main sur le tempo éditorial. Amorcée avant sa prise de contact avec l’auteur, la traduction du texte sur l’architecture gothique était quasiment achevée quinze jours plus tard. Pour gagner du temps et « éviter [à l’historien] une lecture fastidieuse du manuscrit », il avait joint à sa lettre Footnote 103 , outre le manuscrit, une liste de vingt-deux « passages qui [lui posaient] des problèmes ». Par exemple, « plane » suffisait-il à rendre « planar », « pré-chœur » « fore-choir », ou « colonne adossée » « wall shaft » ? À quelle scène biblique l’allusion au Christ dans le pressoir renvoyait-elle ? Ne fallait-il pas ajouter une référence à l’historien de l’art Paul Frankl, éminent spécialiste de l’architecture gothique ? En outre, le sociologue glissait en nota bene une précision importante :
J’ai ajouté, en un certain nombre d’endroits, des « notes du traducteur ». Je crains qu’elles ne vous paraissent naïves ou simplistes : mais, dans la mesure où je souhaite qu’elles atteignent d’autres personnes que les historiens de l’art (je pense aux sociologues, aux anthropologues, aux philosophes, etc.), je crois qu’elles sont utiles […]. Il va de soi que, ici encore, j’accueillerai avec joie toutes vos suggestions ou corrections.
Indiquées par des astérisques et des « N. d. t. », ces notes du traducteur jouent un rôle stratégique. Tantôt elles servent à préciser une allusion ou une source, tantôt à étayer le propos de l’auteur, tantôt à renforcer la cohérence des analyses. Ainsi, au début de la deuxième partie, l’une d’elles permet de justifier les choix de traduction des périodes (« early », « high » et « late », rendus en français par « premier (ou primitif) », « classique » et « tardif ») et de « mieux mettre en évidence […] les homologies entre la pensée scolastique et l’architecture gothique ». Souvent concises, parfois longues, ces notes orientant la réception assurent une présence discrète et continue du traducteur. Elles alternent avec celles de l’auteur, numérotées et aussi en bas de page, à l’inverse des textes originaux, où les notes figurent en fin de volume. Ce dispositif paratextuel, favorisant une lecture plus immersive, visait avant tout à attester le sérieux de la collection.
Le 4 janvier 1967, Panofsky répondait point par point à Bourdieu, dans une liste qui a dû servir à ce dernier à compléter la traduction, si l’on en juge par les croix et ratures qu’il a ajoutées au stylo sur la lettre, comme pour signaler chaque problème résolu Footnote 104 . Dans le courrier accompagnant le manuscrit relu et corrigé par ses soins, l’historien louait une « traduction extrêmement satisfaisante ». Dès le 20 janvier, le sociologue lui envoyait le texte sur Suger qu’il venait de traduire, selon lui moins complexe sur le plan technique, mais « plus difficile à rendre en français » Footnote 105 . Cinq jours après, Panofsky validait sa traduction et, après l’avoir remercié pour tout son travail éditorial, notamment pour l’iconographie, le découpage en chapitres et les titres donnés à chacun d’eux, il exprimait sa reconnaissance par une remarque pleine d’ironie complice : « Je vous félicite pour l’ingéniosité mise dans ces titres. Vous avez agi en accord avec la véritable essence de la pensée philosophique qui, selon Platon, implique une synthèse aussi bien qu’une ‘distinction judicieuse’ Footnote 106 . » Il émettait toutefois une réserve : le plan de l’abbaye de Saint-Denis figurant dans le recueil de Suger ne devait pas être repris, à cause d’une erreur (dont il avait honte Footnote 107 ) qu’il n’était pas en mesure de rectifier, faute d’informations fiables et actualisées. Ce point réglé, la composition des épreuves pouvait commencer. Cependant, cette étape devait beaucoup tarder, en raison de délais de fabrication plus longs que prévu, comme Bourdieu l’écrivit à Panofsky deux mois après, en s’excusant du retard et en lui demandant de lui envoyer au plus vite ses ultimes corrections Footnote 108 .
