C’ dans les derniers jours de mars, mais en 1800, que se situe l’épisode, à vrai dire peu mémorable, qui me servira d’entrée en matière. Le 31 de ce mois-là, Alexandre de Humboldt descendait le cours du Rio Apure dans les llanos du Venezuela, jouissant du spectacle offert par une nature prodigieusement diverse que la civilisation n’avait pas encore troublée. L’Indien christianisé qui manœuvre sa pirogue s’exclame: «C’est comme dans le paradis!» Mais le savant ne croit ni au bon sauvage ni à l’harmonie innocente d’un monde originaire; aussi note-t-il dans son journal: « L’âge d’or a cessé, et, dans ce paradis des forêts américaines, comme partout ailleurs, une triste et longue expérience a enseigné à tous les êtres que la douceur se trouve rarement unie à la force. » Constat presque banal du naturaliste doublé d’un ethnographe, attentif par formation comme par tempérament aux chaînes de dépendance, notamment alimentaires, qui unissent les organismes dans un écosystème tropical et peu enclin à voir dans les habitants de ces contrées les vestiges idéalisés d’un passé édénique. Mais constat nouveau dans le contexte de l’époque. Car si cet admirateur de Bernardin de Saint-Pierre a décrit la faune et la flore sud-américaines dans une langue imagée qui charma ses contemporains, il fut aussi le fondateur de la géographie entendue comme science de l’environnement, et lorsqu’il étudiait un phénomène en géologue ou en botaniste, c’était pour le lier aux autres phénomènes observables dans le même milieu, sans en exclure les faits historiques et sociologiques, et pour s’employer ensuite à éclairer les relations ainsi dégagées par la considération de situations analogues dans d’autres régions du monde. Alexandre de Humboldt ne procédait pas autrement avec les peuples amérindiens qu’il visita dans l’Orénoque et sur les hauts plateaux des Andes et du Mexique: loin de voir en eux des figures aimables ou repoussantes propices à animer des paraboles philosophiques, il s’attacha à montrer que leur devenir était fonction du sol, du climat et de la végétation, mais aussi des migrations, des échanges de biens et d’idées, des conflits interethniques et des vicissitudes, même indirectes, de la colonisation espagnole. Il eut l’intuition, en somme, que l’histoire naturelle de l’homme était inséparable de l’histoire humaine de la nature, que « l’habitabilité progressive de la surface du globe », pour reprendre l’une de ses formules, dépendait autant des facteurs physiques que des manières fort diverses dont ceux-ci sont appréhendés et mis à profit par les sociétés qui les ont reçus en partage.