Ce classique de l’historiographie au Brésil, publié il y a trente ans, a très heureusement été traduit en français en 2019. Issu de la thèse de doctorat de l’autrice, il avait contribué à un tournant historiographique initié par les travaux comparatistes de Rebecca J. Scott, ainsi que le rappelle Jean Hébrard dans sa présentation. L’approche adoptée, qui met l’accent sur le long processus de transition plutôt que sur les abolitions formelles de l’esclavage, suppose de porter une attention particulière aux acteurs de conditions esclave, affranchie ou subalterne, par un usage renouvelé des sources juridiques ou encore de grilles conceptuelles ne les réduisant pas à ces conditions. Loin de se limiter à cet apport aux études de l’ agency , Les couleurs du silence continue à nourrir des interprétations de l’histoire de l’esclavage.
Signalons d’abord que le travail de Hebe Mattos s’appuie sur un dépouillement considérable de sources judiciaires, qu’elle mobilise à différentes échelles. D’abord, dans une méso-histoire, la consultation de centaines de procès de trois régions différentes autour de Rio de Janeiro au cours du xix e siècle lui permet de rendre compte de l’épaisseur des relations sociales dans un monde rural dominé par la plantation. Tandis que l’esclavage reste absolument structurant pour définir les positions des uns et des autres (comme résumé dans l’opposition de deux qualités, « servir » ou « vivre de »), ces dernières varient selon les opportunités de construire de l’autonomie de part et d’autre des limites poreuses de la plantation. La société esclavagiste que dépeint H. Mattos est mue par les possibilités d’alliance, de mobilité et d’émancipation. Elle ressemble, au début du xix e siècle, à une société seigneuriale régie par la coutume et encadrée par l’Église, et dont les dynamiques sont impulsées d’un côté par la traite, de l’autre par l’affranchissement. Entre ces deux seuils, une multitude de stratégies, de récessions ou de consolidations sont mises à jour dans les relations que l’autrice retrace entre les quelques milliers de témoins, accusés ou défenseurs. Cette enquête conduit H. Mattos à une sorte d’anthropologie de l’esclavage par inversion qui éclaire le « sens de la liberté » pour les acteurs, c’est-à-dire tout ce qui permet de contourner, dépasser ou faire oublier la condition esclave. La mobilité, attribut des libres, apparaît comme essentielle, notamment pour constituer des liens horizontaux qui garantissent une certaine autonomie économique (l’accès à la terre) et sociale (la famille et les réseaux élargis d’entraide), deux ressources que la condition esclave interdit a priori . La traite est le moteur de ce système qui fait des planteurs les maîtres du jeu. Par l’achat de nouveaux esclaves et la promesse de l’affranchissement, ils disposent de deux leviers : la désocialisation des travailleurs par le déplacement forcé et la coercition, la resocialisation par l’accès à la terre et les liens familiaux. Presque sans concurrence sur ces dispositifs, le seigneur en fait, en patriarche, l’essentiel de sa gestion, c’est-à-dire le contrôle de la mobilité de la main-d’œuvre.
Or, cette fois grâce à une analyse micro-historique, les procès en liberté intentés jusqu’à 1850 puis les procès pour crimes commis sur des maîtres dans la période suivante (1850-1888) enregistrent la manière dont ce rapport de force portant sur les conditions de l’ancrage évolue au fur et à mesure que l’État s’empare d’une partie des prérogatives du seigneur : l’instauration d’un droit civil ; la progression de la conception absolue de la propriété ; l’élargissement juridique, à partir de 1871, de la possibilité d’affranchissement pour les esclaves.