Début avril 1967, Architecture gothique et pensée scolastique était sur le point de paraître. Dans une lettre envoyée à Bourdieu à la veille de la sortie en librairie, Panofsky lui transmettait ses dernières corrections et se montrait élogieux envers son traducteur : « Je dois vous exprimer ma réelle estime pour une traduction qui, me semble-t-il, s’avère extraordinairement adéquate dans le rendu en français des textes en anglais, sans aucune distorsion de sens Footnote 109 . » Ce ne fut pas l’avis de tous les spécialistes. Dans une recension pour Critique , en 1968, Roland Recht, jeune élève de Grodecki, estimait ainsi que « des réserves [devaient] être faites quant à certains aspects de la traduction et à de nombreuses notes de caractère trop général » Footnote 110 . Pourtant, on l’a vu, Bourdieu avait demandé à Grodecki, dès le 13 mars 1967 Footnote 111 , de revoir sa traduction. Quarante-huit heures après, l’historien avait accepté sans hésiter cette sollicitation assez tardive, en précisant cependant qu’il était débordé par diverses « corvées universitaires et extra-universitaires » Footnote 112 . Ayant reçu les épreuves dans cette période surchargée, il n’avait pu les relire qu’au dernier moment et en deux fois, répondant d’abord, le 18 avril, sur un cinquième du manuscrit puis, trois jours plus tard, sur le reste, après une ultime relance du sociologue par télégramme 72 heures avant le départ chez l’imprimeur Footnote 113 . L’urgence était telle, compte tenu du calendrier éditorial de Minuit et de la concurrence avec Gallimard, que la publication ne pouvait être repoussée. Or le pli contenant la majorité des corrections de Grodecki était reparti par erreur au bureau de poste, avant d’être remis finalement à Bourdieu, alors qu’ Architecture gothique et pensée scolastique était déjà sous presse Footnote 114 .
Cet ultime contretemps et ce calendrier serré expliquent pourquoi seule une infime partie de ces corrections avaient pu être intégrées à temps Footnote 115 . Les autres ne le furent que lors de la seconde édition, en 1970, la seule encore commercialisée aujourd’hui. Cela n’empêcha pas Bourdieu de recontacter Grodecki début 1968 pour avoir son avis sur un autre projet de traduction, ni de lui demander des noms d’auteurs et de lui proposer de publier dans sa collection, en lui indiquant au passage les chiffres de vente d’ Architecture gothique et pensée scolastique , dont « le succès n’[était] pas aussi foudroyant qu’[il] l’aurai[t] cru », avec environ 2 500 exemplaires écoulés en dix mois – sans oublier de lui parler de la concurrence : « […] il paraît que le gros livre de Gallimard [les Essais d’iconologie ] marche mal et le nôtre se vend, mais de manière moins spectaculaire [que prévu] » Footnote 116 .
Une postface aux airs de programme : Panofsky, l’habitus et le métier de sociologue
Loin de se contenter de traduire et publier Panofsky dans sa collection, Bourdieu s’est beaucoup investi dans l’écriture de sa postface à Architecture gothique et pensée scolastique , qui n’est sans doute pas pour rien dans la postérité de l’ouvrage en France. Rédigée dans le cours même du travail éditorial, en prolongement d’un article sur la création littéraire et artistique qui venait juste de paraître dans Les Temps Modernes Footnote 117 , elle n’était toutefois pas prévue à l’origine. Ce n’est que dans un second temps que Bourdieu, réagissant aux critiques à l’encontre de Gothic Architecture and Scholasticism dont Panofsky lui avait fait part, prit l’initiative d’écrire un texte dont le statut n’était pas encore stabilisé. Il le lui avait envoyé le 22 décembre, non sans précautions, comme si l’envie de bien faire se mêlait à la peur de l’impair :
Ce que vous m’écrivez au sujet des critiques adressées à votre texte (et que j’ai toutes examinées) m’a encouragé à une entreprise qui vous paraîtra peut-être tout à fait imprudente et inconsidérée, de la part d’un non-spécialiste : j’ai essayé de rédiger un texte qui pourrait être, s’il vous en paraît digne, une introduction ou une post-face et où j’ai essayé d’expliciter les raisons pour lesquelles votre étude me paraît constituer une contribution capitale à la théorie générale des sciences de l’homme ; je vous envoie dès maintenant ce texte afin que vous me disiez votre sentiment. J’hésite un peu à vous envoyer un document encore très imparfait, mais le souci de ne pas retarder la publication m’incite à le faire sans attendre. Il va de soi que je compte y apporter des corrections et des modifications, outre celles, évidemment, que vous pourriez me suggérer Footnote 118 .
