Dans la floraison de travaux récents sur la mémoire collective, l'objet mémoire est généralement conçu comme une construction dont les matériaux sont mis en œuvre en raison de leur pertinence. Pertinence, car le fait remémoré a marqué un tournant ou une rupture dans une chaîne continue d'événements. Ou bien parce qu'il a été vécu comme une expérience forte, qui aura marqué durablement les individus qui l'ont partagée. Corollairement, si la mémoire collective rassemble des matériaux solides, on semble croire que ce qu'elle rejette n'est simplement pas pertinent. Les faits, les fragments d'expérience, les événements insignifiants, tombent tout naturellement dans l'oubli. Le « trou de mémoire » apparaît donc comme une sorte d'entonnoir où vont se dégrader les déchets inutiles, impropres à se métamorphoser en souvenirs partagés. Dans le couple antithétique mémoire/oubli qui organise notre pensée, la mémoire est un processus actif de sélection, d'élaboration, de construction: la mémoire est un chantier, dont l'oubli reçoit les décombres. L'inverse ne se produit qu'en situation pathologique: « Ma mémoire, Monsieur, est comme un tas d'ordures », dit le héros de Borges qui se rappelle toutes les feuilles de tous les arbres de toutes les forêts qu'il a vues.