Les procès montrent que les esclaves, les affranchis ou nés libres ont une conscience collective très nette de ces rapports de force et y ont établi une « économie morale » qui encadre le pouvoir du seigneur, que ce soit dans son usage de la violence ou dans celui des privilèges qu’il est susceptible d’accorder. Si le maître n’est plus en mesure de faire jouer ces éléments de régulation et de négociation, il s’expose à la violence et à la rébellion collective. Et c’est bien cet effritement progressif du « pouvoir moral » des maîtres qui explique le conflit social des années 1880 précédant l’abolition. Celui-ci se traduit par les fuites collectives et les affranchissements en masse (que l’on constate avant tout dans les nouvelles régions du café), et porte classiquement sur la question foncière, c’est-à-dire l’accès à la terre pour les esclaves comme pour les libres de couleur.
De cette manière – et c’est une deuxième entrée possible dans ce travail –, la transition esclavagiste met en scène les grandes étapes qui réarticulent ancrage et mobilité d’une part, fixation et déplacement forcé de l’autre. Les principes constitutionnels de l’État indépendant brésilien à partir de 1826 viennent perturber les pouvoirs des seigneurs. C’est encore plus flagrant à partir de 1835, lorsque l’État devient le principal acteur de l’économie esclavagiste, dans le contexte d’un « second esclavage » atlantique. H. Mattos montre en effet que les distinctions antérieures (« vivre de » ou « servir ») sont écrasées dès lors que la liberté ne constitue plus un attribut qui détermine une place sociale (traduite jusque-là par le terme de « blanc »). De même, le renforcement de la propriété, au détriment des enchâssements de droits qui correspondaient à autant d’arrangements dans les relations seigneuriales, prive le planteur d’un important outil de gestion.
C’est au mitan du siècle que le système esclavagiste est attaqué à sa base, avec la fin de la traite atlantique en 1850. H. Mattos montre comment jusque-là l’arrivée de nouveaux captifs africains était un moyen de pression essentiel au pouvoir des maîtres, en produisant des hiérarchies internes à la société de plantation. Le dernier arrivé étant toujours le plus vulnérable, il donnait, par conséquent, leurs places aux autres qui pouvaient faire valoir un ancrage relatif dans cette même économie morale.
Le recours à une traite interne à partir de 1850 vient modifier ce dispositif aux dépens des maîtres : en effet, les procès criminels permettent d’établir que, bien que rendus vulnérables par la perte de leur éventuel ancrage d’origine, les esclaves brésiliens qui arrivent dans le Sudeste ont déjà acquis cette économie morale, même légèrement différente. Ils ne jouent donc plus, comme le faisaient les captifs africains, leur rôle de dernier arrivé, mais, au contraire, à travers leurs revendications ou révoltes, même sévèrement réprimées, rognent le pouvoir de négociation des maîtres.
En outre, dès lors que l’État, par le droit, dispose de la possibilité du pécule et de l’affranchissement, l’autre des deux leviers essentiels du pouvoir seigneurial est irrémédiablement vidé de sa substance, quand bien même les affranchissements par cette voie juridique seraient restés limités. Déliée de ces menaces, la capacité des esclaves à faire jouer leurs ancrages (c’est-à-dire un certain accès à la terre et à des institutions sociales horizontales) progresse et conduit à la « crise » abolitionniste des années 1880.
Enfin, la loi sur les terres (1850), en mettant progressivement un terme aux droits d’usages coutumiers, confisque également aux planteurs leur pouvoir de fixation de la main-d’œuvre. Ces derniers se retrouvent ainsi dépendants de la mobilité de travailleurs qui se sont saisis des conditions de l’abolition progressive (loi du ventre libre en 1871, loi sur la location du travail en 1879, loi des sexagénaires en 1885). La presse locale répercute leur diagnostic désespéré, qui conduit les planteurs à réclamer l’externalisation rapide de leurs deux leviers : l’intervention étatique pour acheminer de nouveaux travailleurs, cette fois par la migration subventionnée – solution qui fonctionne pour le front pionnier du café à São Paulo –, et l’exercice de la force pour contraindre la mobilité (police, répression du vagabondage légal ou informel). Il s’agit toujours, par la menace et l’incitation, d’éviter la circulation des affranchis et de fixer les familles sur les plantations en les attachant par la terre et leurs liens familiaux. L’examen des registres civils des années 1890 disponibles dans ces régions permet à l’autrice d’évaluer l’efficacité, mitigée, de ces stratégies répressives/incitatives après l’abolition.