Un peu plus loin, Bourdieu précisait ses objectifs pour justifier sa démarche :
Je n’ignore pas que mon texte n’apporte rien qui ne soit au moins indiqué dans votre livre ou exprimé dans telle ou telle de vos œuvres théoriques ; mais je pense qu’il peut n’être pas inutile d’expliciter à l’usage du lecteur non-spécialiste, qui peut ne pas avoir une connaissance approfondie de l’ensemble de votre œuvre, les présupposés méthodologiques que vous engagez à chaque instant et que vous exprimez avec tant de discrétion qu’ils risquent de rester inaperçus d’un lecteur hâtif. Ceci dit, je comprendrais parfaitement, et je vous prie de ne pas hésiter à me le dire si c’est le cas, que vous jugiez mon intervention inopportune.
Avec un sens aigu de sa place et des règles de bienséance universitaire, le sociologue tentait ainsi de se faire accepter en tant qu’interprète légitime, autorisé à parler d’une œuvre et d’une méthode non pas en tant que spécialiste, ni comme traducteur ou éditeur, mais au nom d’une certaine idée des sciences sociales, d’un programme. Transgressant les frontières disciplinaires et les périmètres thématiques, il pouvait craindre que son initiative n’apparaisse malvenue et mette en péril l’ensemble du projet, encore incertain à ce stade – notamment en l’absence d’un contrat signé par l’auteur Footnote 119 . Ses doutes furent de courte durée puisque, dans sa lettre déjà citée du 4 janvier 1967, Panofsky jugeait « extrêmement satisfaisante » cette « introduction ou extroduction » – qui « [le] rempli[ssait] d’un sentiment de satisfaction autant que d’embarras », comme s’il était gêné par des propos trop élogieux à son égard. Deux semaines plus tard, Bourdieu se disait « très heureux et très honoré […] que [sa] ‘postface’ […] ait paru convenir [à l’historien] », faisant au passage une précision qui n’avait rien d’anodin :
J’y ai ajouté quelques pages d’une part sur le rôle de l’institution scolaire dans la formation de l’habitus. […] D’autre part, sur l’Abbé Suger en essayant de montrer que, en dépit des différences apparentes, il y avait une unité profonde de la méthode employée dans les deux études réunies [dans l’ouvrage] Footnote 120 .
Dans sa réponse, écrite sur un ton nettement plus chaleureux, Panofsky se disait « reconnaissant pour les mots aimables » dont Bourdieu usait dans sa postface. Il est vrai que le sociologue n’y était pas allé de main morte : dès la première phrase, il affirme qu’« Architecture gothique et pens ée scolastique est sans nul doute un des plus beaux défis qui ait été lancé au positivisme », présentant les réserves courtoises de Grodecki comme un « hommage respectueux et prudent », avant de comparer Panofsky à Max Weber Footnote 121 . En mettant sur le même plan l’analyse panofskienne des homologies entre cathédrales gothiques et scolastique médiévale, et l’étude wébérienne des affinités entre éthique protestante et esprit du capitalisme, le sociologue faisait en réalité plus qu’écrire une postface : il traçait les contours d’un programme théorique et épistémologique auquel l’illustre historien de l’art et ce prestigieux ancêtre servaient de caution.
