Ce quatrième volume termine l’entreprise inaugurée il y a plus de 10 ans sous différents auteurs/directeurs d’ouvrage et dont trois volumes étaient déjà parus : le volume 1 couvrait l’Antiquité et plus précisément le Monde méditerranéen antique ; le volume 3 la période 1420-1804 ; le volume 4 prenait la suite jusqu’en 2016. Le titre « Histoire mondiale » n’est pas usurpé, y compris pour le Moyen Âge, puisque le dernier chapitre confié à Camilla Townsend traite de l’esclavage dans l’Amérique précolombienne (« Slavery in Precontact America ») et que les pays riverains de l’océan Indien ou du Pacifique, loin d’être négligés, ont droit à cinq contributions, réservées à l’Inde, à la Chine et à la Corée. L’Afrique noire n’est pas non plus oubliée (deux contributions), et on tirera aussi de précieux enseignements sur ce continent grâce aux études sur les pays gouvernés par les Mamlūks et l’Empire ottoman (trois contributions). Les empires chrétiens byzantin et carolingien peuvent se targuer d’occuper un chapitre chacun. Les pays d’Europe ne font quant à eux pas l’objet d’un traitement détaillé – à l’exception de la péninsule Ibérique, confiée à Debra Blumenthal –, la Méditerranée est examinée dans son ensemble, et une place particulière est faite aux îles Britanniques, à la Scandinavie et même à l’Islande, les conquérants Vikings ayant ajouté les esclaves et les rançons au butin des régions pillées. Il arrive au volume de quitter le strict horizon géographique pour s’orienter heureusement vers les questions qu’on appelle aujourd’hui « sociétales » : ainsi de l’esclavage des enfants et des femmes, de la sexualité et de la vie quotidienne des esclaves, des rançons et de l’affranchissement. De même, dans l’esclavage médiéval, une grande place était occupée par les questions de race et de négritude dont traitent les contributions de Steven A. Epstein, Shaun Marmon et Paul J. Lane. Les contributions, chacune d’une vingtaine de pages, sont construites sur le même modèle : d’abord, le recours à un chercheur spécialisé, que ses pairs ont distingué à la faveur d’une thèse de doctorat récente, fait le point sur les questions posées par les directeurs d’ouvrage, puis un guide bibliographique commenté ( guide to further reading ), qui inclut des ouvrages de référence et les recherches les plus récemment parues. L’index a été construit savamment, mais j’y ai cherché en vain des entrées comme « course » et « piraterie » ou « corsaire », activités maritimes dont on sait le rôle qu’elles ont joué dans la captivité de prisonniers devenus esclaves et dans la rançon de captifs destinés à la libération.
Les directeurs d’ouvrage (quatre professeurs, dont trois Américains et un Anglais) soulignent que l’esclavage médiéval a été l’objet de bien peu d’attention, car il a été pris en tenaille entre l’esclavage antique de la Grèce et de Rome et l’esclavage transatlantique moderne, mieux connus et qui ont engendré une bibliographie prolixe. En réalité, l’esclavage a continué pendant le millénaire qu’a duré le Moyen Âge. L’introduction souligne d’emblée que beaucoup d’auteurs ou autrices préfèrent parler du servage plutôt que de reconnaître que « l’esclavage continue d’être florissant de tous côtés du monde pour lequel des documents et des vestiges matériels survivent » (p. 1). C’est à la page 44 que le choix d’arrêter le Moyen Âge à la date de 1420 environ est justifié : vers cette année, les Catalans commencèrent à adopter une série de mesures contre l’esclavage pour des raisons à la fois morales et religieuses ou sous la pression des corporations de métier qui s’insurgeaient contre la concurrence que le travail forcé des esclaves exerçait à l’encontre du travail salarié, ou encore des propriétaires d’esclaves soumis à des assurances qui couvraient le coût de la recherche d’esclaves en fuite. Le choix d’un événement catalan est un juste hommage à deux historiennes de l’esclavage dans la péninsule Ibérique, D. Blumenthal et Roser Salicrú i Lluch, qui ont voué leurs recherches à l’esclavage à Valence et à Barcelone. Toutefois, étant donné le retentissement si durable de l’esclavage, et s’agissant d’une histoire mondiale, une date plus tardive se serait imposée avec une égale vigueur : 1440 marque en effet le début de l’exploration maritime atlantique portugaise le long des côtes d’Afrique et l’arrivée à Lisbonne des premiers esclaves africains noirs, deux événements qui préfiguraient les Découvertes à venir et la fortune de la traite des Noirs vers les plantations du nouveau continent. Le découpage en quatre volumes contraignait les directeurs d’ouvrage à faire le choix d’une date précoce qui n’a guère de sens pour les régions extra-européennes.
Un des auteurs, Nur Sobers-Khan, peine à distinguer esclavage et servage, et met en cause la pauvreté linguistique des langues issues du latin qui ne disposent que des deux termes, servus et sclavus , alors que l’Empire ottoman usait des termes ‘abd , mamlūk , kul , köle et ghulam pour distinguer les niveaux sociaux et fonctionnels de l’esclave. Des paysans restaient attachés à la terre dans les régions conquises par les Ottomans en Anatolie ; des prisonniers faits dans les guerres victorieuses ou des paysans déplacés étaient établis sur les terres dépeuplées ; ils étaient propriété du Trésor impérial ou de l’élite militaire aux abords des anciennes capitales ottomanes, à Brousse et Édirne, ou sur les biens de fondations religieuses ( waqfs ) ; ils ne pouvaient s’engager dans une autre activité, commerciale ou artisanale, et transmettaient leur misérable condition à leurs enfants. Ces paysans furent progressivement affranchis au cours du xvi e siècle, quand les terres impériales furent loties en petites exploitations.