Cette manière de lire la transition brésilienne comporte au moins trois avantages. D’abord, elle s’articule au scénario plus global d’une longue transition atlantique qui consiste, au long du xix e siècle, à passer du modèle esclavagiste colonial négrier vers une économie de plantation, à la fois plus ample dans ses échelles et plus républicaine dans ses institutions. Les mêmes étapes y produisent les mêmes effets : l’affirmation de l’État-nation et ses principes contradictoires de liberté et de propriété au début du xix e siècle ; les conséquences d’une réorganisation complète des mobilités à l’échelle mondiale (fin de la traite atlantique, nouvelles filières de main-d’œuvre et colonisations) ; enfin, l’ère de la néo-plantation, cette fois portée par une concentration de capitaux internationalisés et reposant sur la contribution active de l’État – en premier lieu au Brésil par des politiques migratoires.
Deuxième intérêt, la dynamique esclavagiste de Rio de Janeiro peut ainsi être envisagée comme celle d’une société de migration, et donc avec les outils lui correspondant, notamment l’analyse des fronts pionniers, du rôle de la chaîne migratoire dans les statuts et les dynamiques familiales et de la mobilité comme ressource, y compris patrimonialisée. Elle apparaît ainsi comme le jeu constant du renouvellement des places, dont l’arrivée des migrants européens à la fin du siècle constituerait l’ultime étape.
Enfin, si les travailleurs des plantations sont bien des migrants comme les autres, cette approche fait ressortir avec plus d’acuité la particularité et les effets de l’institution de l’esclavage, dont la longévité caractérise le Brésil. Le jeu des mobilités imposées semble ainsi exacerbé par la violence autorisée par l’esclavage, d’autant plus que celle-ci est institutionnalisée dans des pratiques juridiques ou policières. Loin d’atténuer cette violence, la loi incite à définir à l’extrême la désocialisation, d’ordre anthropologique, qui est constitutive de l’esclavage, ainsi qu’on l’entend dans la voix d’un avocat défendant la cause d’un planteur en 1874 : « L’esclave est un être privé de droits civils : il ne jouit ni du droit de propriété ni de la liberté individuelle ni de l’honneur ou de la réputation. En tant que créature humaine, tous ses droits se réduisent à la préservation de sa vie et de son intégrité corporelle » (p. 173).
C’est l’expérience de cette violence spécifique qui est au cœur des significations de la couleur issues du processus d’abolition. En effet, les registres civils de 1890 montrent que les catégories raciales ( preto [Noir], crioulo [Noir brésilien], pardo [libre de couleur]), qui avaient plus ou moins disparu dans les sources, notamment du fait des stratégies des Afro-descendants libres et non libres, reviennent en force : les « Noirs » (synonymes d’affranchis), les « 13-mai » (en référence à la date du décret d’abolition en 1888) ou les « vagabonds » (marque de l’anxiété principale des planteurs) réintègrent les pages des rubriques policières de la presse ou de l’administration, signe manifeste que la race prend le relais des modalités de contrôle social défaites par l’abolition. On comprend ainsi la difficulté à s’y identifier collectivement à l’époque. Les récents mouvements militants comme académiques revendiquent au contraire le terme de « negro » pour mettre en évidence les dynamiques raciales de la société brésilienne, tant il s’agit d’entendre et de voir ce à quoi le mot même d’esclavage fait écran. De ce point de vue, les couleurs de H. Mattos sont celles d’un silence qui dit tout le poids des préjugés, mais qui rend aussi leur complexité à celles et ceux qui en furent victimes.