En termes épistémologiques, ce programme consistait à récuser, outre le positivisme, l’idée d’une « pure appréhension empirique et intuitive de la réalité », afin de disposer d’objets scientifiques « conquis contre les apparences immédiates et construits par une analyse méthodique et un travail d’abstraction » Footnote 122 . Cette posture d’inspiration bachelardienne reprenait, au mot près, les ambitions qui seraient défendues l’année suivante dans Le métier de sociologue . Dans cet ouvrage décisif pour les sciences sociales françaises au lendemain de 1968 Footnote 123 , Panofsky occupe une place de choix, tant dans les citations des auteurs que dans les textes illustratifs composant la seconde partie. Il y est présenté comme un modèle pour toute recherche :
La saisie des homologies structurales n’a pas toujours besoin de recourir au formalisme pour se fonder et pour faire la preuve de sa rigueur. Il suffit de suivre la démarche qui conduit Panofsky à comparer la Somme de Thomas d’Aquin et la cathédrale gothique pour apercevoir les conditions qui rendent possible, légitime et féconde une telle opération : pour accéder à l’analogie cachée tout en échappant à ce curieux mélange de dogmatisme et d’empirisme, de mysticisme et de positivisme qui caractérise l’intuitionnisme, il faut renoncer à trouver dans les données de l’intuition sensible le principe capable de les unifier réellement et soumettre les réalités comparées à un traitement qui les rende identiquement disponibles pour la comparaison Footnote 124 .
Dans la postface, la critique d’un positivisme hypnotisé par la valeur faciale des faits sociaux ne se limite pas à des principes généraux. Elle sert d’abord à réfuter les objections de spécialistes (Robert Branner et Ernst Gall, surtout) qui, en pointant le manque de sources de Panofsky, avaient eu le tort, selon Bourdieu, de confondre l’exigence de preuves scientifiques avec l’accumulation de « petits faits vrais » Footnote 125 . Mobilisant des recensions plus favorables et divers textes inédits de l’auteur écrits en anglais et en allemand, le sociologue y défend un livre exemplaire d’une méthode inventive et rigoureuse à l’origine d’une œuvre singulière, prolifique, fondatrice d’une iconologie qualifiée pour l’occasion de « science structurale ». Placée sous l’égide d’un Saussure revu et corrigé par Benveniste, l’approche panofskienne est présentée comme une illustration de la « vigilance épistémologique » (la réflexivité, dirait-on aujourd’hui) qui, dans Le métier de sociologue , constitue une des conditions sine qua non d’une science du monde social. L’ultime phrase de la postface mérite à ce titre d’être rappelée :
M. Erwin Panofsky fait voir ici de manière éclatante qu’il ne peut faire ce qu’il fait qu’à condition de savoir à chaque moment ce qu’il fait et ce que c’est que de le faire, parce que les opérations les plus humbles comme les plus nobles de la science valent ce que vaut la conscience théorique et épistémologique qui accompagne ces opérations Footnote 126 .
Cette apologie d’un « métier » dont l’historien était autant l’emblème que le prétexte n’avait rien d’un impérialisme larvé : si Bourdieu faisait d’emblée un sort à l’histoire de l’art et à l’iconographie traditionnelles, en leur reprochant un subjectivisme survivant encore dans le Kunstwollen que Aloïs Riegl avait pourtant forgé pour y échapper, il ne s’immisçait dans leur domaine que pour souligner l’originalité de Panofsky et promouvoir un pluralisme disciplinaire en rupture avec les routines des spécialistes.
Sur le plan théorique, ce programme autorisait un certain nombre de propositions nouvelles pour l’époque. La principale, qui est aussi la plus connue, tient dans un concept qui n’était pas encore entré dans les manuels : l’habitus. Déjà présent, sous des formes peu systématisées Footnote 127 , chez Weber, Durkheim, Mauss et Norbert Elias, il occupait, avant de devenir central dans l’œuvre de Bourdieu, la majeure partie de sa postface. Celui-ci l’y employait, d’emblée, pour rejeter le postulat de l’intention consciente des créateurs dans l’histoire de l’art. Il commettait, cependant, une erreur lourde de conséquences, si l’on songe à l’écho qu’elle devait rencontrer par la suite sous diverses plumes, en prétendant « parler le langage qu’emploie M. Erwin Panofsky » Footnote 128 , alors que ce terme est absent des deux textes de l’historien – mais non de l’index, où en sont mentionnées 10 occurrences, dont 7 renvoient à la postface. En réalité, Panofsky parlait de « mental habits » (rendu par « habitudes mentales »), non sans se montrer prudent : ainsi précisait-il l’utiliser « faute d’un meilleur mot » et à condition de « [ramener] ce cliché usé à son sens scolastique le plus précis », c’est-à-dire au « ‘principe qui règle l’acte’, principium importans ordinem ad actum », selon une formule qu’il attribuait à la Somme de Thomas d’Aquin Footnote 129 .