La nouveauté du livre est à chercher là où l’esclavage était nié ou peu connu, car trop de spécialistes signalent rapidement la disparition de l’esclavage plutôt que de s’interroger sur son importance et son rôle économique et social. Au milieu du xii e siècle éclata un conflit entre des guerriers chrétiens venus des pays scandinaves et d’Allemagne du Nord et les Wendes, païens établis plus à l’est en Prusse, Lituanie et Finlande. Le conflit mêlait activité missionnaire et de croisade, expansion territoriale, intérêts commerciaux et quête d’esclaves qui, selon la chronique d’Henri de Livonie (1225-1227), constituait la motivation essentielle de ces croisés et de leurs adversaires : de 1200 à 1227, la chronique a compté 67 raids pour s’emparer d’esclaves, de préférence des jeunes femmes ou des garçons, dont 35 furent conduits par les païens et 42 par les chrétiens. Ces razzias continuèrent durant tout le Moyen Âge, comme en témoigne le poème de Pierre Suchenwirt (mort en 1395) qui racontait l’expédition dans les pays baltes du duc d’Autriche Albert III en 1377. Beaucoup de ces esclaves descendaient ensuite les fleuves russes jusqu’aux ports de la mer Noire pour finir dans les marchés de la Méditerranée orientale. D’autres servaient dans les propriétés agricoles de la noblesse prussienne ou dans les royaumes scandinaves. En 1390, durant la campagne de Prusse, le comte de Derby acheta des captifs lituaniens pour les envoyer en Angleterre. Au début du xv e siècle, l’armée anglaise écrasait une révolte des Gallois et emmenait plus d’un millier d’enfants, filles et garçons, que commandants et soldats prenaient à leur service. Des trafiquants anglais allaient jusqu’en Islande pour y acheter des enfants qu’ils faisaient travailler dans les ports de Bristol ou Hull (David Wyatt, « Slavery in Northern Europe [Scandinavia and Iceland] and the British Isles, 500–1420 »). L’esclavage n’était pas condamné par l’Église, qui y voyait un excellent moyen d’obtenir la conversion et de sauver l’âme de l’infidèle ou du païen. Si celui-ci refusait de se convertir, l’esclavage constituait alors un juste châtiment. Les marchands de Verdun étaient accoutumés à amputer des garçons pour en faire des eunuques et à envoyer leurs victimes en Espagne. Arrachés de force à leurs parents lors des raids en pays slave, ces jeunes étaient expédiés dans les monastères chrétiens de l’Ouest où ils étaient castrés avant de partir pour l’Andalousie, Byzance ou le califat. Lorsque Liutprand de Crémone partit en ambassade à Byzance, il emporta des cadeaux dont les plus précieux étaient quatre mancipia carzimasia , les Grecs appelant ainsi un jeune homme totalement amputé (Judith Evans Grubbs, « Child Enslavement in Late Antiquity and the Middle Ages »).
Il appartenait aux directeurs de l’ouvrage de présenter les travaux de leurs collègues et ils procèdent à cet examen attentif avec mesure et aisance. Ils rappellent que l’esclavage a continué à prospérer dans toutes les parties du monde. La plupart des personnes réduites en esclavage dans l’histoire n’étaient ni d’origine africaine et masculine ni de naissance slave, mais pouvaient venir de n’importe quelle région et étaient très probablement des femmes. L’esclavage, disent-ils, le commerce des esclaves et les expériences des personnes asservies sont passés du statut de sujets marginaux à celui de sujets de premier plan, comme en témoignent le nombre de colloques organisés sur ce sujet depuis le début du xxi e siècle et le succès grandissant de la revue Slavery and Abolition . Les phénomènes qui ont eu les conséquences les plus importantes sur l’esclavage sont les conquêtes politiques des califats islamiques, des nomades d’Asie centrale, Mongols puis Turcs. Cependant, il n’existe pas de chiffres fiables pour un recensement de l’esclavage médiéval. Jamais, dans ce beau et riche livre, les auteurs et autrices ne cherchent à savoir si les sociétés médiévales étaient des « sociétés esclavagistes » ou des « sociétés avec esclaves », selon le modèle mis au point en son temps par Moses I. Finley et repris par d’autres spécialistes. Ils et elles concluent en effet que ces catégories sont imprécises et, en fin de compte, empêchent de comprendre l’énorme éventail de pratiques que l’on trouve dans les systèmes esclavagistes historiques. Ils et elles partagent la conception d’Orlando Patterson selon qui l’esclavage passe d’une phase « intrusive », quand les esclaves sont principalement des captives et captifs venus des régions extérieures et procurés par les guerres victorieuses contre les pays frontaliers, à une phase « extrusive » de recrutement sur place (condamnations, misère, dettes, auto-ventes, etc.). On m’excusera de n’avoir pas trouvé de traductions adéquates pour ces deux termes américains, mais le français « intrusion » s’est révélé une aide précieuse pour comprendre et opposer ces deux mots. La conception d’O. Patterson de l’esclavage serait incomplète si les auteurs de l’introduction de l’ouvrage ne signalaient pas que l’esclave médiéval souffrait aussi de mort sociale accompagnée d’aliénation et de déshonneur.