Or cette citation, maintes fois reprise par la suite, était erronée : elle ne figure nulle part dans la Somme . Sans doute Panofsky l’avait-il citée de mémoire, sans vérifier ses sources, alors qu’une autre phrase de Thomas résume encore mieux le propos de Bourdieu : habitus principaliter importet ordinem ad actum Footnote 130 . Induit en erreur, le sociologue avait de bonnes raisons de faire confiance à un auteur réputé pour son érudition philologique. Mais il suivait tout autant ses propres intuitions, car l’idée qu’il en tirait faisait directement écho à ses lectures de jeunesse et à ses années de formation, notamment aux cours sur l’histoire de la philosophie médiévale d’Étienne Gilson et à ceux de Maurice de Gandillac, qu’il avait suivis lorsqu’il était étudiant Footnote 131 . Le premier, que Bourdieu mentionne dans l’une de ses « notes du traducteur », avait d’ailleurs proposé en 1958 une relecture néothomiste de l’histoire de l’art où il évoquait « des habitus distincts de l’art lui-même » et « l’ habitus operativus des scolastiques » Footnote 132 . Dix ans plus tard, ces souvenirs pouvaient se mêler à des expériences plus récentes. En 1962, Bourdieu avait ainsi utilisé ce terme – première occurrence dans ses textes – dans un article sur le célibat paysan, mais sans s’y attarder, en renvoyant aux analyses de Mauss sur les techniques du corps Footnote 133 .
Paradoxalement, la citation erronée s’est révélée heuristique. Sans elle, Bourdieu n’aurait peut-être pas poussé si loin l’analogie pour la mettre à l’épreuve. Il y a puisé de quoi stimuler son imagination théorique au prix d’un malentendu que pouvait favoriser la « force formatrice d’habitudes Footnote 134 » ( habit-forming force ) évoquée par Panofsky, sans définition ni référence, pour parler du monopole éducatif de la scolastique entre 1130 et 1270 dans une aire restreinte autour de Paris. Sa postface lui offrait une occasion idéale de redéfinir une notion encore floue, assez ancienne pour paraître légitime, assez disponible pour porter sa signature. Des années après, dans l’un de ses cours au Collège de France, il reconnut, avec un brin d’autodérision, le caractère excessif de ses interprétations, comparant sa postface à la célèbre préface de Lévi-Strauss Footnote 135 à l’œuvre de Mauss :
[Cette préface] est, par exemple, une manière de se célébrer par personne interposée. Elle respecte la loi du champ qui interdit de se célébrer soi-même […] : on euphémise, à travers un personnage que d’ailleurs on produit. […] J’ai fait ça une fois, à propos de Panofsky. Évidemment, comme on ne prête qu’aux riches, on met beaucoup de choses dans Panofsky, avec le risque qu’après on vous dise : « Mais vous avez pris tout ça dans Panofsky », ce qui est une façon de corriger ce que j’allais dire pour Lévi-Strauss – il est évident qu’[il] met dans Mauss beaucoup de choses qui n’y étaient que pour [lui-même] Footnote 136 .
Cette allusion à Lévi-Strauss n’avait rien d’innocent. Elle faisait écho à des souvenirs bien réels, du temps où le jeune Bourdieu, après s’être converti à l’anthropologie, avait voulu s’émanciper de ses premiers modèles théoriques, à commencer par le structuralisme Footnote 137 . Dans ce cheminement, Panofsky jouait un rôle charnière : il ouvrait la voie à une critique des approches dominantes de la culture, qu’elles fussent culturalistes, fonctionnalistes ou structuralistes. Comme avec les « formes primitives de classification » de Durkheim et Mauss ou la « grammaire génératrice » de Noam Chomsky, furtivement évoquées dans sa postface, Bourdieu trouvait en Panofsky un moyen d’opérer non une rupture mais un déplacement par rapport aux « règles » de l’anthropologie structurale Footnote 138 . De là son insistance sur un « art de l’invention », fonctionnant à la manière de l’écriture musicale, qu’il empruntait implicitement à l’ ars inveniendi de Leibniz. De là aussi sa définition de l’habitus comme « système des schèmes intériorisés qui permettent d’engendrer toutes les pensées, perceptions et actions caractéristiques d’une culture, et celles-là seulement […], susceptibles d’être appliquées en des domaines différents […] » Footnote 139 . En systématisant ce double principe d’unité et de transférabilité des dispositions, Bourdieu effectuait une montée en généralité qui conférait à la « force formatrice d’habitudes » panofskienne une portée théorique générale qu’elle n’avait pas. C’est justement ce que Chastel devait lui reprocher en 1968, dans une recension pour Le Monde où il critiquait les traductions et présentations des Essais d’iconologie et d’ Architecture gothique et pensée scolastique – « surtout la seconde », précisait-il – pour leur « excès d’interprétation philosophique » Footnote 140 .
À force de citer Panofsky, Bourdieu et, après lui, la plupart de ceux qui ont lu Architecture gothique et pensée scolastique ont – à de rares exceptions près Footnote 141 – fini par oublier ce que cette postface et le concept d’habitus doivent à un autre historien, beaucoup moins connu : Robert Marichal Footnote 142 . Directeur d’études à l’EPHE depuis 1948, dont il devint en 1969 président de la IV e section (sciences historiques et philologiques), ce spécialiste de paléographie avait publié en 1963 un long texte sur l’histoire de l’écriture latine du i er au xvi e siècle, dans lequel Gothic Architecture and Scholasticism jouait un rôle clef Footnote 143 . Il y analysait les transformations de la morphologie de l’écriture en lien avec l’évolution de l’histoire des « mentalités » et des structures matérielles des sociétés occidentales. Pour saisir le sens des mutations graphiques et des pratiques scripturales dans la longue durée, il proposait une explication de l’analogie entre écriture et architecture qui s’inspirait directement du livre de Panofsky.
Marichal estimait ainsi qu’il y avait autant de sens à interroger les ressemblances entre la brisure de l’écriture latine et la croisée d’ogives, apparues en même temps, qu’entre la Somme et les cathédrales gothiques. Considérant que ce lien n’avait rien de fortuit, il mobilisait, contre les analogies formelles ou superficielles, le travail d’« un historien de l’art bien connu », qui avait « traité le sujet d’une façon plus précise et plus complète » que ses prédécesseurs. Une note complétait son propos :
Nous avons eu la chance de pouvoir présenter l’essentiel de ce qui suit à M. Panofsky, à Princeton, en décembre 1961 ; il est superflu de dire que cet exposé, dont il n’a point connu la rédaction définitive et qui n’engage que nous, lui doit beaucoup, mais il ne l’est pas de le remercier ici de ses suggestions Footnote 144 .
Dès le 13 décembre 1966, Panofsky avait signalé à Bourdieu cette réaction positive venue d’un « endroit inattendu » (« an unexpected quarter »), qui contrastait fort avec les critiques dont Gothic Architecture and Scholasticism avait fait l’objet Footnote 145 . Peu après, le sociologue, en lui parlant du texte qui allait bientôt devenir sa postface, disait y avoir « fait une place importante aux analyses du Professeur R. Marichal (qu’[il] connaissai[t] déjà) et qui [lui] paraissent apporter une confirmation éclatante de [l’] interprétation [de Panofsky] et aussi un certain nombre d’indications complémentaires » Footnote 146 . De fait, le travail de Marichal est abondamment cité dans la postface de Bourdieu : sur 32 pages, 4 et demie contiennent des citations qui en sont issues, reproduites en bloc et auxquelles s’ajoutent deux pages d’iconographie empruntées à la même source. Dans le texte de Marichal, Panofsky occupe aussi une place importante (7 pages sur 48), mais il y figure parmi de nombreuses autres sources et références. Dans la postface, les longues citations redoublent l’effet d’autorité produit par cette érudition, qui faisait défaut dans Gothic Architecture and Scholasticism . Mais c’est surtout en termes qualitatifs que Marichal a compté pour Bourdieu. Et pour cause : le mot habitus, appliqué à Panofsky, apparaît dans le texte de Marichal à deux reprises, sans ambition théorique mais pourvu d’une visée explicative.
Dans sa postface, Bourdieu n’oublie d’ailleurs pas de saluer le travail de Marichal, mais après avoir parlé d’habitus sur près de 20 pages et attribué la paternité du concept à Panofsky. Par ailleurs, les citations qu’il tire de ce texte tendent à noyer dans un propos bien plus vaste – le sien – l’habitus évoqué par Marichal, réduit à une seule occurrence. Une autre phrase de Marichal, non citée par Bourdieu, en donne une impression plus fidèle : « Ce que M. Panofsky a appelé ‘le postulat de la clarification pour la clarification’ est devenu l’un de ces habitus qui ‘informent’ une époque. » Footnote 147 Marichal n’eut toutefois pas l’impression d’avoir vu ses apports minorés, comme le suggère son mot envoyé à Bourdieu huit mois après la publication du livre :
Monsieur,
Ayant récemment feuilleté chez mon libraire la traduction de Architecture gothique et pensée scolastique de Panofsky que j’avais déjà aperçue cet été j’ai eu la surprise de constater que vous aviez reproduit presque intégralement ce que j’avais écrit sur ce sujet dans L’écriture et la psychologie des peuples , y compris l’illustration. Or, vous ne m’en avez jamais, je ne dis pas demandé l’autorisation, mais même avisé. Je ne vous en blâme pas, je vous félicite même de l’avoir fait. Seulement il me semble que vous auriez bien dû m’envoyer un exemplaire ! Puis-je penser que vous le ferez ?
Veuillez agréer l’expression de mes sentiments distingués.
R. Marichal Footnote 148 .
Ce subtil rappel à l’ordre venait réparer la maladresse d’un jeune collègue qui ne maîtrisait pas encore tous les codes de la vie universitaire, dont Marichal, à 63 ans, était sans doute plus familier. Mais cette réponse courtoise, où se lit aussi la satisfaction d’un aîné de se voir reconnu par la génération montante et au-delà du cercle des spécialistes, témoignait en creux des effets collatéraux d’une fabrique éditoriale marquée de bout en bout par l’urgence, propice à ce genre de négligence. Cette anecdote ne se résume donc pas à une affaire de paternité conceptuelle. Rappeler l’apport de l’historien ne doit pas conduire à minimiser celui du sociologue qui, comme on l’a vu, avait déjà parlé d’habitus un an avant la publication du texte de Marichal Footnote 149 . Car c’est bien Bourdieu qui, universalisant et sociologisant un concept ancien, l’a pourvu d’un nouveau potentiel théorique, à la fois distinct de ses usages antérieurs et ajusté aux objets des sciences sociales, au-delà des lettrés, de l’histoire de l’art et de l’époque médiévale. Il n’en reste pas moins que cet emprunt et, surtout, son occultation ultérieure ont contribué au fil du temps à obscurcir le regard, laissant dans l’ombre des interprétations rendues invisibles par la prédominance d’un Panofsky – et d’un habitus – bourdieusien au détriment de tous les autres.
En retraçant l’histoire de cette fabrique éditoriale, qui est aussi celle d’une importation intellectuelle, à partir d’archives inédites et d’autres sources originales, nous avons abouti à plusieurs résultats importants. D’abord, le jeune Bourdieu n’était ni le premier ni le seul de sa génération à s’intéresser à Panofsky dans les années 1950-1960. Avant lui, des historiens, des sociologues et des philosophes avaient contribué à acclimater son œuvre au contexte français. Ensuite, sa découverte des travaux de l’historien allemand, en partie orientée par ces premières réceptions, ne peut se mesurer qu’à l’aune des affinités intellectuelles et biographiques entre ses lectures et les recherches qu’il a menées au début de la décennie suivante, d’une part, de la concurrence et des contraintes éditoriales qui s’imposaient à lui, d’autre part. Enfin, la construction par Bourdieu d’un Panofsky sur mesure a impliqué des choix, des intérêts et des stratégies comportant une large part de contingence.
En revenant sur les aspects matériels de la fabrique d’ Architecture gothique et pensée scolastique , nous avons par ailleurs souligné l’importance des relations à distance dans l’histoire intellectuelle. Grâce aux traces laissées dans les archives par cette fabrique éditoriale, on peut cerner les conditions concrètes dans lesquelles Bourdieu a découvert Panofsky : un contexte favorable à ses projets ; un engagement personnel au service d’une entreprise à la fois ambitieuse et artisanale qui reposait aussi sur un collectif de collaborateurs et un réseau d’alliés ; un intense travail de traduction et d’appropriation, en partie source d’erreurs et de malentendus heuristiques. On voit ici combien les filtres de la réception comptent autant que l’œuvre reçue : animé par un certain programme théorique et épistémologique, Bourdieu était enclin à se servir des « habitudes mentales » panofskiennes pour élaborer son concept d’habitus, même s’il a finalement admis, dans son autoanalyse posthume, que l’historien n’avait jamais employé ce mot Footnote 150 .
Au-delà de l’histoire de cette fabrique éditoriale, une question plus générale mérite d’être posée : celle des rapports variables, selon les époques et les auteurs, entre sociologues et historiens. Jean-Philippe Genet a montré l’importance des médiévistes pour Bourdieu et vice versa , en rappelant les remarques de Patrick Boucheron sur la portée de la postface à Architecture gothique et pensée scolastique , qui ne se réduit pas à sa postérité en sociologie Footnote 151 . On gagnerait à élargir l’analyse aux liens de Bourdieu avec d’autres historiens, en comparant différents moments de sa carrière : complexes et parfois houleux Footnote 152 , ses rapports avec l’histoire n’en furent pas moins féconds Footnote 153 . Il faudrait aussi examiner ce cas à l’aune d’autres exemples de collaboration entre les deux disciplines, afin de voir en quoi la genèse de ce livre révèle des enjeux matériels et symboliques propres à une période (révolue) des sciences sociales ou, au contraire, observables à chaque époque – y compris la nôtre.
Replacées dans le temps long, les relations entre Bourdieu et Panofsky, quoique brèves et strictement épistolaires, apparaissent peut-être finalement moins singulières qu’on pourrait le croire. Certes, la fabrique éditoriale d’ Architecture gothique et pensée scolastique a constitué une expérience inaugurale et décisive pour le sociologue, à la faveur de laquelle il a appris l’essentiel du métier d’éditeur et forgé, pour la première fois, un concept portant son nom. Son lexique garde la trace de cet épisode marquant, à commencer par l’opposition entre modus operandi et opus operatum . Cependant, cette histoire donne à voir plus généralement une posture qui, après cet épisode, a conduit Bourdieu à mettre sans cesse en question les corporatismes disciplinaires et l’interdisciplinarité d’institution. Cette posture critique ne se limitait d’ailleurs pas à ses tâches d’éditeur et de chercheur : elle était au cœur d’une politique scientifique qui, outre les traductions, passait par des invitations en chair et en os de collègues étrangers. Son intérêt précoce et constant pour la « circulation internationale des idées » Footnote 154 n’était donc pas que théorique. Ainsi, en avril 1967, il avait proposé à Panofsky de venir à Paris pour une conférence, comme il le ferait souvent par la suite avec d’autres historiens, dont Eric Hobsbawm, Edward P. Thompson ou Enrico Castelnuovo. Panofsky avait décliné, arguant d’un manque de temps, d’engagements à honorer, de sa faible maîtrise du français à l’oral et de l’absence de nouvelle recherche à présenter Footnote 155 . Bourdieu n’avait pas insisté ; l’année suivante, Panofsky disparaissait à Princeton, deux semaines avant de fêter ses 76 ans. Il laissait derrière lui une œuvre immense et un héritage sans testament, dont cet ouvrage que Bourdieu, longtemps après, considérait toujours comme « l’un des grands livres de l’humanité » Footnote 156 .